Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
« Tu
seras toujours mon amant…[1] »
Un soir la compagnie s’est réunie dans le
jardin du restaurant, il était impossible de rentrer à la maison par cette
chaleur, on allait certainement attendre l’aube. Des hommes, des femmes,
quelques artistes, des journalistes, en général en dessous de la quarantaine,
plutôt des gens de bonne humeur, une bande joyeuse et soudée, un peu ironique
et pessimiste comme le veut l’air du temps, avec une pincée de goût pervers
d’humour noir.
Le dîner fut suivi des vins rouges. C’est Telmányi[2] qui tenait la "banque de
blagues" ; la rigolade pouvait commencer, les Tsiganes entamaient une
approche prudente. Nous nous hélions d’un bout à l’autre de la table, le flot
de farces s’enclencha. Notre état légèrement éméché, tel un demi-sommeil,
libérait les pensées débridées, superficielles, en rapport avec les événements
de la veille, nous ruminions cette matière quotidienne comme dans un sommeil.
Des canulars moqueurs et des jeux de mots jaillissaient et crépitaient comme du
pop-corn sur le feu, à propos d’événements de chez nous ou de l’étranger en
matière politique ou sociale, concernant la question raciale, les crises
idéologiques, des menaces militaires. Puis on s’est mis à chanter, chacun ce
qu’il aimait, des chansons françaises, anglaises, américaines firent surface,
le vieux Tsigane les suivait soupçonneusement sur ses cordes, doucement, il
quêtait l’aide de sa bande d’un regard interrogateur, puis il acquiesçait, oui,
il reconnaissait et la bande enchaînait. Des bribes de divers chants
d’entraînement politique se mêlaient au répertoire, des grivoiseries
révolutionnaires des quatre coins du monde, quelqu’un savait en fredonner à
mi-voix un vers ou deux, crâne et lâche, portant un regard narquois alentour.
Un charivari amusant s’installa, à la fois timide et débridé, comme une fête de
lycéens.
Karola était de la partie. Elle était entourée
d’une certaine gêne respectueuse, nous étions courtois avec elle, sans cesse
nous tendions quelque chose vers elle, des allumettes, des cigarettes, une
assiette, un verre. J’ai l’impression que personne ne savait exactement d’où
elle avait débarqué parmi nous, pas même celui qui l’avait amenée. Elle était
jolie, d’une élégance mondaine, un maintien exemplaire, le plus rusé des
psychologues n’aurait pas su décider la proportion d’aristocrate et
d’aventurière dans les phrases spirituelles et bien informées avec lesquelles
elle faisait son trou dans notre milieu inconnu pour elle. Elle prononçait à la
perfection les mots étrangers, elle était "à jour" à propos de tout
événement qui venait sur le tapis, quel qu’en soit le sujet, au courant des
derniers développements.
Et pourtant, ou peut-être justement pour
cela, justement parce qu’elle s’insérait rapidement, sans faille et sans erreur
dans toutes nos associations d’idées, je ne sais comment, mais elle restait en
dehors du cercle. Aujourd’hui, a posteriori, je vois que si elle n’a pas su
acquérir un rôle digne de sa culture, son talent, sa beauté, sa noblesse et sa
gentillesse, c’est parce qu’elle mettait trop l’accent sur sa connivence. Dans
ses vues, ses interventions, elle représentait toujours les plus nouvelles
possibilités. Dans nos conjectures diplomatiques obscures ou secrètes elle
clôturait toujours le débat en possession des informations les plus fraîches et
les plus secrètes, et alors tout le monde se taisait. Elle concentrait tout son
être dans le présent, avec une telle
vivacité que cela finissait par interloquer les participants pour qui, parce
qu’ils vivaient effectivement dans le présent, la chose n’avait pas une si
grande importance, ils se laissaient aller paresseux et décontractés,
envoyaient des clins d’œil en arrière en rappelant des souvenirs, ou en avant,
lâchant en l’air sans responsabilité les cerfs-volants de leurs désirs. Elle,
pas une seconde, ne regardait ni en arrière ni en avant, elle était présente.
