Frigyes Karinthy : "Les assassins"
Un de mes pires cauchemars.
Il
se trouve que j’habitais dans une vieille rue, au rez-de-chaussée
d’un immeuble à quatre étages, en sous-location
naturellement. Tout à coup, sans transition aucune - comme toujours dans
les rêves - gros vacarme dans la cour, fumée étouffante,
les fenêtres battent, bruits de courses dans les escaliers.
- Au
feu, au feu !
Je
me penche à la fenêtre - le toit de la maison est en feu,
dévoré par de grandes flammes rouges, mais les flammes dansent
à des distances régulières, le long de la
gouttière, on dirait qu’un incendiaire amateur d’ordre a
voulu faire un travail méticuleux et il a fait le tour du toit, un
double mètre à la main, pour n’oublier aucun recoin. En
revanche, aux fenêtres des étages des gens affolés courent
en tous sens tels des taupes dérangées, essayant de descendre en
équipes échevelées. Sur une saillie du toit un homme tient
un discours, les bras en l’air : une noble emphase, un élan
à échauffer les sens résonnent dans sa voix, le feu convaincant
de la certitude flambe sur ses traits échauffés ; une foule
accourt dans la rue et, enivrée, hurle son approbation vers
l’orateur - mon cœur est également assailli par une ivresse
inconnue et je rugis vers le ciel « C’est ça ! Au
feu ! » - avant même de commencer à écouter
l’orateur, ce qu’il dit, et je remarque alors, un peu
interloqué, qu’avec ses gestes larges et passionnés il
répète sans interruption, à un rythme de plus en plus
vertigineux :
Il
pleut, il pleut, bergère
Rentre
tes blancs moutons…
Cela
me fait réfléchir un instant, puis rassuré, je me
dis : évidemment, imbécile, quand une maison est en feu il
faut penser à ses blancs moutons, sinon l’eau accourt dans les
conduits. Je décide de mieux concentrer mon attention.
Des
pompiers en tenue rouge font descendre de longs tuyaux du cinquième
étage et se mettent à arroser vigoureusement la rue en actionnant
d’énormes pompes. Je suis semble-t-il déjà assis
à une table de café ; en face de moi Bányai, un
ancien camarade d’école, lit son journal. Quand je lui demande
pourquoi les pompiers sont habillés en rouge, il remarque avec
supériorité que ce n’est qu’un camouflage, pour
qu’on ne puisse pas distinguer les pompiers dans les flammes. Je
comprends aussitôt l’importance de la chose et j’ai honte de
mon ignorance.
Les
"rougefeu", c’est ainsi qu’on les appelle - et alors
là, dans mon sommeil, ces mots étaient aussi naturels que si je
disais table ou dîner - les rougefeu commencent entre-temps leur travail
quotidien et cela a quelque chose de raisonnable et de rassurant. Ils
s’alignent dans la rue et sur un signal ils sortent de leur poche un
petit étui. On entend un ordre rauque, les rougefeu tournent leur
étui vers le haut, du cuivre craque et un ressort saute. Une longue et
étroite échelle sort de
chaque étui, ils les alignent et les appuient contre les
fenêtres. Puis ils grimpent lestement - un nouvel ordre et les rougefeu
avec tous les mêmes gestes mécaniques, commencent à fermer
les carreaux des fenêtres restées battantes derrière lesquelles
des têtes hirsutes s’efforcent de sortir, étouffées
par la fumée qui tournoie dans les trous noirs des chambres. Parfois il
faut faire preuve de violence, l’homme ou la femme près de la
fenêtre ne veut pas la laisser fermer sur eux, ceux-là, ils les
repoussent dans le trou, ou, si nécessaire, ils les poussent avec le
carreau - par endroits une tête, un pied ou un bras restent
coincés entre les battants fermés et ils pendent, devenus bleus,
au-dessus de la rue. Mais à part ce petit désordre tout est calme,
en quelques minutes toutes les fenêtres sont fermées, de rares
fêlures laissent seulement passer quelques minces serpents de
fumée. Bányai, qui maintenant est inspecteur en chef et qui
derrière un large bureau écrit quelque chose à toute
vitesse, se redresse, se prosterne et fait un rapport satisfait à
monsieur le maire, annonçant que personne ne peut quitter
l’immeuble, tous les orifices ayant été soigneusement
obturés, par conséquent il y a bon espoir que le feu sera
parfaitement éteint. Un homme grand, bien rasé, au regard
ironique, se tient debout devant moi et, accompagnant ses paroles de beaux gestes savants de ses mains, il
m’explique que tout va pour le mieux, on suit la procédure
à la lettre : l’immeuble étant hermétiquement
fermé, on peut atteindre une température très
élevée propre à bien assécher les murs et à
les rendre ignifuges - mais dès que le feu, dans sa propagation
équilibrée aura atteint le premier étage, on ouvrira la
fontaine, alors tout se figera et pourra être démonté par
morceaux. À plusieurs reprises j’essaye d’intervenir, mais
seules mes lèvres bougent, aucune voix ne quitte ma gorge - pendant ce
temps le feu atteint le troisième étage, les fenêtres
bouchées explosent les unes après les autres, le verre fond en
fusant ; alors une crispation mortelle me saisit brusquement à
l’idée que mon petit garçon est resté à
l’étage, dans le nouveau logement que nous venons de louer, et
où les peintres travaillaient. Je m’efforce encore une fois
d’intervenir, les yeux exorbités, mais je n’ai toujours pas
de voix ; enfin, d’une voix glapissante, infantile,
étrangère, comme si je l’entendais de loin, je finis par
proférer « brosse à chaux » et je scrute
anxieusement son visage : a-t-il bien compris ? À ce moment de
nouveaux événements surviennent.
