Frigyes Karinthy : "Intimités d’écrivains"

 

 

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grand maÎtre des reporters hongrois

 

Cest le Dr Andor Kun[1] qui a noté pour nous ces aimables données à propos de feu Dóri Barna[2] :

Ce dernier l’avait toujours promis, mais jamais réalisé, pourtant c’eut été intéressant, aimable et instructif, de connaître l’histoire du journalisme hongrois écrit par le plus inventif et le plus agile des reporters hongrois. Nous saurions comment le reportage en tant que genre le plus moderne, le plus excitant et que je crois, malgré son caractère éphémère, des plus estimable, a atteint chez nous un haut niveau littéraire.

Mais il est mort avant de pouvoir publier ses mémoires, il est mort ce reporter authentique qui n’a fait qu’une seule erreur dans sa vie : celle d’être né en Hongrie et non dans une contrée plus heureuse où il aurait pu devenir un Luigi Barzini[3] ou un Achibald Forbes[4].

Mais comme ça, il n’a pu devenir qu’un Dóri Barna et il ne reste derrière lui que le souvenir d’une charretée de souvenirs de reporter affables et colorés.

J’en ai attrapé quelques-uns. Beaucoup sont connus. Néanmoins j’ai le sentiment que de les nouer en un bouquet, c’est le plus digne hommage qu’on puisse rendre sur sa tombe fraîchement recouverte.

 

Dóri Barna et le roi

 

Dans les cercles du journalisme, il est notoirement connu que le prédécesseur du roi Károly ne connaissait de visu aucun autre journaliste hongrois aussi bien que Dóri Barna. Depuis des décennies, chaque fois que François Joseph arrivait chez nous en Hongrie, à Pest ou à Gödöllő, pour des festivités ou pour des manœuvres militaires, Dóri Barna était toujours le premier qu’il devait rencontrer.

À la gare, dès que s’arrêtait le rapide, la chevelure rouge vif, les moustaches rousses touffues et hirsutes de l’imposant bonhomme flamboyaient là, devant le cordon de police. Et où que le monarque se rendît à pied, ce reporter se collait consciencieusement directement à ses côtés.

Son Altesse était à tel point habituée à sa présence que, s’approchant de la capitale hongroise, elle disait à l’avance à son entourage :

- Vous verrez, ce sera encore ce rouquin de journaliste qui m’accueillera le premier.

Mais un jour, François Joseph 1er eut sérieusement maille à partir avec le reporter. Cela se passait dans les années quatre-vingt, au temps de la guerre entre les Russes et les Turcs. En même temps de grandes manœuvres se tinrent en Haute Hongrie. L’archiduc Albrecht[5] en était le général en chef. Pendant les manœuvres, Albrecht reçut de Vienne une dépêche chiffrée, son aide de camp la déchiffra et en nota ainsi le texte sur un papier :

Gratuliere, Russen vernichtet[6].

Il n’y avait pas de signature. Dès que les troupes se furent retirées, Barna se faufila dans les appartements de l’archiduc. Il se mit à fouiller et il retrouva les morceaux déchirés de la feuille de papier, il les reconstitua et il transmit à son journal le texte de la dépêche. Quelques jours plus tard toute la presse mondiale était parcourue par la nouvelle sensationnelle que la cour de Vienne s’était félicitée et s’était donc réjouie de la défaite des Russes. On avait même prétendu que la dépêche avait été envoyée par le roi en personne.

Ceci avait suscité un scandale compréhensible et une surprise désagréable à Vienne, et sa majesté en avait énormément voulu à Barna. Lorsque la fois suivante il vint à Budapest et il y vit Dóri, selon les affirmations de témoins crédibles, il s’est écrié, irrité :

- Schrecklich. Der lange rote Jud ist schon wieder da ![7]

Mais le temps aidant il oublia l’affaire, et quand Dóri n’alla plus accueillir le roi, celui-ci s’en aperçut et demanda un jour à Wekerle[8] :

- Qu’arrive-t-il à mon cher Juif rouquin pour qu’il ne vienne plus à ma rencontre ?

C’est ainsi qu’un roi de Hongrie s’était lié à un reporter hongrois – grâce à ses cheveux roux.

 

Lequel est Held[9] ?

 

Il y a une vingtaine d’années une mutinerie de prisonniers éclata à Illava. Des armées de journalistes prirent aussitôt le chemin du petit village et l’unique hôtel local n’était pas en mesure d’accueillir l’invasion de tous ces reporters.

