Frigyes Karinthy :  "Christ et Barabbas"

 

afficher le texte en hongrois

points de vue

Août 1915.

Je sais très bien ce qu'il en est et je vous comprends parfaitement. Je ne suis pas différent de vous, ni plus ni moins, c'est cela qui fait que je vous crains. Tout l'après-midi j'ai joué aux cartes, puis je suis sorti dans la rue. Je n'ai remarqué que de longues minutes plus tard qu'inconsciemment je continuais le jeu : je n'ai pas salué une connaissance féminine en chapeau rouge car mon chapeau était vert, or je ne peux prendre du rouge qu'avec du rouge, je me disais, à moins que mon chapeau soit atout. Je ne suis pas monté dans le tram sept car il était suivi par le neuf qui est maître. Une autre fois j'ai fait une partie d'échecs qui a duré plusieurs heures : quand je me suis enfin levé de la table j'ai nerveusement repoussé une chaise qui se trouvait là, à un saut de cheval de l'armoire, de peur que l'armoire ne le prenne – j'ai jeté un coup d'œil avide et violent, sur le qui-vive, à mon meilleur ami, délicat poète lyrique, derrière qui quelqu'un d'autre était assis ; je lui rentre dedans, me suis-je dit, je l'abats et je donne échec à la porte. Un jour, fatigué, je suis descendu sur le quai du Danube, après plusieurs parties acharnées de billard : dans l'extase créatrice de l'inspiration j'ai tout de suite remarqué ce qui jusqu'alors m'avait toujours échappé, c'est-à-dire qu'avec la Basilique, si j'arrive à toucher par le côté le château de Buda, je carambole en deux bandes de façon à toucher le Parlement en plein dans le mille ; ce gros député, si j'ai une prise assez large, je le cogne en bas, rétro, contre le commerçant debout derrière lui, il reviendra et rentrera dans la statue de Petőfi ; on peut même carrément faire les trois premières étoiles de la Grande Ourse en coulée, et ainsi de suite.

Après un long voyage, une fois au lit, si on ferme les yeux, les monts et les vallées se mettent à courir devant soi en cliquetant. Dans l'après-midi on a nagé dans le Balaton : l'oreiller et la couche font des vagues. Après mon premier vol, je me suis réveillé la nuit en sursaut, je me suis accroché convulsivement aux deux bords de mon lit : le lit donnait de la gîte, les ailes craquaient, ma respiration avait des ratés comme un moteur à pistons.

Jeu de nerfs, dites-vous, mais vous n'apercevez pas que toute notre vie passe curieusement dans cette étrange hébétude ; tous nous avons une occupation, une occupation permanente, et de surcroît nous vivons. Le chirurgien, quand il découpe un rôti avec bon appétit, ne s'aperçoit pas qu'inconsciemment il observe les couches de tissus, tout comme le matin quand il taillait de la chair vivante. Le cordonnier voit en premier les pieds, le chapelier la tête, la manucure les ongles, le bourreau le cou. Un jour j'ai été informé qu'un ami que j'aimais s'est évanoui dans la rue et l'ambulance l'a emmené à l'hôpital. Plein de compassion et d'inquiétudes je me suis précipité vers la rue Üllői ; une fois sous le porche je me suis aperçu qu'en cours de route j'avais forgé involontairement, mais de façon précise et bien construite quatre ou cinq phrases par lesquelles je commencerais sa nécrologie (c'était un artiste) – il allait de soi que c'est moi qui écrirais cette nécrologie dans une revue.

Que puis-je donc attendre de mes congénères qui vivent, chacun de son côté, dans l’hébétude de leurs propres occupations ? Le pauvre a l’impression que tout n’est que misères et peines : les hommes autour de lui ne marchent pas, ils ne font que piétiner devant les boutiques, leurs yeux reflètent la frayeur et le pesant désir. L’homme politique, le ministre, quand il sort du Parlement, il ne voit devant lui qu’une opposition et un parti gouvernemental : les hommes qu’il croise, soit « rejoignent sa position », soit « n’en tiennent pas compte » selon leur appartenance à une classe sociale, selon leur aspect extérieur. Le soldat, en revenant du front, cherche instinctivement à s’abriter quand il se trouve face à un visage inconnu – alors que le socialiste qui revient de Stockholm lit dans les mêmes visages un fervent désir de paix. L’amoureux découvre avec étonnement que les gens épient les yeux d’autrui avec langueur et complicité, les montagnes baignent dans l’ivresse de l’atmosphère – les arbres tendent leurs bras gonflés de sève en haletant. Le suicidaire croit entendre le gémissement des maisons sous leurs charges ou celui des gens qui traînent leurs membres fatigués – le mourant cherchant sa respiration voit des convulsions dans les traits de ceux qui se penchent sur son lit.

Champ baignant aux rayons du soleil sous les montagnes bleues, tu entends ce que murmurent les gens qui s’arrêtent près de toi. Le général t’envisage pour sa bataille, le paysan te considère comme prairie à faucher, le peintre t’encadre pour son paysage. Et tu vois, moi-même j’ai prétendu que tu "baignais" alors que tu ne baignes pas.

Que puis-je ainsi attendre de ceux dont je croyais qu’ils s’aidaient, qu’ils m’aidaient, qu’ils s’entraidaient ? L’officier m’a désigné comme bon pour le service, l’État m’a désigné comme citoyen, le commerçant comme consommateur, la femme comme mari, l’enfant comme père, le gouvernement a dit que j’étais satisfait, l’opposition que j’étais insatisfait. L’un prétend que je suis son électeur, l’autre que je ne suis pas son électeur. Quand donc finiront-ils par se mettre d’accord, quand décideront-ils de mon sort ? Ô vous, puissances jouant de vos chimères, j’ai beau hurler et gesticuler : je suis un homme, un homme vivant, que faites-vous de moi ? Je ne suis ni une figure du jeu d’échecs, ni une boule de billard, ni un roi d’atout – arrêtez, pour l’amour du ciel ! Je ne suis que la même chose que vous êtes, ni plus, mais aussi ni moins.

 

Suite du recueil