Frigyes Karinthy : "Christ et Barabbas"
Un jour, après la guerre
– aujourd'hui ce n'est peut-être plus impudence et trahison envers
la patrie de compter sur l'éventualité que moi qui ne suis ni
institution, ni roue de secours, ni billet de banque, ni cheval étalon,
ni ambassadeur, mais ce qu'on appelle un simple individu, je serai toujours en
vie après la guerre – un jour, dis-je, je rédigerai le
grand dictionnaire encyclopédique de l'idéologie de la guerre et
je ferai une révision des notions militaristes. Je collecte diligemment
les expressions qui s'y rapportent ; aujourd'hui ainsi, en lisant le
journal j'ai noté dans mon carnet ces termes : la logique des
événements.
"La logique des
événements" – ce n'est pas dans les dictionnaires des
physiciens, des chimistes ou des géologues qui travaillent
scientifiquement qu'on trouve une expression semblable – certes non, ce
sont des politiciens dirigeants et responsables ainsi que des hommes
d'État qui en usent avec prédilection. Dernièrement
maître Sonnino[1]
a fait vibrer sa grande barbe : son discours, je ne l'ai pas entendu, je
l'ai seulement lu dans le journal, mais au-delà des monts rocheux du
Karst, je vois la vibration de la barbe semblablement à ces beaux
gentlemen automates en haut-de-forme derrière la vitrine des magasins
qui, les lèvres muettes mais la mâchoire vibrante claironnent que
le relève-moustaches de Gáspár rend tolérables
toutes les difficultés de la vie. C'est à "la logique des
événements" que se réfèrent de nos jours tous
ceux qui veulent calculer que la paix ne sera que si elle advient à un
moment ou à un autre, comme ci et comme ça, de ci et de
ça, ici et là, pour ci et pour ça – tous ceux qui expliquent
en clignant des yeux que le pape n'aurait pu élever la voix pour la paix
si au préalable il ne s'était pas informé des
événements qui donnent d'éventuelles perspectives à
son intervention – comme le diplomate à la Gáspár
dans la vitrine qui ne peut pas remuer la mâchoire si son
mécanisme n'a pas été préalablement remonté
par les événements.
Si, il y a vingt ans, j'avais
été professeur de physique ou de sciences naturelles dans le
secondaire à Rome et si Sonnino avait été mon
élève en sixième, je l'aurais simplement convoqué
à cinq heures pour lui expliquer ce qu'il faut comprendre par "la
logique des événements".
Savez-vous, mon cher Sonnino, ce
qu'est "la logique des événements" ?
La logique des
événements est que, si l'on s'assoit à une fenêtre
du quatrième étage et si on est poussé de
l'intérieur, on tombe soit sur la tête, soit sur les fesses, selon
ce qui est plus lourd. La logique des événements veut que la
pierre coule dans l'eau alors que le bois surnage.
La logique des
événements veut que la grenouille avale systématiquement
la mouche, alors que la cigogne avale systématiquement la grenouille. La
logique des événements, nous l'appelons : nature. Avez-vous
déjà réfléchi à la logique de la
nature ? Savez-vous que selon la logique de la nature, vous n'auriez plus
depuis longtemps le droit de vivre car la logique de la nature veut que
dès qu'un individu vivant achève sa mission envers
l'espèce, il doive périr ? La nature n'a aucunement besoin
de notre vie, la nature est favorable à l'achèvement rapide des
choses. Avez-vous déjà vu le travail fiévreux et
harassant, de jour et de nuit, d'une affreuse chenille dans lequel elle
s'épuise à devenir chrysalide aussi vite que possible, avant de
se transformer en papillon, superbe, coloré, voletant dans le soleil ?
