Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Les deux bouts de la paire de jumelles

Vous l’avez certainement essayé un jour ce jeu puéril, même si vous en avez un peu honte : parce que vous vous ennuyiez, ou parce que Madame mettait trop de temps pour s’habiller avant d’aller au théâtre, et, impatient,  vous faisiez les cent pas dans le couloir, la paire de jumelle dans votre poche.

On les tourne vers le bas, par le bon bout, pour fixer vos pieds. C’est irrésistible. D’immenses jambonneaux d’éléphant pendent sous votre pardessus. Le plus drôle c’est quand vous commencez à marcher à la façon d’un basset, ou comme si une idole archaïque d’Asie s’ébranlait, un difforme colosse d’argile.

C’est une des façons possibles de voir.

Mais c’est encore bien plus drôle de retourner les jumelles. Vos chaussures se rapetissent, elles deviennent étroites et élégamment anglaises, vos chevilles s’affinent, vos mollets paraissent sportifs –mais tout recule à une distance infinie. Vous vacillez sur des échasses de dix mètres – vous essayez de faire des pas, vous êtes pris de vertige au sens premier du terme, vous n’osez pas poser la plante des pieds, vous vous accrochez, vous craignez de trébucher sur vos longs bâtons.

C’est un peu comme cela que nous nous sentons de nos jours.

Sur le théâtre du monde défilent sous nos yeux des scènes d’un drame tout à fait passionnant – c’est trop tôt pour deviner dans quel acte on se trouve, et il est hors de question d’en anticiper le dénouement. Notre regard fixe les coulisses, l’étonnement se fige sur notre bouche ouverte – nous ne savons même plus où nous sommes assis, dans l’obscurité de la salle et dans le noir, les jumelles se collent à nos yeux comme faisant partie de notre corps, ou comme si nos yeux s’étaient exorbités endeux cylindres.

La scène s’approche de nous, elle tournoie au-dessus de notre tête, elle remplit notre monde.

L’autre jour j’ai failli me faire écraser par le tram, naturellement, parce que je traversais la chaussée en lisant mon journal – c’est-à-dire que je tenais des jumelles grossissantes devant mes yeux. Les mitrailleuses japonaises, les avions de Barcelone, passaient tellement près de moi que j’ai voulu faire un saut sur le côté (et je me suis cogné au tram) – sur le trottoir d’en face Hitler, Mussolini et Chamberlain se tenaient côte à côte, grandeur nature.

Lorsque déjà le troisième cycliste a grogné contre moi, je me suis ressaisi et j’ai fourré le journal dans ma poche. J’ai décidé que maintenant, pendant les dix minutes pour arriver chez mon neurologue, je me détournerais de la scène. Je ne me soucierai pas des événements du monde, je me contenterai de regarder ce qui m’entoure : moi-même et l’environnement direct.

Alors voici.

En dix minutes j’ai découvert trois choses dans mon effort, des choses que je n’avais jamais remarquées – je doute que les autres l’aient fait, ou alors ils s’en fichaient.

Il s’agit de petites maladresses, je les recommande à l’attention des urbanistes.

1. Une lettre qui manque dans une enseigne au néon. C’est fâcheux, ça nuit à l’harmonie de la rue, il conviendrait de sanctionner ce genre de négligence.

2. Le poteau blanc de certains arrêts de bus, avec un disque au bout, sans raison aucune, ne sort pas perpendiculairement du mur, ou ne se dresse pas au sommet du poteau, pour qu’on puisse le voir de loin – mais est parallèle au trottoir, impossible de le lire, et le bus qu’on voulait prendre file à côté de nous.

3. Le petit taxi est construit de façon telle qu’il puisse embarquer quatre passagers (un à côté du chauffeur, trois derrière). Pourtant ils sont autorisés à n’en prendre que trois, sous peine de sanctions. Pourquoi, je vous prie ? J’ai vu un taxi appelé grand, dégradé en petit : sur les quatre sièges intérieurs, l’un était cloué, à cause du règlement.

Cela m’a vraiment interpellé.

Je ne conteste pas que l’armement de l’Amérique soit quelque chose d’important. Mais, à propos du prix des taxis, ne pourrait-on pas en même temps retirer les clous de ces sièges.

 

Az Est, 27 avril 1938.

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