Frigyes Karinthy : "Intimités
d’écrivains"
l’israÉlite
prudent
eci
est arrivé à Andor Gábor[1].
Un
vieux Juif polonais en caftan entra dans un bureau de poste de la capitale et,
s’adressant à un des guichetiers, il lui expliqua qu’il
souhaitait envoyer un mandat.
Quand
le guichetier lui expliqua qu’il devait acheter un formulaire et le
remplir, l’homme en caftan se vit obligé d’avouer avec de
grands soupirs :
- Mais
je ne sais pas le hongrois, moi !
Il
pria aussitôt l’employé de remplir le mandat à sa
place, ce que ce dernier, trop occupé, ne put pas accepter.
- Demandez
cela à quelqu’un dans la queue, lui suggéra-t-il, vous
trouverez bien quelqu’un pour le remplir à votre place.
Le
Juif, le formulaire à la main, promena un regard perçant et
méfiant autour de lui et après de longues hésitations se
choisit un jeune homme. Il se trouve que son choix est par hasard tombé
sur Andor Gábor.
- Savez-vous
écrire, s’il vous plaît ?
- Ben…
C’est ce que prétendent certains critiques.
Alors
le Juif le pria poliment et humblement de bien vouloir remplir son formulaire
à sa place. Andor Gábor accepta et remplit au fur et à
mesure les rubriques du mandat sous la dictée.
- Soixante
couronnes… Chaïm Blumenfeld…
Commerçant… à Strij…
Quand
ce fut fini, le Polonais en caftan lui exprima poliment et humblement de
nouveaux remerciements. Puis il saisit le mandat rempli, mais ne se pressa
guère de retourner au guichet compétent. Il examina
minutieusement le document de gauche et de droite, il cligna de
l’œil, il hocha la tête et marmonna dans sa barbe.
Puis,
cinq bonnes minutes plus tard, il se dirigea enfin vers le guichet. Mais chemin
faisant il changea d’avis. Il s’arrêta, balaya une nouvelle
fois le local du regard et se choisit dans le public un monsieur
élégant et plus âgé, en chapeau claque, il lui
tendit son mandat et l’interpella :
- S’il
vous plaît, Monsieur, auriez-vous l’obligeance de me lire à qui ce mandat est destiné.