Frigyes Karinthy : "Christ et Barabbas"
histoire
et pensÉe
Septembre
1914.
Les armes font taire les muses
– et si le chemin des idéaux humains était tracé par
les muses, la conclusion que l'art devrait tirer de cet axiome serait bien
triste. Grâce à Dieu le moment est venu de s'imprégner
d'une certitude : nous étions nombreux à avoir
déjà pressenti au crépuscule de la paix, que la
littérature représente plus que l'art et plus que les muses. Elle
représente la somme de la
pensée, de la volonté humaine – elle représente
l'homme lui-même sous le ciel ensoleillé et encore plus par temps
d'orage, puisque c'est un des plus grands penseurs qui a reconnu que la cause
et la source de toute réflexion ne sont justement pas la joie et le
calme, mais beaucoup plus, sinon seules, la souffrance et la mort.
À la minute de la
première frayeur le livre nous est tombé des mains –
à quoi sert la lettre morte, avons-nous dit – à quoi bon
lire ? Nos yeux se sont tournés vers la frontière et notre cœur
palpitait à la cadence des pas. Maintenant que les troupes se sont
installées, que l'Europe a boutonné et aplani sa robe qu'elle
venait tout juste de revêtir dans une hâte fiévreuse –
il est temps pour nous de regagner nos esprits, de reprendre le livre
tombé et d'y comprendre, mieux que jamais, que cet habit bleu et rouge
n'est nullement la tenue de fête du monde mais au contraire, une tenue
banale, ordinaire – et les douces étoffes qui jusque-là
l'avaient habillée avec les couleurs blanches et mauves de la paix,
n'étaient que des liseuses, des robes de chambre.
Maintenant il faut lire, oui,
plus que jamais. Mes amis, une surprise attend celui qui maintenant prend un
vrai livre à la main : non seulement les pensées n’ont
rien perdu de leur valeur, mais elles ont acquis une importance accrue. Ce qui
avant n'était que mots et art, un monde irréel, le superflu de la
vie, s'anime tout à coup. Nous découvrons, ébahis, que
chaque mot parle de nous, de notre
substance et de nos intérêts les plus sanglants – seulement
jusqu'ici nous ignorions ce qui était substance en nous et ce que nous
sommes. Les fusées bariolées de la paix, le ballet "l'art
pour l'art" des couleurs qui affichait la littérature comme art,
voire artifice, pâlissent bien sûr de nos jours. Mais dans
l'obscurité les éclairs des grandes pensées du
passé jaillissent brusquement avec la force inouïe et la concision
de la réalité : les œuvres traitant des vrais
problèmes de l'homme, non pour se complaire dans de belles formes et des
opportunités artistiques, mais avec la volonté convulsive,
oubliant tout le reste, de comprendre la vie et, pour moralité triste
mais aussi consolation apaisante, les œuvres les plus authentiques, les
plus honnêtes dans leur vision du monde : celles qui ont
germé dans le pessimisme, celles qui éclairent avec la
lumière d'une légitimité jamais ressentie. C'est la
philosophie de Schopenhauer, Candide de Voltaire, Gulliver de Swift que vous
devez lire maintenant – vous serez frappés, comme si un voile vous
tombait des yeux. Elles étaient ici parmi nous, nous les connaissions,
nous savions qu'elles évoquaient la misère
désespérée du genre humain, des souffrances ineptes et
vaines – mais nous considérions qu'elles rappelaient une haute
époque passée révolue – les gémissements
Le pessimisme, jusqu'ici
système clos, stérile et écarté, est maintenant
tout à coup devenu vitale sagesse pratique. Comme si nous sortions d'un
rêve, nous flottions dans l'espace infini de la Volonté avec un
corps immatériel, sans poids. Effrayés, angoissés, nous
tâtons notre corps – des jambes et des bras, des reins cuisants,
une pompe douloureuse remplie d'un jus rouge qui répugne, qui convulse
comme torturé si on le touche, le tiraille, le taillade. Dans notre
rêve nous ne nous voyions qu'au-dessus du cou, tête enthousiaste
immatérielle, remplie de beauté et de volonté – oui,
mais ce n'était qu'un rêve faux, extravagant, puisque au
contraire, je commence et j'existe surtout en dessous du cou : cœur
effrayé battant la chamade, ventre affamé, doigts agités.
Rien n'a changé dans ce corps depuis que je l'ai vu la dernière
fois – ce misérable corps, créé pour la souffrance
et la lutte animale, est le même qu'il était entre l'Euphrate et
le Gange quand il saisissait un gourdin pour défendre sa petite vie
angoissée contre l'ours ou le lion – c'est pour ce corps que le
soldat romain faisait tailler son armure quand il partait pour tuer et voler
– c'est ce corps qui se faisait rôtir par la
méchanceté sur le bûcher quand il était impuissant
et sans défense – c'est à ce corps que l'inquisiteur
infligeait le supplice de la roue – ce sont ces mains qui ont tué
des hommes parce qu'elles avaient été créées pour
tuer – et c'est ce cœur qui a maintes fois été
poignardé ou fusillé car il a été
créé poignardable ou fusillable.
C'est de moi qu'il était
question dans les notes en marge – c'est à moi que pensaient les
penseurs – c'est de moi que parlent les livres ; regardons un peu ce
qu'il y a dans les livres.
Frappé du désir et
de la foi que le bon est beau et le beau est bon, l'homme naît par nature
uniquement pour traverser tout ce qui est laid et mauvais. Quelque dieu cruel a
mêlé à notre corps pétri de boue une pincée
d'or de beauté, de joie et d'harmonie – dans cette boue et cette
souillure, cette pincée d'or ne sert qu'à démanger et
provoquer de continuelles et cuisantes douleurs. Notre cœur sait fort
bien, notre œil voit fort bien ce qui serait beau – ils regardent
avec dégoût notre bras que nous avons tendu pour cueillir des
fleurs se détourner : les doigts crochus, les griffes
acérées, il ne touche pas là où nous l'avons tendu
mais il arrache le cœur de notre prochain avant d'arracher notre propre
cœur. Notre âme est bercée par la beauté des champs,
des forêts, du ciel bleu, nous pourrions déambuler sur le globe
baigné du riche soleil, de la lumière argentée de la lune
– mais nous creusons des trous et de là nous nous guettons les uns
les autres, le voisin qui, lui aussi, s'est creusé un trou et guette et
attend de voir si c'est moi qu'il attaquera ou si c'est moi qui l'attaquerai. À la fin toute la terre est
percée de petits trous et partout guettent des têtes d'hommes
– je fuis pour ne pas les voir mais partout de nouveaux terriers et de
nouvelles trappes, je reviens, je cours en rond, les ronds ne cessent de
rétrécir, au milieu un fossé profond – on me presse,
on m'étouffe – je n'en peux plus, je ferme les yeux – alors
on me jette dans le fossé les yeux contre le sol pour que je ne puisse
plus jamais les ouvrir.
L'opportunité de la joie,
du bonheur, de la paix existe quelque part, je le sais : la joie est faste,
c'est ce que nous enseignent le désir et la foi. L'homme est né
pour la souffrance, la mort : la souffrance est néfaste, c'est ce
que nous enseigne l'histoire. Mais apprendre à connaître la
souffrance, le néfaste, y trouver le calme : c'est ce que nous
enseigne la pensée – or la pensée est faste comme la joie
– l'unique joie de l'homme est la pensée.