Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
BIOGRAPHIES
HISTORIQUES
INTRODUCTION
Nous vivons des temps historiques.
Ces temps aiment bien leurs frères,
d’autres temps historiques.
Nous vivons de grands moments.
Et celui qui aime les grands moments,
écoute volontiers les témoins qui ont connu ces grands moments,
quand ils étaient petits.
Les biographies historiques sont partout au
goût du jour.
Les auteurs, voire les poètes, les
plus courus, qui autrefois offraient leur propre âme, leur histoire
intime, renonçant aux privilèges de la grandeur, altruistes,
écrivent la vie d’anciennes grandeurs, et le public dévore
avidement cette forme plaisante, romanesque de l’écriture de
l’histoire. « Apprendre en jouant », c’était
la devise de nos pères, ce que l’éditeur formule
ainsi : « gagner de l’argent en jouant » et
l’écrivain acquiesce. Les écrivains les plus populaires de
l’Europe décuplent leur popularité avec le capital
d’anciens écrivains populaires, et ça rapporte bien.
Pensez ! Déjà Goethe se targuait de tirages importants,
maintenant on publie le livre d’Emil Ludwig sur Goethe, on peut
d’ores et déjà envier le futur biographe chanceux qui
écrira un jour la biographie d’Emil Ludwig : il cumulera les
intérêts.
Ça ne peut plus continuer.
Pourquoi devrais-je toujours être le
mal-aimé de la famille ? J’ai décidé que je
serai aussi biographe. Évidemment je ne commencerai pas tout de suite
par les bouchées les plus grasses, comme mes confrères Maurois,
Zweig ou Harsányi, qui au demeurant (je
l’apprends) ont pris option pour la biographie les uns des autres.
Pour m’exercer je m’attaquerai
en premier à un travail plus modeste, ce qui sied mieux à mon
activité de journaliste. De nos jours, plus seulement les
éditeurs, mais aussi les rédactions essayent d’accompagner
le goût de l’époque. Non seulement à
l’étranger, chez nous aussi c’est le dernier cri de publier,
à la place des romans ennuyeux, des rubriques sensationnelles que
l’on annonce dès la manchette de la revue, à peu
près comme ceci : « dans notre présent
numéro nous publions l’épisode suivant de l’histoire
romanesque néanmoins authentique de la tragédie de Mayerling, ou
du scandale de Panama, ou de la vie de Jóska Sobri[1] ou de Borbála
Ubryk ».
Les revues colportées commandent
volontiers ce genre d’histoire ces temps-ci. Suis-je obligé
d’écrire moi tout de suite un gros roman en deux volumes sur
Napoléon ou Shakespeare ou Dante que, à vrai dire, je ne
connaissais même pas personnellement ?
Je devrais me contenter de rester pour le
moment un modeste collaborateur anonyme qui pour le journal, sans
épargner argent ni fatigue, a visité tous les musées,
toutes les archives secrètes et collections privées, pour
constituer enfin, basé sur des notes d’époque, sous une
forme parfaite et totalement véridique, le… quoi au fait ?
Disons… disons…
Ça y est, j’y suis. Le
matériau de ces histoires qui de nos pères nous sont revenues
sous le titre de « Caïn et Abel » et dont
jusqu’ici nous n’étions au courant que grâce aux
traditions et aux légendes.
Aujourd’hui nous mettons à la
disposition du lecteur la description véridique et authentique de cette
affaire criminelle, selon des documents contemporains authentiques.
Aujourd’hui on peut désormais parler de cette affaire ouvertement
et en toute franchise, puisque les personnalités haut placées
dont la situation délicate avait entravé qu’on rende
publics les faits, ne sont plus, ou ne jouent plus aucun rôle public.
Vous lirez ci-dessous le premier des deux
cents épisodes du feuilleton biographique de l’affaire criminelle
qui nous tient tous en haleine. Le titre du roman est :
LE PHILATÉLISTE
Dans la nuit odorante de pleine lune
au-delà du tremblement des étoiles scintillantes on ne pouvait
entendre que le grésillement monotone des grillons…
Nulle feuille ne frémissait aux
alentours.
Au loin clapotait le Gange.
Le vrombissement des avions
n’encombrait pas l’air encore.
Nulle radio nulle part.
Cela suffit pour démontrer au
lecteur dans quel autre temps, un temps ancien, nous conduit l’auteur des
présentes lignes.
À la frange supérieure
d’un haut de colline couvert d’une verte pelouse luit un simple feu
de berger.