Son
visage s’empourpre, il me saisit le bras et en me chuchotant des paroles
rapides, excitées, il me fait savoir qu’en effet, le parti des
brosses à chaux a bien été fondé en secret et
puisque je suis de toute façon au courant, il m’emmène
à leur conseil sous réserve que je leur promette de garder tout
cela pour moi et surtout de ne pas en parler à des journalistes.
Un
appariteur en uniforme ouvre une porte secrète et, en longeant un long
couloir, nous accédons à la maison en feu. Cela
m’étonne que dans ces longs couloirs, les escaliers sinueux
où nous passons, je ne sente nulle part de la fumée. Mais
Bányai, car c’est lui, m’explique que les locaux du
secrétariat sont herméticement (je crois qu’il voulait dire
hermétiquement) fermés pour que rien ne trouble le calme des
cogitations. Des portes de locaux officiels s’alignent, munies de
chiffres romains et d’écriteaux : "Bureau Central
d’Examen et de Totalisation des Incendies", "Docteur Steph,
Brandon Principal", "Centre Flammèche", "Bureau
d’Exploitation et de Distribution des Flammèches",
"Sous-Commission pour la Préparation de l’Extincteur
Unifié", "Bulletin des Étancheurs de Tisons". Puis
toute une série telle que : "Centre d’Extinction",
"Section Présidentielle du Département des Opérations
d’Extinction", "Représentation Intérieure du
Cumul des Substances d’Extinction", "Secrétariat
d’Analyse et de Contrôle des Affaires Extérieures de la
Chaux".
Le
directeur me salue d’un geste large, il me serre longuement la main, il
se réjouit vivement et me conduit dans l’atelier des instruments
en préparation pour les travaux d’extinction. Des machines
cliquettent, une étouffante odeur d’huile se répand. Devant
un mécanisme compliqué un technicien souillé de cambouis
me donne des explications, ils travaillent depuis des années sur cette
machine ; je conclus de son exposé que ce mécanisme
permettra de teindre les flammes en vert, ce qui permettra d’importantes
économies parce qu’il sera possible d’utiliser pendant
l’extinction les vieux uniformes verts des pompiers. Une autre machine
actionne un dispositif de distillation d’huile : cela sert à
distiller l’eau dans l’huile éventuellement accumulée
dans la maison en feu, l’eau que les pompes des sapeurs pourront ensuite
utiliser dans leurs lances.
On
me conduit ensuite au conseil principal..
Le
président secoue frénétiquement sa clochette, sans
même s’interrompre pendant qu’on me présente. Il
m’invite incidemment à m’asseoir quelque part et à
remettre ma proposition avec celles de la commission de la chaux. Deux orateurs
sont debout à la tribune, le débat fait rage. En bas, dans la
profondeur de la salle, quelques rougefeux discutent entre eux, ils
lèvent parfois un regard ennuyé sur les orateurs. Un grand
échalas maigre fait lecture de dossiers, il en ressort apparemment
qu’une étincelle lancée délibérément
depuis l’immeuble voisin a mis le feu à la maison. Posant ses
dossiers, élevant la voix, il jure devant Dieu et les hommes que la
délégation de croûte ne peut pas être tenue pour
responsable. C’est ensuite le tour de l’autre orateur, il
réclame avec véhémence l’audition des témoins
qui attesteront l’identité du coupable. Le sujet est ensuite
soumis au vote appelé à décider si la cigarette dont
l’étincelle incriminée a jailli était une cigarette
à filtre ou sans filtre. Les partisans du filtre invoquent
l’incompatibilité. Ils nomment une sous-commission et ils
communiquent le résultat du vote aux élèves du laboratoire
de physiologie pour qu’ils puissent se préparer à
l’inauguration solennelle du nouveau pont prévu pour la semaine
suivante.