À son arrivée Dóri Barna ne trouva qu’une seule chambre, il était prêt à l’occuper, mais l’aubergiste ne le laissa pas entrer.

- Excusez-moi, c’est impossible, elle est retenue par Monsieur Fülöp Held, journaliste.

- Tant mieux, je suis Fülöp Held, par conséquent la chambre me revient.

Il s’était déjà couché pour dormir quand Held arriva par le train suivant et on lui refusa sa chambre. Une vive altercation s’ensuivit, on réveilla Barna aussi.

- Allons, Messieurs, dit Barna en allemand, fichez cet homme dehors. Held c’est moi. Regardez-nous bien, Monsieur l’aubergiste. Regardez ce petit homme chétif et regardez-moi : lequel de nous deux peut prétendre être Held ? (Wer ist der Held ?)

Et il désigna sa propre corpulence et le minuscule et fragile Held. L’argument l’emporta car l’aubergiste reconnut que le Held (le héros) ne pouvait en effet être que l’athlète vigoureux et le brave petit Held, le pauvre, se retrouva dehors.

 

Patte de mouche sur le document.

 

On connaît le cas du président de tribunal Székács[10]. Székács était un homme notoirement sévère qui n’aimait pas les journalistes. Dans un procès retentissant, avant les audiences, très difficilement, il voulut bien autoriser Barna à venir copier le dossier. C’est ce qu’il fit, mais il eut aimé que les détails le plus sensationnels fussent réservés exclusivement à son journal. Il eut donc une idée : quand il eut fini de copier l’acte calligraphié sur un joli papier ministre, il trempa profondément son stylo dans l’encre et il fit tomber une énorme patte de mouche au milieu de la feuille. C’est ainsi décoré qu’il la rapporta à Székács.

À sa vue, Székács éclata d’une violente colère et quand les autres journalistes venaient lui réclamer le dossier, il hurlait dans le couloir d’une voix furieuse à faire trembler les murs :

- Ils osent encore me le demander, ces cochons qui souillent tout ce qu’on leur met en main. Il n’en est plus question, ils n’auront plus rien. Qu’ils déguerpissent tous !

Et le reportage fut publié par le seul journal de Barna.

 

Dans le carrosse de Kálmán Tisza[11]

 

Au temps de l’occupation, Barna voulut interviewer Kálmán Tisza. Il le poursuivit durant des jours dans le couloir du Parlement, au club Lloyd, mais Tisza ne voulait rien entendre, il lui refusait l’interview. Quand Barna comprit que la chose ne marcherait pas, un soir, devant le club, il s’installa dans le fiacre bien connu de Kálmán Tisza.

Dès que la fameuse partie de tarot prit fin, le général descendit et, comme, alors déjà, il ne voyait pas très bien, en prenant place dans le carrosse, il ne s’aperçut pas de la présence de Dóri Barna à ses côtés.

Ils filaient déjà à belle allure vers la rue Esterházy quand Barna se mit à parler. Son insolence choqua Tisza, mais Dóri n’en fut point troublé.

- Ne m’en veuillez pas, Excellence. Il n’est plus temps de vous demander une interview, je souhaiterais seulement vous dire ce que je vais écrire sur l’occupation.

Et là-dessus il inventa les choses les plus horribles. Tisza eut vraiment peur : si Barna écrivait tout ce qu’il venait de dire, cela risquerait d’attirer les conséquences les plus désagréables.

Il tenta donc de l’en dissuader. Mais quand ses efforts s’avérèrent vains, il se résolut à tout dire à Barna, à condition de renoncer à son papier. C’est ainsi que Barna obtint la première et la plus authentique interview sur l’occupation de la bouche même du premier ministre.

 

Suite du recueil

 



[1] Andor Kun (1882-?). Journaliste.

[2] Izidor Barna (1860-1911). Journaliste, poète, pionnier de la presse de boulevard.

[3] Luigi Barzini, Sr (1874-1947). Journaliste; correspondant de guerre et écrivain.

[4] Archibald Forbes (1838-1900). Correspondant de guerre britannique.

[5] Archiduc Albrecht d'Autriche (1897-1955) - 4me Duc de Teschen.

[6] Félicitations, les Russes anéantis.

[7] Scandale ! Ce grand échalas de Juif rouquin est encore là !

[8] Sándor Wekerle (1848-1921). Premier ministre de Hongrie.

[9] Held signifie héros en allemand.

[10] Ferenc Székács (1844-1901)). Juge, professeur de droit.

[11] Premier ministre de Hongrie de 1875 à 1890.