Un bûcher fait de brindilles –
ses faisceaux de flammes à l’ancienne ont dû être si
bien ravivés avec des
pierres et de l’amadou.
Au pied de la colline des moutons, des
bisons, des rhinocéros et d’autres animaux de l’âge de
pierre paissent, un ou deux journalistes traînent aussi parmi eux mais
ils ne s’occupent que d’écriture runique et non de
biographie.
Devant la maison est assis un jeune homme
grand et svelte, au regard doux, il porte un pyjama en peau de tigre
écrue.
Le feu se reflète parfois sur son
front méditatif. S’il a choisi la vocation de pâtre,
c’est peut-être parce que s’il était allé faire
le pécheur, la lueur du feu n’aurait pas pu se refléter sur
son front méditatif.
En effet, ici c’est lui, le
pâtre. Son nom est Abel.
Un nom simple. Qui le connaît ?
Personne n’a encore entendu parler de lui. Personne ne se doute
qu’un jour, dans pas si longtemps, il se retrouvera au centre d’une
affaire criminelle dont l’humanité effarée parlera encore
des milliers d’années plus tard…
Pour l’instant ce n’est
qu’un simple berger.
Un jeune homme doux, bien
élevé. On devine derrière lui le foyer familial chaleureux
et la tendresse d’une mère.
Il a toujours été le
préféré de cette mère, c’est peut-être
la raison pour laquelle il avait éveillé la jalousie de
l’autre garçon d’une nature plus rebelle, Caïn. Un cas
bien connu !
La mère, née Ève,
épouse Adam, une dame douce et une âme rêveuse, ayant vu des
jours meilleurs, ayant gardé les traditions et les sentiments d’un
monde plus beau même dans les conditions économiques actuelles
plus difficiles.
Mais la voici qui s’approche.
Apparue de derrière un arbuste
où elle crochetait des branchages pour son chemin de table qu’elle
prépare, elle caresse affectueusement les boucles blondes de son fils
préféré.
- Mon petit Abi, tu n’as plus
sommeil ?
- Oh non, mère –
répond-il de sa voix mélodieuse, je pourrais contempler ainsi les
étoiles jusqu’au matin. Et toi, mère, toujours au
travail ?
- Je dois avoir terminé pour le
premier du mois prochain cette charmille que je crée par magie pour
votre bon père et vous. Depuis que nous avons déménagé
de notre ancien logement…
Abel saisit affectueusement la main de sa
mère.
- Laisse cela, mère. Je sais
que c’est un souvenir douloureux. Bien que nous ne fussions pas encore au
monde, j’imagine par tes évocations ce parc jardiné beau et
élégant qu’à la suite de certains malentendus vous
fûtes obligés d’abandonner… Nous le recouvrerons pour
vous, mère, ne crains rien… Mais j’y pense, où est
mon frère ?
La mère affiche un visage
affligé/
- Je l’ignore, Abi. Il me
déplaît, ce garçon, ces derniers temps. J’en ai
déjà dit un mot à ton père, mais tu sais comment il
est. Le garçon ne travaille pas, il ne pense qu’à chasser,
qui plus est sans autorisation, en ces temps difficiles où le fusil
n’est même pas inventé. Et si je le rabroue, il rit
sauvagement… Et maintenant avec ses timbres…
- Quels timbres ?
- Qu’est-ce que j’en
sais ! C’est sa nouvelle manie. Il collectionne des timbres, le
malheureux et rien d’autre ne l’intéresse… Je lui ai
dit qu’il causerait le malheur de toute sa famille avec cette manie de
philatélie débridée, qu’un jeune homme vivant
pauvrement ne devrait pas pouvoir se permettre. Mais une fois de plus il
n’a fait qu’en rire et m’a répondu qu’il
développera sa collection jusqu’à ce qu’il
possède un timbre qui portera son nom. Tu comprends cela ?
Abel soupira, méditatif.
- Je comprends. L’ambition de
collectionneur de son âme malheureuse et maudite, est d’attacher
son nom à quelque chose de durable. Un timbre Caïn… comme un
timbre de l’Uruguay par exemple… Tu verras, il ne sera pas
tranquille avant d’y parvenir….
Ils se turent. Des frissons parcoururent
leur dos, le soir se fit plus frais.
(Aucune suite au prochain
numéro)
Színházi
Élet, n°26.
[1] Jóska Sobri (1809-1837). Brigand de grand chemin. Borbála Ubryk : Nonne emmurée de nombreuse années dans un couvent au XIXe siècle, d’où s’est ensuivi un immense scandale.