Frigyes
Karinthy : Drames à l’huile
et au vinaigre
Une certaine Jeanne
Panorama historique en dix-huit tableaux
Librement adapté de Bernard Shaw, par Frigyes Karinthy
Premier Tableau
LE DAUPHIN : Considérant que je suis un
célèbre personnage historique du quatorzième siècle
dont un jour, peut-être au vingtième siècle, un
célèbre auteur dramatique anglais écrira une pièce,
les choses vont plutôt mal pour moi.
BARBE BLEUE : Well, well, dirais-je, si je n’étais pas
français. Les Anglais ont occupé Paris.
LE DAUPHIN : Vous les faites apparaître sous une
couleur plutôt désagréable. Occuper une ville, c’est
de mauvais goût. Mais le goût des Anglais a toujours
été discutable.
LE BÂTARD : Voici Jeanne qui approche. Elle craint
l’inconnu, et elle va à la rencontre de l’histoire.
Autrement dit, elle vient comme si elle allait. Elle va comme si elle venait.
LE DAUPHIN : Les Français aussi ont mauvais
goût car ils n’ont pas d’argent. Pour une nation, c’est
de fort mauvais goût de ne pas avoir d’argent.
JEANNE (arrive de droite) : Dieu m’appelle et me guide pour que je
libère la France et que je fasse couronner Charles. (Elle sort.)
LE DAUPHIN : Une couronne n’arrangera pas
forcément nos affaires. Quelques francs seraient plus utiles. Cette
chose s’appellera un jour une crise économique, dès que le
seul auteur anglais, un peu moins bête que les autres Anglais, dira la
vérité dans les questions sociales.
BARBE BLEUE : Qui sera cet auteur anglais ?
LE DAUPHIN : Je parie qu’il s’appellera
quelque chose comme Shew, ou plutôt Shaw. Il
saura être le sel et le poivre de la vie.
JEANNE (revient de droite) : Dieu m’appelle et me guide… (Elle part.)
LE DAUPHIN : Ne me coupez pas tout le temps la parole, ne
voyez-vous pas que je suis occupé ?
JEANNE : Ah
oui ? Alors regardez ici ! (Elle
bat les Anglais, elle libère la France.)
LE DAUPHIN : Je disais donc que cet auteur anglais qui un
jour démontrera…
JEANNE (revient) : Pardon,
une minute… (Elle entre dans Reims
et sacre le dauphin.)
LE DAUPHIN : Il est également intéressant de
constater la grande puissance de l’Église catholique à
notre époque, jusqu’à se positionner face aux monarques.
JEANNE (revient) : Dieu
m’appelle et me guide pour aller à Compiègne. (Elle part.)
LE DAUPHIN : J’ignore ce qui adviendra plus tard,
mais si Martin Luther avait de la jugeote, il ne tarderait pas à venir
au monde, parce que tout est mûr, tout ce que l’on appellera
protestantisme après lui… (Il
arrive.)
JEANNE : Dépêchez-vous
parce que les Anglais vont m’arrêter. (Elle part.)
LE DAUPHIN : Qu’est-ce que j’ai à voir
avec les protestants, puisque je n’ai pas d’argent ?
JEANNE (revient) : Aïe,
les Anglais m’ont arrêtée. (Elle part.)
BARBE BLEUE : Il y a beaucoup de vérité dans ce
dont parlera cet Anglais que vous avez mentionné.
JEANNE : Aïe !
(Elle brûle sur son bûcher.)
DeuxiÈme Tableau
POINCARÉ : C’était
une histoire intéressante, celle avec la pucelle d’Orléans,
il y a six cents ans.
MAC DONALD : Qu’est-ce qui vous y fait penser ?
POINCARÉ : J’ai
vu une pièce anglaise dans laquelle elle apparaît.
MAC DONALD : Elle a quand même bien fait de mourir.
Des personnages semblables apparaissent aussi aujourd’hui, aujourd’hui
aussi ils font bien de mourir.
POINCARÉ : En
général tout le monde fait bien de mourir. Si les gens ne
mouraient pas, ils vivraient encore. Et de quoi vivraient-ils, n’est-il
pas vrai ?
MAC DONALD : Cela est bien vrai. La nature est sage.
POINCARÉ : Mais
nous sommes encore plus sages de l’avoir compris.
TRoisiÈme Tableau
UN POLICIER : Le journal illustré a publié
une nouvelle intéressante : Mac Donald et Poincaré se sont
rencontrés et ont parlé de la pièce que l’auteur a
consacrée à Jeanne.
UN BALAYEUR DE RUES : Eh
oui, toutes ces grosses têtes de la politique auraient des choses plus
intelligentes à faire que voler le temps à palabrer avec notre
argent, au lieu de se soucier du peuple.
LE POLICIER : C’est fichtrement vrai !
C’est ça qui a fait que ces putains de soucialistes
finissent par se gonfler d’orgueil !
QuatriÈme Tableau
LE DIRECTEUR DE THÉÂTRE : Vous
voyez, ce serait un thème très intéressant que
d’écrire le dialogue d’un policier et d’un balayeur de
rues qui ont lu dans le journal illustré ce que Poincaré et
Mac Donald se sont dit de la pièce qui est consacrée
à Jeanne.
L’ÉCRIVAIN : On pourrait l’écrire. Mais
qu’en dira le public ? Le public est davantage
intéressé parce que nous nous disons ici, vous et moi.
LE DIRECTEUR DE THÉÂTRE : Vous
n’avez pas tort. C’est cela qu’il faut écrire.
CINQuiÈme Tableau
PREMIER SPECTATEUR (sort de la
salle) : Tu écoutes ça, toi ?
DEUXIÈME SPECTATEUR : Moi oui, un moment. Tu sais, il y a du
vrai dans ce qu’a dit le directeur de théâtre à
l’écrivain à l’occasion qu’est venue sur le
tapis la pièce dans laquelle le policier et le balayeur de rues
condamnent l’opinion de deux hommes politiques de la pièce
d’un auteur anglais consacrée à Jeanne.
PREMIER SPECTATEUR : Mais ce n’est toujours pas la
vérité ultime !
DEUXIÈME SPECTATEUR : Quelle est cette vérité
ultime ?
PREMIER SPECTATEUR : Ce n’est pas nous qui en
déciderons, mais…
SIXiÈme Tableau
PREMIER MARTIEN : Il est désormais évident que la
Terre a brûlé et qu’il n’en reste rien. À ton avis,
qu’est-ce que je regrette le plus ?
DEUXIÈME MARTIEN : Tu n’as pas besoin de me le dire. Tu
regrettes que Jeanne ne soit pas seule à avoir brûlé, la
pièce qui lui était consacrée a également
brûlé à sa quatre-vingt
millionième représentation, de façon que nous ne
saurons jamais de quoi elle parlait en réalité !
septiÈme Tableau
L’ARCHANGE : Grâce à Dieu le monde est fini,
mais je ne sais toujours pas quel en a été le sens.
LUCIFER : Attends
la prochaine première d’une pièce de Shaw, tu le
sauras !
(Onze autres tableaux, puis rideau.)