Frigyes
Karinthy : "Grimace"
(Choses surhumaines)
Le jeune homme dont
il va être question s'appelle Krakauer, de
métier il est, disons, journaliste. Supposons qu'un jour Krakauer manquait de sujet et il a écrit un grand
reportage sur la faculté des sciences dans lequel il démontre que
les savants de l'université comme ci et comme ça,
çà et là, pour ceci ou pour cela… - Tout ce qui peut
venir à l'esprit d'un journaliste.
Les
savants et les professeurs de l'université se fâchent contre Krakauer. Résumons la situation. Un journaliste,
n'est-ce pas, s'il a une dent contre quelqu'un, il peut écrire toutes
sortes de choses sur la personne dans le journal. Mais que doit faire un savant
qui n'a aucun journal à sa disposition pour s'y venger de Krakauer, il n'a que la science à sa
disposition ?
Ce
jour-là Krakauer se coucha dans son lit avec
le sentiment narquois que la science est impuissante à son égard.
Il s'endormit du sommeil du juste et il rêva qu'il se trouvait dans la
bibliothèque universitaire en train de lire des ouvrages scientifiques.
Le
premier livre qui lui tomba sous la main fut la grande Histoire Universelle du
professeur universitaire. Il feuilleta les pages avec un sourire de
supériorité, mais tout à coup son cœur se
glaça d'effroi. Sur une page il découvrit les lignes suivantes en
gros caractères :
« …après Samuel V. il était question de
placer sur le trône hellénique Krakauer III. dit Krakauer au groin de cochon,
mais peu avant le sacre il attrapa une maladie repoussante et le peuple l'exila
sur une île lointaine. Ce n'est que récemment que les savants ont
exhumé l'histoire de ce malheureux simple d'esprit… »
Krakauer tourna vite la
page, mais pour sa perte. Dans le chapitre sur la guerre d'indépendance
de 1848, il repéra une fois de plus son nom en tant qu'infâme
traître à la patrie que Görgey[1]
avait fait fusiller sur une potence dans une cave car son col était
sale. Ce détail aurait également été
retrouvé récemment par les historiens.
Krakauer commença
à se sentir très mal à l'aise. Il rendit vite l'ouvrage en
sept tomes et demanda au hasard "Le monde des animaux" d'un de nos
savants réputés. À la minute où il l'ouvrit page
127, les lignes suivantes se mirent à brûler devant ses
yeux :
« …fait
également partie de cette famille des courtilières le Krakauer puant (Gryllotalpa
vulgaris) qui émet des
sécrétions nocives. Vu son odeur désagréable on le
détruit avec du pétrole. »
Krakauer, pris de panique,
rendit le livre et en demanda d'autres – horrible !
Dans
l'imposant ouvrage "Manuel de chirurgie", le chapitre "Carcinoma ventriculi ou cracauercinoma" décrivait une maladie
effroyable causée par les minuscules champignons cracauer
qui pullulent dans les déjections du porc.
Un
problème passionnant était présenté dans le
"Recueil des illustrations" :
"Soit
une boule, contenant une quantité krak
de paille d'avoine, coupée en deux par le milieu avec un couteau de
cuisine large de quatre millimètres. Question n°1 : quelle est
la longueur en cm du diamètre tronqué de la boule ? Question
n°2 : si la boule est large de quatre cm, quel est son volume ? Question
n°3 : si la boule est la tête de Krakauer,
combien de gifles pouvez-vous lui placer sur la figure ?
Enfin,
dans le gros ouvrage intitulé "Statistiques", un grand
chapitre traitait la question de savoir la raison pour laquelle la plupart des cambrioleurs
assassins ont leur nom qui commence par K,
et parmi ces derniers, ceux dont le nom commence par Kra représentent la majorité des cas d'inceste et de
ramollissement du cerveau, au demeurant, les noms commençant par Krakau ont
très souvent un casier judiciaire chargé, et pour finir, le nom Krakauer est le
plus fréquent parmi les criminels matricides.
Krakauer se réveilla
dans un râle, et il décommanda son reportage. Depuis lors, il
lève haut son chapeau quand un professeur d'université croise son
chemin.