Voilà, dit le poète, le travail fiévreux a
été couronné de succès : l'horrible chenille a
poussé des ailes afin de vivre dorénavant dans l'ivresse du
bonheur. Mais la logique des événements se fiche du poète
– le magnifique papillon n'a aucune envie de passer le restant de sa vie
dans une ivresse de bonheur : il cherche une feuille où vite se
poser, pour y pondre péniblement ses œufs dont sortiront plus tard
de nouvelles petites chenilles dégoûtantes pendant que lui, il
s'empresse de périr avec ailes et couleurs en deux ou trois heures. Il
est évident que la nature n'exige pas autre chose de nous : le
désir vorace et l'instinct vital, ce qui en nous est naturel et logique,
n'est aux yeux du savant qui voit la tendance qu'une contrainte
misérable et ingrate avec laquelle la nature nous pousse hors de la vie,
elle nous pousse à achever vite notre tâche puis à
disparaître de ce monde.
Mais au-delà du
désir et de l'instinct, au-delà de "la logique des
événements", il y a autre chose en nous, il devrait y avoir
une autre chose que Kant estimait égale au firmament
étoilé, égal à l'univers tout entier autour et
au-dessus de nous. Cette chose est la volonté et le raisonnement –
chose que la nature ignore, chose qui dépasse sa logique, cette logique
ne dépend pas des événements. Et vous, cher homme
d'État, cher politique responsable, Barbe Noire, nous ne vous avons pas
chargé de vérifier et d'observer les événements car
il y a des savants et des chercheurs pour cela – de vous nous attendons
d'anticiper la logique des événements, voire essayer de les
influencer. Nous attendons de vous une volonté raisonnante, votre propre
logique face à la logique des événements dont nous savons
sagement où elle conduit – elle conduit au
dépérissement, elle conduit à la ruine, à de
nouvelles migrations des peuples, à l'écroulement de l'Europe.
Pour attendre la logique des événements nous n'avons pas besoin
de vous – ils se produiraient bien d'eux-mêmes. Si nous avons remis
du pouvoir entre vos mains, un clairon devant votre bouche, une estrade sous
vos pieds, c'est pour que vous représentiez notre volonté, notre
raisonnement – parce que nous connaissons la logique des
événements, nous la craignons, et nous voulons lui couper l'herbe
sous le pied. Pour nous, notre volonté et votre volonté
c’est l'événement qui a la vocation de retourner tout
événement naturel, de le tourner en notre sens, à notre volonté – non dans la direction
où le conduirait Monsieur Événement, stupidement, sans
sens, ni raison, ni volonté, dans l'obscurité du néant.
Nous savons fort bien, je le répète, que selon la logique des
événements la pierre coule dans l'eau alors que le bois surnage.
Mais vous, vous êtes homme et volonté pour incorporer à la
fois la pierre et le bois, pour définir selon votre meilleure intelligence
si vous surnagez ou si vous coulez – pour choisir entre le bien et le mal, pour vouloir le meilleur. La
volonté est indépendante des événements, la
volonté est indépendante même de sa réussite ou de
son échec, la volonté est libre et illimitée – la
volonté est aussi une force positive, résultante et
résultat, comme ceux qui découlent des événements.
Quand viendra-t-il le temps
où nous ne regarderons et ne mesurerons plus l'écoulement de
l'histoire comme le parcours de la pierre qui tombe ? Quand nous
reconnaîtrons que l'histoire c'est nous, moi, toi, lui, nous tous qui
avons le choix entre deux possibilités. Quant à la parole d'un
homme, celle du pape, celle du commun des mortels, nous ne la pèserons
pas dans l'éventualité qu'il ait reçu des informations
pour exprimer sa pensée sur la paix – mais selon le critère
exclusif : est-ce que je veux, oui ou non, ce qu'il veut ?
L'essentiel pour le moment est de
voir clairement qu'un homme d'État n'a rien à voir avec la
logique des événements ; ce qui nous intéresse c'est
sa logique à lui, s'il en a une. Un homme d'État n'est ni devin
ni vaticinateur – nous n'attendons pas de lui de deviner, mais
d'anticiper l'avenir.
[1] Siney Sonnino (1847-1922). Homme
politique Italien, président du conseil à plusieurs reprises
avant la guerre.