Frigyes
Karinthy :
"Deux Bateaux"
Le Poussin aveugle
C'est ridicule,
pourtant je dois bien raconter ça à quelqu'un, et même
vite, avant de changer d'idée et de comprendre que c'est une sottise.
Mais à qui le dire ? À ce journaliste – pour qu'il en
fasse un reportage peut-être. Ou bien ici même, il y a justement un
capitaine de hussards en face, j'y vais, je me présente et je lui relate
la chose.
Mais
d'abord cela mérite tout de même réflexion, au moins pour
savoir par où commencer. Eh bien voyez-vous, mon cher capitaine, je
viens de passer trois semaines à la campagne, eh oui, chez un parent, et
ceci vient de se passer justement cette dernière semaine. Non, ce n'est
pas arrivé à moi, pas du tout. C'est arrivé à un
petit poussin. Non, pas une petite fille mais à un vrai poussin, un tout
jeune poulet, jaune, gros comme mon poing, avec un stupide petit bec et de
petites pattes à peau toute fine.
Il
y en avait une dizaine, surveillés par une vieille poule grognonne, leur
mère. Ils couraient en tous sens dans la basse-cour, en grappes, comme
attachés avec un fil à la patte de
Le
petit poussin dont je vais parler était le plus petit. C'est à
cela que je le reconnaissais, sinon ils se ressemblaient tous. Il était
jaune blanchâtre, encore plus maladroit que les autres et vraiment pas
dégourdi. J'ai observé que c'est lui qui recevait le plus de tapes
sur sa petite caboche ; pourtant c'est lui qui collait le plus à
D'accord,
d'accord, mon capitaine, j'y arrive. La chose a commencé un matin quand
le petit poussin n'a pas mangé et il était encore plus petit que
d'ordinaire. On voyait quelque chose d'indéfinissable sur toute la
petite bête, il titubait, il trébuchait, il est tombé
plusieurs fois. Je l'ai attrapé, je l'ai pris dans ma main, il ne s'est
pas sauvé, c'est ça qui m’a paru bizarre.
Il
reposait maintenant sur ma main, un peu tremblant, sa tête, pas plus
grosse qu'une noisette, il la rentrait et attendait ébahi ce qui allait
venir.
J'ai
alors vu que ses deux yeux étaient enflés.
Ses
petites paupières ridicules, transparentes avec lesquelles toute
espèce d'oiseau ferme ses yeux perle de bas en haut, collaient
maintenant rouges et enflées au duvet avoisinant. J'ai d'abord cru qu'il
ne les avait fermées que de peur, mais j'ai vu ensuite qu'il ne pouvait
pas les ouvrir.
J'ai
porté le poussin à Monsieur Márton et je le lui ai
montré. Il l'a regardé en expert et a hoché la tête.
Il m'a dit ce qu'en milieu rural, paraît-il, personne n'ignore, mais moi
cela m'a beaucoup étonné, que ce petit poussin avait soudainement
regardé face au soleil et du coup ses yeux s'étaient
enflammés. Quand j'ai demandé ce que je devais faire, Monsieur
Márton a haussé les épaules : que j'essaye
d'enrubanner la tête du poussin d'un petit lainage mouillé, que je
le place près de la fenêtre et que je l'y laisse un jour ou deux.
Alors
le petit poussin a passé deux jours près de la fenêtre, il
attendait patiemment, bandage sur la tête, comme un petit malade. J'ai
baissé les stores et fermé les volets.
À
trois heures de l'après-midi il s'est mis à pépier.
Dehors, dans la cour couverte de poussière illuminée de soleil,
la mère poule venait de s'asseoir pour sa sieste de l'après-midi.
On entendait le pépiement des petits poussins querelleurs qui se
battaient pour le nid douillet, dans la pièce assoupie sentant le
renfermé un silence angoissant, inconsolable, s'opacifiait. C'est dans
cette torpeur que retentissait la gorge du poussin malade, si soudainement et
si impérativement qu'il ne pouvait pas y avoir de doute : il répliquait
à ceux de la cour, il aurait aimé leur faire
Le
lendemain je fis une excursion dans la montagne, je ne revins qu'à six
heures du soir. Dès le seuil la voix du poussin malade me frappa les
oreilles : il avait dû passer la journée à
pépier car il était bien enroué comme une minuscule
clochette fêlée.
Le
lendemain matin je fus réveillé par le même
pépiement. Alors j'ai eu pitié du petit poussin, je l'ai
prudemment sorti de la fenêtre et je l'ai déroulé de son
pansement de gaze mouillée. Au même instant il s'est tu comme si
on lui avait coupé la gorge.
Il
était tout petit, tout frêle. Le duvet humide collait à sa
misérable petite peau, et les quelques plumes mouillées,
poisseuses, se dressaient, hirsutes et fières sur sa petite caboche. Son
cou était devenu chauve, ridé et rougeâtre comme un piment.