À
ce moment mon cœur se serre de frayeur pour la seconde fois : la
chambre du troisième étage me revient à l’esprit. Je
pousse des cris inarticulés, d’une voix rauque, cherchant ma
respiration. Deux personnes m’immobilisent, mais le président,
croyant que je demande la parole, intime le silence. Je me lève et me
penche en avant : l’appariteur me colle un timbre sur la main,
poinçonne le lobe de mon oreille, y enfile un fil à coudre, le
noue, passe le nœud du fil au président qui le prend dans sa bouche
et me fait comprendre que je peux parler. Suivent des minutes
pénibles, angoissées ; je voudrais demander la permission de
monter au troisième mais sans y parvenir, je le constate avec frayeur. À
la place je me transforme en moulin à paroles et j’achève
chacune de mes phrases en chantant le refrain : « Car Lord
Teddy à la course de mardi a remporté le dix. »
J’accompagne mon chant de la danse qui s’impose, je me
déhanche rythmiquement. Je tente de calmer mon angoisse parce que
même si je ne m’exprime pas avec clarté, mes gestes gracieux
arriveront à persuader le président que je ne suis qu’un
pauvre homme triste digne d’un meilleur sort et il finira par me faire
monter au troisième. Mes larmes coulent pesamment sur mes mains dans un
bourdonnement monotone.
Un
vif débat s’instaure, certains me donnent raison. Quelqu’un
dit : oui, et comment, la maison doit être reconstruite et qui plus
est sur des bases toutes nouvelles. On a besoin de pieux solides, les piliers
de l’étage ne sont pas mauvais, mais il convient de les scier en
deux, les relier à la cheminée pour qu’en cas de danger le
gaz s’évacue par là. D’autres s’opposent
à cette idée avec véhémence, impossible
d’évacuer pour cela deux logements complets, disent-ils, inutile
de changer quoi que ce soit à cet endroit, en revanche il convient de
capitonner la porte de l’antichambre, cela permettra en se fatiguant
moins, en cas de risque d’incendie, ce qu’il n’est pas
superflu de prévoir, d’empêcher que le poêle prenne
feu tout de suite. Le poêle a apparemment de nombreux détracteurs
ici, beaucoup crient qu’il est la source de tous les malheurs,
c’est toujours là-dedans que prend le feu. Il faudrait mettre des
glaçons dans le poêle et chauffer plutôt dans le
réfrigérateur : ça rétablirait l’équilibre
si longtemps recherché. Un monsieur à la barbe rousse supplie les
autres d’une voix tremblante : Messieurs, mais Messieurs, ce
n’est pas le moment de perdre la tête, par le ciel ne brusquons pas
la chose comme des étourdis qui, dès qu’une première
flamme s’échappe crient tout de suite « de
l’eau » ; gardons notre sang-froid, restons assis
à notre place, pondérés, virils, et cogitons calmement sur
notre avenir afin de mettre en œuvre un plan sûr, cohérent,
unitaire, adéquat, réfléchi dans chaque détail pour
éteindre le feu. Du sang-froid, Messieurs, du sang-froid, il serait
impardonnable de brusquer la chose maintenant !
C’est
alors que l’image de la chambre du troisième étage
s’enflamme devant moi pour la troisième fois, une torpeur proche
de l’évanouissement me frappe aux tempes ! J’entends
les clapotis de l’eau froide qui coule dans les caves. Les planches
fatiguées des parquets inondés nagent. Au loin, au-delà
des murs, un hurlement allongé monte vers le ciel, un cri sans mots,
sourd, monocorde. Et la voix de mon petit garçon, de plus en plus
pressante :
- Papa !
Papa !
À
mon grand étonnement cette voix n’est nullement effrayée,
plutôt gaie, rieuse. Dans un effort surhumain je gonfle mes
poumons ; enfin je parviens à sortir mon cri en y enfonçant
mon poing.
En
franchissant la confuse toile d’araignée des images
disloquées, mon dernier sentiment fut une sorte d’obscur scrupule
d’avoir lâchement fui, je me suis réveillé et je les
ai abandonnés dans l’enfer crépitant et flambant de mon
rêve qui, au moment même où je l’ai
déserté, s’écroule sur leur tête.