Frigyes Karinthy :   "Les assassins"

 

 

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La Mort magnÉtique

 

Au début du mois de février de l'an 19... on me convia à Melbourne par télégramme pour qu'en ma qualité de directeur de l'institut bactériologique de l'école supérieure de Philadelphie, je collecte des données et je rédige un rapport sur la nouvelle et effroyable épidémie qui s'était déclarée dans cette ville et sur laquelle  seules des informations incertaines et indirectes avaient filtré jusqu'alors. Ce qu'on disait de cette nouvelle maladie, ou plutôt de ce nouveau type de décès puisqu'on ne connaissait pas un seul cas de guérison, paraissait inconcevable.

Je me rappelle parfaitement que durant le trajet j'ai plusieurs fois pensé à Edmund Dale, mon vieux camarade d'école dont j'avais entendu dire qu'après sa sortie de la faculté de théologie il s'était fait nommer pasteur à Melbourne. Une fugace envie de le revoir me traversa l'esprit, cela me permettrait du même coup de combler un peu ma solitude.

Ensuite, à Melbourne, dans l'agitation des premiers jours, il m’était complètement sorti de la tête. De mon hôtel je me suis fait directement conduire à l'université, chez le professeur X auprès duquel j'avais une lettre de recommandation. C'est lui qui me mit au courant de tous les horribles détails. La nouvelle maladie avait surgi environ six semaines auparavant, de manière totalement inattendue. Pour la première victime, un commerçant, on n'avait pas encore d'idée sur ce qui se passait : l'homme, par ailleurs bien portant, s'était effondré dans la rue ; on ne l'avait pas autopsié très sérieusement, on s'était contenté de constater une attaque cérébrale. C'est seulement après l'étude du quatrième ou du cinquième décès brutal qu'il s’était avéré que les causes n'étaient pas fortuites et indépendantes : dans le cœur et le cerveau on avait chaque fois retrouvé la même lésion jusque-là inconnue ; à la surprise générale la médecine n'avait rencontré de lésion semblable que dans la dissection de personnes foudroyées par un courant électrique à haute tension. Par ailleurs une certaine défiguration des visages, une contraction spasmodique des doigts confirmait également ce faciès très caractéristique. Le professeur X m'apprit qu'en ville la population avait déjà donné à cette maladie, à cette épidémie, le nom de "mort magnétique" ou encore "mort électrique". Quelle en était la cause ? Personne n'en avait la moindre idée ; on avait pu tout au plus constater à l'évidence qu'il ne s'agissait pas cette fois d'une substance toxique ni d'une bactérie ; ni les malades, ni les cadavres ne présentaient un danger pour les bien portants : elle n'était pas transmise par des porteurs de germe ; le microscope n'avait pu découvrir dans les tissus que des altérations purement physiques. Aux points les plus divers de la ville, de façon totalement inattendue, les victimes se trouvaient mal, tombaient, étaient prises de convulsions et mouraient : déjà plus de trois cents morts dont plus de deux cent les tout derniers jours.

Je ne suis pas écrivain, ainsi je ne peux que présenter factuellement, sous forme de reportage, ce que j'ai vu et entendu. Je n'essaye pas de vous dépeindre la terreur qui se généralisait, chargée d'une angoisse glacée, que ceux qui connaissaient la cause de cette panique pouvaient lire sur le regard inquiet des passants, dans les rues, sur les places, dans toute la ville en effervescence ; la vie y continuait néanmoins de suivre son cours habituel. J'ajouterai brièvement que dès la première semaine j'eus l'occasion de voir le cadavre d'un homme emporté par la mort magnétique, et, chose horrible, de voir aussi la mort magnétique elle-même.

Je rentrais à la hâte à mon hôtel pour prendre quelques échantillons - je dois avouer qu'à ce moment-là je m'efforçais encore de démontrer en secret que la mort magnétique était bel et bien générée par un agent pathogène, un bacille, comme n'importe quelle autre épidémie. Avec une certaine joie intérieure maligne et une vanité de savant, typiquement comme un homme de laboratoire, j’avais pris la conception des cercles médicaux locaux pour une fantasmagorie naïve et indigne de vrais savants, et déjà j'avais rédigé quelques pages d'une communication que je destinais au Bacteriological Weekly, qui ferait un peu allonger le nez de ces Messieurs.