Quand il a senti la chaleur de ma main, il est devenu silencieux, il
écoutait. Les deux petits yeux ne s'ouvraient plus. Ce n'était
plus enflé mais les deux perles vides et blanches étaient parties
sous les paupières, le poussin était devenu aveugle. N'est-ce pas
étrange ? Je ne savais même pas que des poussins pouvaient
devenir aveugles.
Mais
il était très humide et hirsute et je l'ai tout de même
porté dans la cour où le soleil brillait et je l'ai posé
par terre pour qu'il sèche. Il se tenait debout sur la terre nue comme un
reste de demi-poignée de barbe de maïs jaune appuyé sur deux
allumettes. Il se tenait gauchement, il rentrait la tête et se taisait.
Partout couraient des poussins pépiant et une odeur d'herbe frappait son
bec. Le poussin aveugle restait là et pas un son ne sortait de sa gorge.
Puis il a essayé de faire un pas maladroit mais il s'est vite
arrêté. Il paraissait très étonné.
Alors
voilà ce qui est arrivé.
La
poule s'est levée, a rejoint son poussin ; les frères du
poussin sont accourus également et l'ont entouré. La vieille
poule a caqueté une fois, puis tapé du bec : et toi,
d'où tu sors et encore dans quel état ? – dit-elle en
colère. Le poussin aveugle ne pipa mot, il se terrait repentant, tout petit,
il se laissait taper, le bec pendant – et il y avait dans son silence un
bonheur indicible.
Ensuite
on l'oublia. La poule reprit sa position assise et les petits poussins se
fourrèrent sous son aile. Alors il a remué, il a trottiné
en suivant les bruits mais évité d'importuner les autres ;
il s'est blotti modestement et courtoisement dans le duvet maternel, il
était très, très heureux et il avait l'impression que tout
ce mal n'était pas arrivé et que ce n'était qu'un vilain
cauchemar.
Par
la suite j'ai plusieurs fois revu ainsi le petit poussin aveugle. Il trottinait
parmi les autres et n'avait d'autre joie que d'être à
proximité de sa mère… oui… n'est-ce pas
étrange ?… C'est seulement lorsque quelque lourd pas humain
réveillait la poule que les poussins s'égaillaient et le poussin
aveugle restait à l'abandon : il se redressait, rentrait la
tête et écoutait. On ne s'occupait plus beaucoup de lui, on
s'était habitué à son petit corps chétif
effarouché. Moi-même je l'ai oublié.
Je
l'ai revu une semaine plus tard. Il était blotti au pied du mur de
l'appentis. Il était complètement seul, apparemment
épuisé, assis. Je me suis penché sur lui prudemment pour
ne pas l'effrayer. Mais ma crainte était vaine, le poussin aveugle n'a
opposé aucune résistance quand je l'ai pris dans
Alors
j'ai eu une idée : dans mon autre main j'ai mis quelques grains et
quelques gouttes d'eau. J'ai pressé la tête de l'aveugle contre
les grains. Ni la première ni la seconde fois il n'a réagi.
À la troisième tentative il a ouvert son bec pour picorer un
grain. C'est la paume de ma main qu'il a piquée. Il y a pris goût
et il a repiqué plus énergiquement ; cette fois il a
attrapé un grain. L'avaler avec sa petite gorge haletante et palpitante
lui a pris assez longtemps. Il a encore fait claquer son petit bec une ou deux
fois comme pour être sûr que c'était descendu puis, avec
vivacité désormais, il a allongé son cou pour en chercher
d'autres et finalement il s'est mis à manger en tremblant de tout son
petit corps à demi refroidi, les yeux enflés, la tête
chauve et nue. Et alors j'ai vu… oui…que ses petites pattes…
étaient… oui, c'est vrai… elles étaient
desséchées… Ses pattes étaient complètement
desséchées…
Pourquoi…
pourquoi je vous raconte tout ça… vous me croirez si vous
voulez… ma parole, je ne sais pas… sinon parce que c'est
bizarre… après je l'ai posé prudemment sur le sol, en me
disant que je reviendrais le voir le lendemain matin… mais quand je suis
revenu… il était mort… le petit corps était
couché là, crevé, où je l'avais posé, les
petites pattes desséchées tendues vers le ciel… mais
pourquoi donc cela vous étonne-t-il, mon capitaine, vous ne vous
imaginez tout de même pas que je suis fou, vous en faites une
tête… pourquoi ne pourrais-je pas vous raconter ça…
c'est vrai, c'est bizarre… saviez-vous seulement que des poussins peuvent
devenir aveugles ?… moi je l'ignorais… c'est ce que je voulais
vous raconter… ce spectacle stupide… sa petite tête en train
de picorer les grains… vraiment !… un
enfantillage !… je suis nerveux… bon… je vais être
pris… d'un fou rire… Ça ne va pas tarder… Merci…
laissez… j'ai un mouch… un mouchoir… d'ailleurs ça va
mieux… ne me regardez pas… quel idiot je fais, vraiment… j'ai
eu le cœur si lourd… Bon, je vous quitte…