Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Tract
Dans le cas présent je suis un excellent reporter, en d’autres
termes un "simple" poète modeste – les deux se ressemblent, ils n’ont
pas d’autre devoir que, en mettant de côté leur opinion privée, raconter tout
ce qu’ils ont vu en ce monde – particulièrement à des moments où ils voient
quelque chose pour la première fois, leur impression est donc fraîche et
fiable, la mise au point est nette, elle s’est faite sur une plaque propre, non
encore touchée.
Personnellement je n’ai encore jamais
assisté à une de ces dispersions de tracts dont on parle fréquemment. Or hier
soir je me suis brusquement trouvé face à ces intéressants phénomènes de la
nature du ciel politique – j’en ferai mon compte rendu comme s’il s’agissait
d’une aurore boréale, ou d’une tornade extrêmement rare sous nos cieux, dont la
cause proviendrait, paraît-il, des taches solaires.
Hier soir une conférence littéraire à
l’Académie de Musique célébrait le souvenir d’un jeune poète récemment décédé.
Salle comble, public jeune et enthousiaste, des auditeurs férus de poésie et de
musique.
C’est le rédacteur de la revue littéraire où
travaillait le poète décédé qui introduit la soirée. Un jeune homme grand et
svelte, il parle debout, avec réflexion et retenue.
Il est en train d’expliquer la nature de
l’aliénation, il développe intelligemment que les maladies mentales sont
multiples, à l’instar de l’esprit sain : il existe des gens illuminés ou
médiocres, comme il existe des aliénés intelligents ou stupides.
À cet instant quelque chose vole depuis la
galerie supérieure, décrivant un grand arc, vers le milieu de la salle.
Le spectacle rappelle fortement le
lancement bien réussi d’une fusée de feu d’artifice. Le projectile a d’abord
l’air de vouloir s’arrêter en l’air un instant, puis lentement il se déploie.
Un bouquet de chrysanthèmes blanc, ses
pétales s’étalent en un cône régulier, puis se dispersent, se mettent à
voltiger, flotter, légèrement, gracieusement.
Des tracts.
Violent brouhaha. Protestations, révolte,
les gens sautent de leur chaise, chacun lève la tête vers la galerie où des
poings menaçants s’élèvent au milieu d’un petit groupe. Le tumulte est
tellement homogène, sans équivoque, si spontané, comme préparé, comme si un
chef d’orchestre invisible avait frappé sur son pupitre, en signalant
l’ouverture d’un opéra de Wagner : forte !
Le conférencier se tait, reste debout à sa
place, lève les bras. Calme, Messieurs Dames, faites comme s’il ne se passait
rien.
Applaudissements, approbations. Les gens se
rassoient, le silence se rétablit progressivement, le conférencier reprend là
où il en était. À la galerie deux policiers font sortir un pâle jeune homme
chétif. Il ne reste plus que quelques feuilles endormies ondulant dans l’air.
Derrière le calme rétabli on sent le tremblement invisible de passions
disciplinées. Le conférencier termine son discours et quitte la salle.
La minute suivante de forts
applaudissements ostentatoires – conformément au programme affiché, le grand
écrivain, représentant le plus illustre de notre culture nationale occupe sa
place d’orateur à la tribune. Il commence à lire de sa voix savoureuse, bien
rythmée, il est écouté avec recueillement.
Pif !
La deuxième fusée s’élance – cette fois
depuis la galerie latérale. Elle se déploie juste au-dessus de la tribune. Sa
corolle étincelante recouvre solennellement l’abondante chevelure de
l’écrivain, doucement, prudemment, affectueusement, comme si les pétales
voulaient le caresser.
(Bizarre.
Si je ne savais pas de quoi il s’agit, je
me dirais : enfin une couronne de lauriers ! L’hommage des
lecteurs !)
Vacarme tonitruant, battements de pieds,
gesticulations – le chef d’orchestre invisible a ordonné fortissimo. Là-haut, à
la galerie, un anneau se forme. Tels des forgerons zélés leur enclume, ils
frappent quelqu’un avec véhémence, presque rythmiquement. Le parterre encourage
allègrement les artisans – allez-y, les enfants, ne le ménagez pas, il faut le
marteler, il faut travailler la matière brute.
Après cette deuxième bombe la panique se
dissout dans une bonne humeur virile – on suit en allongeant le cou les
policiers qui éconduisent le jeune perturbateur giflé au sang.
Comme le bruit ne cesse pas, l’écrivain
compte quitter la tribune – un ouragan d’applaudissements éclate : ne
partez pas, on ne vous lâche pas, écoutons, restez, poursuivez !
Il reste, le silence se fait, il achève.
Sur un tract flottant en l’air (il n’est
pas comme il faut de le prendre en main, c’est interdit aussi par la police)
j’arrive à déchiffrer quelques phrases du texte. Si je comprends bien, l’auteur
du brûlot accuse les Juifs de toutes sortes de malfaisances. De violences,
d’abus de pouvoir, d’organisations criminelles, d’agitation, de démangeaison de
paraître. Je n’ai pas pu lire la fin du texte, un léger courant d’air entré par
la porte ouverte a emporté le tract.
Magyarország,
22 février 1938.