Frigyes
Karinthy : "Grimace"
(Choses surhumaines)
- Bonjour, chère Maman…
- Bonjour,
Terri… As-tu bien dormi ?
- Merci,
chère Maman… J'ai un léger point de côté
à gauche pendant ma rotation. Dieu sait ce que ça peut
être.
- Allons, allons, tu n'as
pas honte ? Une si jeune femme à la fleur
de l'âge ! Quand j'avais trente mille ans comme toi, je ne savais même
pas ce que c'était qu'un point de côté.
- Pour
vous, Maman, je veux bien le croire… Même à l'âge de
cent mille ans, vous étiez tout feu tout
flamme… D'ailleurs je ne comprends pas comment c'est possible…
à votre âge.
- Eh
oui, mon petit, ma petite Terri, la jeunesse d'aujourd'hui n'est plus ce
qu'elle était autrefois. Regarde ma mère, Alcyon, ta
grand-mère, aujourd'hui encore elle est tout de feu !… Mais
la jeunesse devient chétive… Toi, par exemple, ma Terri,
dès que j'ai lâché ta main, toute gamine, à
l'âge de quinze mille ans, tu as aussitôt commencé à
te refroidir et tu as attrapé toutes sortes de rougeoles… Et
ces vilaines tumeurs qui abondent toujours sur ton pauvre petit corps…
Que de boutons !…
- Oui,
ce sont des comédons de Gaurisankar[1].
J'ai déjà songé à chercher une pommade.
- Eh
oui, tu es souffrante, ma Terri. Mais je vais te dire d'où ça
vient. Vous ne vivez pas de façon saine… Ton enfant, Luna, ma
petite fille, a déjà brûlé la chandelle par les deux
bouts, elle n'a que la peau sur les os, elle n'aura jamais d'enfant. Vous vivez
mal, mon petit. Dieu sait ce que vous faites toutes les nuits quand je ferme
les yeux. Regarde par exemple le cas de ton frère Saturne… je lui
ai déjà complètement lâché la bride, mais je
te prédis qu'il court à
- Avec
qui ?
- Avec
cette Vénus… cette espèce d'actrice… ça va mal se terminer pour mon
garçon ! Regarde sa figure… et cela fait des milliers
d'années que ça dure… qu'il fait les quatre cents
coups…
- C'est
vrai qu'il a des cernes sous les yeux…
- C'est
pourquoi je te dis, ma petite fille, vous devriez mieux faire attention
à vous. Tu sais, cette région est pleine des germes de toutes
sortes de maladies, des infections très faciles à attraper…
Pas plus tard qu'aujourd'hui, le vieux docteur Neptune m'a parlé de ces
nouvelles bactéries. ça
s'appelle quelque chose comme Homo ou plus populairement Homme Ver …
Ça s'attrape très facilement à ce qu'il dit. Il
paraît que c'est une maladie de la peau, des vers pullulent sur la peau
des gens, ils s'engouffrent même sous la peau, dans ce cas on les appelle
des Vers Mineurs. Alors c'est pour ça que je te dis, ma chérie,
de bien veiller à ta santé.
- Chère
Maman… Je crois que je suis déjà contaminée par
cette maladie…
- Jésus,
Marie, ma Terri ! N'attriste
pas mon cœur. Montre-moi ton cher hémisphère. Ciel, c'est
vrai… Je vois ici une tache rouge… Un bouton rouge…
- Oui,
c'est vrai, Maman, tout l'hiver j'ai souffert de démangeaisons
là. Je crois que je l'ai déjà attrapé. Je le
soupçonne depuis longtemps mais j'ai négligé la chose
parce qu'ils ne me faisaient pas trop souffrir. Mais cet hiver, ces petits vers
sont apparemment vraiment devenus fous à cet endroit… ça a
commencé sur mon Monténégro.
- Aïe,
ma pauvre enfant, je te ferai examiner par le bon docteur
Neptune… Regardez, cher Docteur…
- C'est
la vérité, chère Madame, Mademoiselle Terri est sérieusement
infectée. Il faut savoir que ces bactéries se battent entre
elles, elles se mangent les unes les autres et par là même elles
produisent une sécrétion appelée sang… C’est
ça qui fait la tumeur.
- Aïe,
que nous conseillez-vous, Docteur ?
- Écoutez,
une intervention chirurgicale s'avérera nécessaire si cela
persiste. Mais pour le moment, attendons. Si les vers ne se calment pas, nous
drainerons là un peu d'eau depuis le flanc gauche de Mademoiselle Terri,
ou nous y injecterons un peu de lave de sa chère Maman… Tout
l'organisme a besoin d'être rafraîchi pour qu'ils périssent.
Bouger un peu ne ferait pas de mal. Secouez-vous trois ou quatre fois, Terri.
- Tu
as entendu, ma fille ?
- J'ai
entendu, Maman. J'attends encore un peu, ensuite j'essayerai. Maintenant je
vous quitte, je poursuis mon orbite.
- Que
Dieu te garde, ma fille. Veille sur toi.