Cela s'est passé à l'arrêt du tram, ou plutôt dans le tram dont je venais de descendre. J'ai fait quelques pas quand j'ai été arrêté par des cris effrayés, étouffés, derrière moi. Directement devant le marchepied du tram un homme était là allongé ; apparemment il venait de descendre lorsqu'il avait été pris d'une crise. Cet homme était agité de convulsions épileptiques, sa ronde figure de bourgeois se tordait dans d'atroces souffrances. Il fut à l'instant entouré par un attroupement, certains se penchaient au-dessus de lui - il  est certain que dès le premier instant j'ai entendu prononcer l'expression "mort magnétique".

Je suis revenu, je me suis précipité tout près et alors je me suis heurté à Edmund Dale qui à la hâte, presque en courant, tâchait de gagner le trottoir.

C'est moi qui l'ai reconnu.

- Dale ! - lui ai-je crié.

Il recula et fixa sur moi des yeux effarés. Il était singulièrement maigre et fatigué, d’une pâleur blafarde, la scène précédente ne pouvait pas l'expliquer à elle seule. Je lui dis aussi vite que je pus :

- Je pensais te faire signe, j'avais l'intention d'aller te voir. Je te propose qu'on aille déjeuner ensemble. Que s'est-il passé ici ?

Il haussa nerveusement les épaules, d'abord il ne me répondit pas, mais quand je voulus faire un pas vers la foule il attrapa mon bras.

- Laisse tomber - dit-il, d'une voix rauque, renfrognée - que veux-tu  voir là ?

Je voulais lui expliquer que la chose m'intéressait en tant que médecin, mais il agrippa mon bras et me traîna vers le trottoir. En même temps il me dit rapidement, d'une voix étouffée :

- Un imbécile de bourgeois, qu'est-ce que j'en sais ? Je voulais seulement descendre du tram et il a voulu passer devant moi. Peut-être m'a-t-il aussi un peu bousculé. Maintenant le voilà là.

- Tu étais dans le même tram ?

- Oui. Excuse-moi, je ne t'ai pas vu.

- Moi non plus.

Pendant quelques minutes nous marchâmes côte à côte sans rien dire. Je ne sais pas ce qui m'a troublé : j'ai ressenti un froid étrange.

- On aurait quand même dû aller le voir. – dis-je enfin. - On dirait, cette épidémie… Ce qu'on appelle ici la mort magnétique… Tu sais, c'est justement cela qui m'amène à Melbourne.

Il s'arrêta, se tourna vers moi et me regarda intensément dans les yeux. J'allais ouvrir la bouche mais je n'arrivais pas à prononcer le moindre mot. Je fus pris d'une terreur étrange, je ressentis au bout de mes doigts un fourmillement convulsif, et mes cheveux aussi étaient comme tourmentés. Pourtant son regard était profond, douloureux, intérieur. Il me dit doucement, avec un sourire triste :

- N'est-ce pas que tu n'iras pas le regarder, tu n'iras pas parce que c'est moi qui te le demande et que tu ne souhaites pas me contrarier ?

Je ne savais que répondre, Tout mon corps trembla d’étonnement.

Il  marcha un moment la tête baissée puis il se mit à parler d'une voix lasse et monotone, comme pour lui-même.

- C'est trop tard, désormais tout m'est égal… Aujourd’hui ou demain… Je ne resterai pas ici… Si je ne t'avais pas rencontré… Je me serais confié à quelqu'un d'autre… À un inconnu…

Il s'arrêta et dit en tremblant :

- Marius, je t'ai toujours aimé… Tout au moins je le crois… Pourtant je t'en supplie, va-t'en, sauve-toi, quitte cette ville aussi vite que tu peux…

- Moi aussi je t'ai toujours aimé - c'est tout ce que je pus répondre. C'était un dialogue étrange, dans la rue. De nouveau il me fixa.