Trop présente. Sans cela personne n’aurait eu l’idée de se demander quel âge
elle pouvait avoir en réalité. Il ne pouvait pas être question d’un diagnostic
extérieur, la perfection des cosmétiques la rendait trop inaccessible, la
hissait comme hors du temps, en faisait une statue vivante de la bonne
condition physique éternelle, un symbole publicitaire de l’immortalité du corps
au-delà de l’âme mortelle. Au demeurant, elle est restée fraîche et joyeuse
jusqu’au bout, elle chantait avec nous les chansons à la mode, naturellement
les dernières, et elle en connaissait de toutes nouvelles qui n’étaient pas
encore arrivées à Budapest, mais toutes les radios les serineraient à l’automne
prochain. Nous l’écoutions poliment jusqu’au bout à ces moments-là,
éventuellement avec un peu de jalousie, et pourtant cela n’ajoutait jamais rien
à la bonne humeur, elle restait en dehors de la longueur d’onde à laquelle nous
étions accordés. Lorsque, vers une heure du matin, j’ai été obligé de partir,
j’ai donné ma parole de revenir sans faute, elle était assise solitaire au
milieu de la table comme assise sur une chaise – pas un seul brin de sa
chevelure châtain roux ne s’était défait, elle écoutait vivement, avec un grand
intérêt le plus jeune membre de la société en train de lire une rhapsodie
libre, sans rimes dans un recueil de poèmes interdits.
*
Je suis revenu à quatre heures et demie.
Ils n’étaient plus que cinq ou six, agglutinés, les plus jeunes, les yeux
enflammés, bouche bée. Au milieu du tas j’ai aperçu Karola.
Devant elle le vieux Tsigane, jambes écartées, brodait sur quelque douce
mélodie avec élan, en y mettant toute son âme. Sur la table, du vermouth, du champagne,
du tokaj, du barack, des mégots de Figaros
égyptiennes. Sur l’oreille droite de Karola se
promène une mèche de cheveux, ses yeux baignent d’humidité, son visage est
enflammé, elle chante à merveille, ma première impression en l’écoutant
attentivement est "qu’elle est jeune, tout de même !" La
dernière strophe ayant retenti, les enfants éclatent en bravos, applaudissent
longtemps, les ovations fusent. « C’était magnifique, Karola,
continue, c’est merveilleux ! Qu’est-ce que tu connais
encore ? » Karola sourit d’ivresse, amollie
par la célébration.
C’est alors qu’elle m’aperçoit, elle
devient toute rouge.
- Oh, mon Dieu, dit-elle en se cachant
le visage.
Je comprends à l’instant. Bien sûr,
évidemment… voyons déjà ! Cette chanson, jouée par le vieux Tsigane et
chantée par Karola… m’est trop connue… C’est quoi
déjà, les paroles ?
« Tu
seras toujours mon amant… »[3]
Je veux bien croire, petits morveux, que
vous ne la connaissiez pas – et aussi qu’elle vous plaise ! Elle a
parcouru le monde, partie de Paris, avec sa mélodie tièdement engourdissante,
enchanteresse – un succès mondial, et comment, pendant l’été de l’année 1908 lorsque, jeune titan, ma maigre
silhouette, mes yeux verts et mon épaisse canne de fer ont apparu pour la première
fois dans les cafés du Corso à Pest, où tous les violons ne cessaient de broder
sur cette chanson-là ! À Budapest, en hongrois, le refrain de cette
rengaine était : « Pendant que
le champagne rafraîchit dans la gla-a-a-ce ».
Je veux bien croire qu’elle vous plaît
davantage que vos chansons à vous ! « Tu seras toujours mon
amant » - cette affaire privée itinérante, tenant en haleine des foules
énormes à l’âge d’or de sa majesté l’Individu ! Elle marque plus que les
tubes racoleurs, cette étoile de l’art immortel – reprends-la, chante-la
encore, Karola, ma chère congénère, témoin des
glorieux temps anciens – ne me reconnais-tu pas, moi je viens de te
reconnaître, petite adolescente amère, blonde, au Hangli[4], face à ton père, sirotant un café glacé, rêvassant
sur cette rengaine venue de Paris, je me rappelle que tu as détourné ton regard
offusqué de mon regard admiratif.
Pesti
Napló, 7 août 1938.