Frigyes Karinthy : "Christ
et Barabbas"
CRIME ET
CHÂTIMENT
1915.
Ce ne sont que les
idées confuses et balbutiantes d’un dilettante, mais un
professionnel qui aime son métier s’intéresse toujours aux
apports naïfs et frais des amateurs : l’imagination d’un
savant expérimenté est souvent écrasée par les
fréquents ignorabimus
et non possumus,
la reconnaissance de ses limites ; l’alchimiste ignorant, cherchant
de l’or, découvre quelquefois la poudre à canon (à
notre grande joie).
On a dit
n’est-ce pas que depuis la guerre, la justice pénale se
défoule en sentences étonnamment sévères. Elle ne
s’est ni modifiée dans le fond, ni altérée dans
l’esprit, mais elle s’applique avec un zèle
particulièrement cruel. Les juges jonglent avec les peines de trois ans,
quatre ans ou dix ans, comme si l’homme était un animal
carcéral comme la taupe qui vit sous terre, comme si la liberté
n’était qu’un état passager, une dispense transitoire
de la peine de prison, que l’on pourrait retirer à tout moment,
dès que le citoyen, né libre par une magnanimité
exceptionnelle de la loi, commet quelque inconvenance.
Je ne veux ni ne
pourrais disserter sur les multiples fins de la peine – aujourd’hui
personne ne prend plus au sérieux les théories de
"l’exemple", de "la correction" ou de
"l’isolement" au sens où le droit moderne les entend. Je
voudrais attirer l’attention des spécialistes sur un seul
phénomène, sur la disproportion qui existe de nos jours entre le
crime et le châtiment, tantôt du point de vue du crime,
tantôt de celui du châtiment. La répression n’a
aujourd’hui qu’un seul moyen : la perte de la liberté,
en conséquence toutes les vertus ne peuvent avoir qu’une seule
récompense,
On a beau tourner
la chose dans tous les sens, le but de la sanction est tout de même,
n’est-ce pas, de réprimer la tendance des gens au crime. Dans ce
magnifique siècle de l’essor de la psychologie, il faut que nos
moyens se différencient et qu’ils recourent aux acquisitions de la
psychologie. Je n’ai nullement idée pour autant de penser à
une justice pénale à la Lombroso[1]
qui enferme le criminel dans un asile d’aliénés – il
est bien mieux souhaitable au contraire de reconnaître que la tendance au
crime, bien que néfaste et destructive, est née avec nous,
accessoire normal de l’âme humaine, rudiment qu’il faut
extirper, comme l’appendice.
Résumons-nous.
Une justice répressive, basée exclusivement sur la privation de
liberté demande maintenant, quand la justice est distribuée
d’une tout autre façon sur les champs de bataille, au minimum
d’être modifiée. Le soldat qui inflige tout de suite la
peine de mort pour un crime de l’ennemi et qui s’habitue à
ce genre de répression radicale durant de longues années, a du
mal à comprendre qu’on l’enferme pour trois mois à
cause d’une simple rixe au bistrot. Il conviendrait de mettre en
œuvre une nouvelle façon de refréner, plus naturelle et plus
humaine, naturelle et humaine comme est devenue la guerre. Que la grande
expérience serve au moins à ça.
J’ai donc
l’honneur d’exposer, en demandant de faire suivre, la proposition
de loi que voici.
Il convient de
réformer la justice pénale, en l’occurrence sur la base du
principe "œil pour œil, dent pour dent".
Celui qui commet un
crime doit être châtié de la même souffrance
qu’il a causée à autrui avec son crime ; c’est
l’unique façon de faire comprendre au criminel l’importance
de son crime. On a beau enfermer le pyromane pour des années, il ne
comprendra jamais le mal qu’il a fait – qu’on
l’emmène à la maison en feu, qu’on lui brûle la
main, il connaîtra la nature du feu et il s’en déprendra.
Il faut remettre
à jour la bastonnade – les anciens connaissaient mieux la nature
humaine. Celui qui frappe son prochain doit être frappé. Si on
l’enferme, il maudira le monde dans sa cellule, une amertume violente, un
stupide orgueil de bovin s’accumulera en lui ; eh bien, on l’a
enfermé parce qu’il était plus fort que l’autre, plus
fort que ses juges – on l’a enfermé parce qu’on le
craignait. Qu’il soit battu, il deviendra humble – si
quelqu’un n’est pas capable de comprendre avec sa tête
qu’il ne peut pas imposer à d’autres ce qu’il ne
souhaite pas pour lui-même, il faut le lui faire comprendre sur la partie
arrière de son individu. À défaut d’une
éducation adéquate, c’est une partie du corps très
intelligente, tout le monde s’en souvient de son enfance. Le processus de
guérison auquel je pense, la science médicale l’appelle
conditionnement – il faut que les gens acquièrent justice et
humanité non seulement avec leur cerveau, mais avec leurs mains et leurs
jambes, la totalité de leur corps. Un criminel n’est ni un malade
ni un révolutionnaire – un criminel est simplement un enfant, un
être sous-développé, un animal immature, qui ne
reconnaît pas encore qu’il n’est pas le centre du monde, et
que les autres gens parmi lesquels il vit ne sont pas des fantômes ou des
mirages avec lesquels il peut jouer à son gré. Le jeune Weininger[2]
dit quelque part que crime et imperfection ne sont qu’une et même
chose ; il considère les criminels comme des êtres
inférieurs. On a beau enfermer celui qui a frappé quelqu’un
– dans un moment d’égarement, s’il voit un plus faible
devant lui, son poing se lève une fois de plus – mais tapez-lui
sur les ongles à le faire hurler : son cerveau emmagasinera
à jamais le souvenir de ces coups et il le transférera à
ses nerfs ; si un jour il a encore envie d’allonger le bras pour
frapper, la main s’arrêtera à mi-parcours car sa
mémoire se mettra à vivre
dans la douleur qu’il comptait causer. Car le crime n’est
qu’ignorance.
Il faut frapper
celui qui a frappé – et celui qui a pris quelque chose à
quelqu’un sans en avoir le droit, il faut lui prendre ce qu’il a
pour qu’il sente le poids de son méfait. Et celui qui a tué
par méchanceté et cruauté, sans nécessité,
il faut le tuer car l’assassin est si loin de la vérité que
sa vie ne suffirait pas pour parcourir la route qui y conduit. Il faut le tuer,
le pauvre, parce qu’un homme qui n’a ni justice ni soif de justice
n’est qu’un infirme douloureux, inutile aux autres ainsi
qu’à lui-même, une vie avortée, un prématuré,
un cauchemar, une hantise, un trou béant de gémissement sur le
corps de la vie.
La
réprimande ne peut avoir qu’une seule fin : convaincre les
hommes que le crime est une chose inutile et superflue, une divagation, une
insanité, une imbécillité, un fantôme : une
chose inexistante, absurde – que le mal est mauvais et le bien est bon.
De longues années en prison ne servent qu’à laisser
dévier et pourrir la vision du monde du criminel sans conseil et sans
soutien, comme un ermite ignorant, à le déshabituer de la vie qui
punit la méchanceté comme la maladie et qui l’extirpe de la
même manière. Il convient de dresser les gens et leur faire
comprendre qu’il faut éviter le crime, non seulement sur une base
morale, mais aussi philosophique, comme quelque chose de contraire à la
logique et qui n’a pas de sens. Ainsi parle la Bible : que ta parole soit
oui ou non, tout le reste est l’œuvre du Mal. A vous
d’ajouter : du Mal dont le nom est ignorance.