- En es-tu sûr ?

Mes lèvres bégayèrent quelque chose convulsivement. Mon cerveau fut envahi d'un brouillard. J'étais sur le point de m'évanouir, je ne savais plus si nous n'étions pas là debout depuis des heures, figés, ou seulement depuis quelques minutes ? Au prix d'un immense effort, comme un somnambule qui parle, je réussis à proférer dans un pitoyable effroi :

- Ne… ne… ne dis rien…

Mais il était trop tard.

- C'est moi la mort magnétique - dit Edmund Dale.

 

*

- Marius, j'ai toujours cru aimer mon prochain, je croyais en moi et en mon bon cœur quand on m'a nommé pasteur et que je suis venu en Australie. La fois où cette chose affreuse s'est produite, lorsque au bout de quelques jours j'ai compris, c'est-à-dire que désormais j'avais la même aptitude que le caméléon quand il change de couleur, ou que la raie électrique quand elle foudroie à distance les petits poissons : ce jour-là j'ai remercié Dieu de m'avoir puni moi et pas un autre qui abuserait de ce pouvoir. Sais-je moi qui je suis et qui nous sommes tous, nous qui nous croyons bons et aimants qui avons horreur du sang et qui détestons le spectacle de la souffrance. Une effroyable terreur m’a saisi quand s’est révélée pour la première fois mon épouvantable capacité de nuire, lorsque mon assaillant, un assassin, s'est étalé devant moi en gémissant sans que je le touche, ce jour-là encore j'ai pu me bercer d'illusions en me disant que ce qui s'était passé n'était qu'une forme d'autodéfense et qu'aucune intention malfaisante de mon cœur n'accompagnait la puissance terrifiante de mon cerveau. Mais lorsqu'un commerçant, cent pas après m'avoir croisé dans la rue, s'est effondré, est mort - les cheveux se sont dressés sur ma tête, j'ai reconnu les mêmes spasmes et les mêmes convulsions sur son visage torturé, alors je suis rentré en moi-même et mon cœur s'est arrêté de battre Je me suis rappelé que lorsqu'il était passé près de moi je l'avais envié pour son beau manteau, j'en aurais voulu un semblable pour moi. Je croyais ma volonté guidée par la pensée et le raisonnement ; mais quelque part dans des profondeurs sombres de mon cerveau dont j'ignore tout, où l'instinct, toujours immuable, agit caché, libre, c'est ma volonté inconsciente qui avait condamné à mort ce malheureux parce qu'il avait un plus beau manteau que moi. Et mon maudit pouvoir a exécuté la sentence. N'interviens pas, ne me justifie pas, ne parle pas - ne rêves-tu pas souvent la mort de connaissances, de parents, de ta mère, de tes frères ? Tu te réveilles en sueur, tu te rassures, content que ce n'était qu'un rêve - or c'est la volonté libérée qui a fonctionné en toi dans ton rêve ; dans ton rêve, tu as souhaité leur mort, tu les as tués ; et si tu réexamines ta journée qui a précédé ce rêve, tu verras que la personne que tu as tuée t'a offensé en quelque chose ce jour-là - elle t'a regardé de travers, elle a eu pour toi un mot dur, ou tu venais d'apprendre qu'elle gagnait plus que toi. Oh, cette horrible expérience m'a révélé que pour la moindre offense nous souhaitons la mort de n'importe qui, la mort… Parfois même sans offense. Parce qu’un prédateur sommeille en nous, projette plus de ravages que ce qu'il peut commettre. Écoute-moi bien, Marius. Jusqu'à présent j'ai tué trois cents personnes dont, sans cette découverte épouvantable, je n'aurais jamais su que j'avais souhaité leur mort. La plupart, des passants anonymes, inconnus, je les avais croisées un instant, peut-être est-ce leur visage qui m'a déplu ? Ou m'ont-elles renvoyé un regard insuffisamment aimable. Néanmoins il y avait parmi elles de nombreux amis et beaucoup que je croyais aimer autant que moi-même. Te rappelles-tu l'homme de tantôt qui s'est effondré devant le tram ? Il voulait me voler un demi-instant, descendre avant moi. Je l'ai tué car il s'est mis sur ma route.

