Frigyes Karinthy : "Christ et Barabbas"
points de vue
Août 1915.
Je sais très bien ce qu'il
en est et je vous comprends parfaitement. Je ne suis pas différent de
vous, ni plus ni moins, c'est cela qui fait que je vous crains. Tout
l'après-midi j'ai joué aux cartes, puis je suis sorti dans
Après un long voyage, une
fois au lit, si on ferme les yeux, les monts et les vallées se mettent
à courir devant soi en cliquetant. Dans l'après-midi on a
nagé dans le Balaton : l'oreiller et la couche font des vagues.
Après mon premier vol, je me suis réveillé la nuit en
sursaut, je me suis accroché convulsivement aux deux bords de mon
lit : le lit donnait de la gîte, les ailes craquaient, ma
respiration avait des ratés comme un moteur à pistons.
Jeu de nerfs, dites-vous, mais
vous n'apercevez pas que toute notre vie passe curieusement dans cette
étrange hébétude ; tous nous avons une occupation, une occupation permanente,
et de surcroît nous vivons. Le chirurgien, quand il découpe un
rôti avec bon appétit, ne s'aperçoit pas qu'inconsciemment
il observe les couches de tissus, tout comme le matin quand il taillait de la
chair vivante. Le cordonnier voit en premier les pieds, le chapelier la
tête, la manucure les ongles, le bourreau le cou. Un jour j'ai
été informé qu'un ami que j'aimais s'est évanoui
dans la rue et l'ambulance l'a emmené à l'hôpital. Plein de
compassion et d'inquiétudes je me suis précipité vers la
rue Üllői ; une fois sous le porche je me suis aperçu
qu'en cours de route j'avais forgé involontairement, mais de
façon précise et bien construite quatre ou cinq phrases par
lesquelles je commencerais sa nécrologie (c'était un artiste)
– il allait de soi que c'est moi qui écrirais cette
nécrologie dans une revue.
Que puis-je donc attendre de mes
congénères qui vivent, chacun de son côté, dans
l’hébétude de leurs propres occupations ? Le pauvre a
l’impression que tout n’est que misères et peines : les
hommes autour de lui ne marchent pas, ils ne font que piétiner devant
les boutiques, leurs yeux reflètent la frayeur et le pesant
désir. L’homme politique, le ministre, quand il sort du Parlement,
il ne voit devant lui qu’une opposition et un parti gouvernemental :
les hommes qu’il croise, soit « rejoignent sa
position », soit « n’en tiennent pas
compte » selon leur appartenance à une classe sociale, selon
leur aspect extérieur. Le soldat, en revenant du front, cherche
instinctivement à s’abriter quand il se trouve face à un
visage inconnu – alors que le socialiste qui revient de Stockholm lit
dans les mêmes visages un fervent désir de paix. L’amoureux
découvre avec étonnement que les gens épient les yeux
d’autrui avec langueur et complicité, les montagnes baignent dans
l’ivresse de l’atmosphère – les arbres tendent leurs
bras gonflés de sève en haletant. Le suicidaire croit entendre le
gémissement des maisons sous leurs charges ou celui des gens qui
traînent leurs membres fatigués – le mourant cherchant sa
respiration voit des convulsions dans les traits de ceux qui se penchent sur
son lit.
Champ baignant aux rayons du
soleil sous les montagnes bleues, tu entends ce que murmurent les gens qui
s’arrêtent près de toi. Le général
t’envisage pour sa bataille, le paysan te considère comme prairie
à faucher, le peintre t’encadre pour son paysage. Et tu vois,
moi-même j’ai prétendu que tu "baignais" alors que
tu ne baignes pas.
Que puis-je ainsi attendre de
ceux dont je croyais qu’ils s’aidaient, qu’ils
m’aidaient, qu’ils s’entraidaient ? L’officier
m’a désigné comme bon pour le service, l’État
m’a désigné comme citoyen, le commerçant comme
consommateur, la femme comme mari, l’enfant comme père, le
gouvernement a dit que j’étais satisfait, l’opposition que
j’étais insatisfait. L’un prétend que je suis son
électeur, l’autre que je ne suis pas son électeur. Quand
donc finiront-ils par se mettre d’accord, quand décideront-ils de
mon sort ? Ô vous, puissances jouant de vos chimères,
j’ai beau hurler et gesticuler : je suis un homme, un homme vivant,
que faites-vous de moi ? Je ne suis ni une figure du jeu d’échecs,
ni une boule de billard, ni un roi d’atout – arrêtez, pour
l’amour du ciel ! Je ne suis que la même chose que vous
êtes, ni plus, mais aussi ni moins.