Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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IVANOVICS BÁNKOVICS BÁNK[1]

 

Nous apprenons que la semaine prochaine le Théâtre National présentera une première : la première œuvre de József Katona, jeune poète talentueux, œuvre pour laquelle un très grand intérêt promet de se manifester dans les cercles policiers, pardon, théâtraux.

Dans l’attente de cet événement d’affaires intérieures, pardon, théâtrales, nous nous sommes rendus à l’adresse du jeune auteur, rue du Cimetière Public, mais nous ne l’avons pas trouvé chez lui. Un policier qui montait la garde devant l’entrée nous a informés qu’à cette heure, Monsieur Katona se trouve habituellement au théâtre de la rue Zrinyi.

Dans la rue Zrinyi nous avons été dirigés vers un grand bâtiment et conduits devant plusieurs directeurs de théâtre en uniforme !

- Nous souhaiterions nous entretenir avec Monsieur Katona.

- L’auteur ? – demanda un des directeurs de théâtre. Je regrette, il est en train de travailler en bas, au dépôt.

- Au dépôt… ?

- Évidemment, dit le gratte-papier théâtral auxiliaire en triturant le pompon de son épée dans une gêne tout à fait charmante – vous comprenez, il est en train de collecter les données pour sa pièce, alors, pour qu’il puisse travailler tranquillement, nous avons mis à sa disposition un local confortable du dépôt central.

- Il ne me serait pas possible de lui parler ?

Le directoricien-chef hésita un instant.

- Suivez-moi.

Nous avons longé des couloirs souterrains voûtés habilement mis en scène. Mon guide s’arrêta devant une porte en fer. Un dramaturge baraqué vêtu de l’uniforme caractéristique des relecteurs de drames gardait cette porte : il était en shako à jugulaire, avec épée et étui de revolver.

- Est-ce que le maître travaille ? – demanda mon guide doucereusement. – Nous ne le dérangeons pas ?

- Je vous en prie ! Un ordre est un ordre. – Alors le dramaturge sortit une clé et ouvrit la porte. Le maître sursauta en souriant et se précipita à ma rencontre à deux pas de distance, en s’excusant de ne pas s’approcher davantage, parce que la ficelle avait une longueur d’un mètre et demi seulement. Il s’est tant réjoui de notre visite, qu’il nous tendit ses deux mains : à cette fin il avait à l’avance attaché ses deux poignets, pour éviter de ne nous tendre qu’une main, par inadvertance.

- Alors, le travail, il avance ? – demanda amicalement le directeur du théâtre de la prison, en pointant son revolver vers l’auteur, apparemment un accessoire pour la pièce, qu’il fallait lui montrer pour savoir si ça convenait ?

- Il avance à merveille, Monsieur le rédacteur, répondit l’auteur en plaisantant, comme s’il s’adressait à un rédacteur.

J’ai aussitôt lancé mon interview :

- Nous avons appris que le Théâtre national va présenter votre pièce, pourrais-je obtenir quelques informations concernant son sujet ?

- C’est plutôt le milieu décrit qui rend la pièce intéressante, plus que son sujet – commença l’auteur. – C’est une sorte de drame du milieu, vous comprenez, dans lequel il importe de donner une image fidèle de l’époque et de la nation dont il s’agit.

- Ce n’est donc pas un sujet hongrois ?

- Qu’allez-vous chercher là ? – sursauta Katona alarmé, et il me foudroya du regard. – Comment osez-vous imaginer une chose pareille, c’est une calomnie !

- Je vous demande pardon – ai-je bégayé, - je ne savais pas…

- Est-ce que vous avez déjà entendu dire que j’écrirais une pièce sur un sujet hongrois, moi qui me consacre depuis des décennies à la vie du peuple russe, afin d’écrire enfin un sujet dans un milieu russe.

- Votre pièce se joue donc dans un milieu russe ?

- Dans un milieu russe, strictement et exclusivement. Dans le prélude de la pièce je présente une petite scène d’un ton lyrique. Il n’y a sur la scène qu’une table et les deux personnages du prélude sont mon père et ma mère, quand j’avais huit ans. Le sujet de la scène est que mon père me poursuit autour de la table, moi, Sándor Katona, huit ans, parce que ma petite pièce ne se joue pas dans un milieu russe.

- C’est très intéressant. Et qu’est-ce qui se passe ensuite ?

- Euh, c’est difficile de vous le dire dans un souffle. Je le répète, ce qui compte c’est l’air russe véritable, authentique, dans lequel se joue la pièce. Au demeurant il s’agit d’un seigneur russe nommé Ivanovics Bánkovics Bánk, dont l’épouse est séduite par la vraie reine russe Ekaterinovna Livavetovics Pulheria Gertrudovna, épouse du vrai roi russe authentique Endrius Endrovics Deuxièmoff. Or, notre Bankics à nous, au début ne croit pas que cela soit possible dans un pays normal – mais nous sommes en Russie, n’est-ce pas ? – Plus tard il réalise que cela est vrai et il se met dans une vraie colère russe et avec un poignard russe dans un salon russe à la façon russe, avec ces mots russes authentiques : « Oh, tu oses humilier ma nation ? » (cela dans un russe original), il poignarde la reine russe. Dans cette pièce russe tout est russe, je dirai que ça fait penser à la scène où cinq Turcs se battent contre cinq Grecs dans la béatitude. Pas vrai, Monsieur le préposé aux écritures ?

- Pour sûr ! – répondit le directeur de théâtre.

- À la revoyure – ai-je dit.

- Votre servitovitch – répondit l’auteur. – Oh, pardonovitch ! Pardonovitchez-moi, de ma bouchoff est sorti un sujetoff authentiquement russkoff, mais j’ai travaillé toute la nuit avec l’aide de ces Messieurs !...

J’ai pris congé de Katona, dans le respect du règlement Katona.

 

Pesti Napló, 27 octobre 1917

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[1] Plaisanterie sur la pièce de József Katona (1791-1830), Bánk Bán (le ban Bánk). Sujet de l’opéra éponyme de Ferenc Erkel.