 

*

Hébété, j'ai regardé autour de moi. Comment avons-nous pu gagner sa chambre ? Ceci restera toujours un mystère pour moi. Edmund Dale se tenait près de l'armoire, les mains jointes dans le dos, il regardait devant lui.

- Et j'ai tué la jeune fille que j'aimais et pour laquelle j'aurais pu mourir, parce que dans la rue elle a suivi du regard un officier anglais.

Je redescendis lentement sur terre : mes mains fouillaient inconsciemment dans mes poches. C'est comme endormi que je sortis tous les objets que j'avais sur moi.

- Edmund Dale… bégayé-je, une sueur froide au front… Tiens… voilà tout ce que j'ai… Veux-tu ma montre ? Mon argent ?…

Il fit la moue, haussa les épaules. Distraitement il se mit à fouiller parmi les objets, il tomba sur des feuilles de papier, il les regarda.

- Ah bon - dit-il en les écartant - une petite dissertation… contre nos médecins… Si elle paraît, cela nuira un peu à leur renommée… Éventuellement, elle les ruinera… Bien sûr si tu osais poignarder ouvertement tes confrères, ce serait mieux… Mais la loi est la loi…

Il eut un vilain rire :

- Je ne te ferai pas de mal, mais seulement parce que je te méprise et tu ne m’intéresses pas. Tu n'es qu'un misérable paria tout comme moi. Au Moyen-Âge les gens s'entretuaient moins car le noble chevalier pouvait abattre en combat ouvert le téméraire qui aurait osé toucher à sa cape en passant. Aujourd'hui tout un tas de lois compriment en nous la bestialité - la force en est accrue et elle trouve d'autant plus à s’échapper.

Pendant de longues minutes il fit les cent pas, les mains dans le dos, la tête baissée. Plus tard je me suis souvenu que pendant ce temps, moi, accroupi par terre, je l'observais la tête rentrée entre les épaules, le cou penché, avec les gestes d'un chat jeté dans la cage aux loups. Il s'arrêta devant moi.

- Ne crains rien, Marius, va en paix. Et tu peux écrire et publier que c'est fini, la mort magnétique à Melbourne - tu peux l'écrire et tu peux assassiner tes confrères de quelques sarcasmes, à votre façon. Moi je n'ai rien à faire parmi vous. Grâce à Dieu j'ai compris que ma puissance n'a pas de prise sur les animaux, seulement sur les hommes. L'espèce humaine disparaîtra de la Terre car son instinct a pourri et a dégénéré au fond de son âme malade, elle se dévorera elle-même dans sa boulimie et sa haine effroyables. Moi, fils de la plus vile espèce de la Terre, dans lequel le péché est parvenu à la conscience, je rejette avec dégoût le nom et la tradition de ma gent abjecte afin de retourner parmi les fauves purs et nobles qui s'entre-déchirent en combats ouverts et au milieu desquels quelqu'un qui assassine, risque au moins sa peau pour que son destin s'accomplisse, destin qui l'avait convié au crime, à la mort et à la destruction, je m'en vais vivre parmi les douces fleurs, les arbres sourds et les eaux taciturnes…

 

*

Quinze jours plus tard j'ai pu ramener en Amérique le rapport dont j'avais la charge : cette maladie mystérieuse avait disparu comme elle était apparue. Mon mémoire fut publié et fit grand bruit. Depuis je n'ai plus pensé à Edmund Dale et je n'en ai parlé à personne, s'il me venait à l'esprit je chassais son souvenir comme un stupide cauchemar. Voici quelques jours j'ai eu de ses nouvelles, on l'a retrouvé déchiqueté dans une forêt : une bête fauve d'un nom rare, que l’on ne rencontre généralement qu’au zoo, gisait auprès de lui, apparemment ils avaient péri en se combattant - la tête du pasteur entre les mâchoires énormes de la bête, ses doigts agrippés au cou du fauve, on a à peine pu les séparer.

 

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