Frigyes Karinthy : "Les assassins"
Prologue
- - C'est par ici, dit le portier et
il me conduisit vers l'entrée du sous-sol. Descendez l'escalier, tournez
à droite, longez le couloir, tournez à gauche et vous verrez au
bout la porte avec l'écriteau : "Directeur".
J'ai
passé des couloirs souterrains étroits en me demandant pourquoi
le directeur habitait sous la terre. Mais j'ai compris que le
music-hall occupait entièrement le rez-de-chaussée, que d'en bas
on pouvait très bien le gérer et que tout était
très économique. C'était un monde complexe de trappes, de
poutres et de corniches, de petites lampes électriques pointillaient
l'obscurité. Il y régnait une odeur de bois blanc, d'huile.
Il
faisait chaud dans le bureau du directeur, les murs souterrains étaient
couverts de lourds tapis onéreux. Il me fit asseoir dans un confortable
fauteuil et m'offrit un havane. La blancheur de son visage bien rasé
rayonnait derrière le bureau, ses yeux blasés et sarcastiques
bougeaient distraitement. Devant lui sur la table une série de boutons
électriques, ses doigts ne cessaient pas d'y pianoter.
- Je
voulais justement téléphoner, dit-il, je croyais que vous
étiez perdu.
J'ai
hoché la tête et l'avertissement d'être prudent avec lui me
revint à l'esprit.
- C'est
Son Excellence qui vous a recommandé, me dit le directeur, mais moi
aussi j'aime bien lire ce que vous écrivez. J'ai toujours à
cœur d'employer des jeunes gens de talent, ambitieux, ça nous
apporte des forces nouvelles et vous donne à vous une opportunité
sans laquelle vous auriez beau être doués, vous n'iriez pas loin.
Ça vous permet de connaître un peu la vie.
J'ai
balbutié quelques compliments, disant à quel point j'admirais
cette entreprise aux rênes complexes dirigées d'une main
sûre. Il m'écouta en relâchant son double menton. Il
avança négligemment :
- Il
ne s'agit cette fois que d'un petit boulot, mais si nous sommes contents l'un
de l'autre, il y en aura d'autres plus tard.
Il
m’observait de biais, froid, ironique, cruel, puis poursuivit :
- Chez
nous on peut gagner sa vie.
Il
rit et me tapota l'épaule.
Je
souris péniblement mais mon visage se figea. Une plainte allongée
s’entendait de l'extérieur du côté du couloir, il s'y
mêlait les écumes d'un râle qui se transforma ensuite en un
battement de tambour. Le directeur me regarda du haut de sa bienveillance et me
rassura.
- Ils
répètent, ne craignez rien.
- C'est
curieux, dis-je en frissonnant encore, pour moi c'est un peu inhabituel…
Est-ce toujours aussi sérieux ?
Il
se leva et fit les cent pas devant moi les mains dans les poches. Je
découvris qu'il boitait.
- C'est
absolument sérieux, mon jeune ami. Une entreprise de cette taille ne
peut rester cohérente que dans la plus stricte discipline. Chacun doit
donner son maximum, il ne s'agit pas de plaisanter. Des sommes
élevées sont en jeu, tout doit marcher à coup sûr,
le public en veut pour son argent. Le jour de la représentation aucun
accroc n'est permis, tout ce qui est véreux, faible, non viable, doit
être éliminé dès les répétitions.
Comme dans une machine, ça doit être huilé à la
perfection. Le public ne doit plus voir ni copeaux, ni sueur.
Il
s'arrêta devant moi et posa ses deux mains sur mes épaules. Sa
voix se fit plus intime.
- Mais
pour un artiste de talent comme vous, ça ne fait pas de mal de jeter un
coup d'œil derrière les coulisses, hein ? Les gens comme nous
– sans vous offenser – ça nous intéresse plus que la
salle, que la représentation finie. Nous, les ouvriers du spectacle,
hein ?… Nous aimons voir de près la fabrication du
sensationnel. Y participer, n'est-ce pas… Puis pour vous, ça ne
vous fait pas de mal de mieux connaître le côté technique.
Vous y perdez des illusions mais vous recevez autre chose qui, plus tard, vaudra
de l'or : un peu de supériorité, une ironie qui permet de se
retrouver en société. Et puis (il rit crûment en
lançant des clins d'œil), un peu de positionnement et, plus tard,
un peu de pouvoir… hein, jeune homme ? Pensez-y. Un petit titre
éventuellement… Quelques privilèges que nous serons peu
à connaître.
Il
alla à la fenêtre et pressa un bouton. La pièce s'assombrit
en rouge et je mis du temps à remarquer que le mur d'en face s'ouvrait
lentement. Au-delà du mur s'étalait un champ
ténébreux avec un ciel crépusculaire, entrecoupé de
bandes bordeaux et jaunes. Une colline s'élevait avec à son
sommet une longue haie. Un vent froid se mit à souffler. Le directeur
dit :
- Par
ici, suivez-moi bien. Faites attention de ne pas trébucher.
On
entendit des coups de tonnerre lointains, des fusées lumineuses
grimpèrent dans le ciel. Nous nous suivions sur une passerelle
improvisée, le directeur éclaira le passage avec une lampe de
poche. C'est alors que je remarquai les serpents sinueux sous mes pieds, les
soldats. De nouveau tonnèrent les canons et des fusées
éclairèrent le paysage. Je vis des troupes défiler
laborieusement sur des sentiers caillouteux. Des cadavres jonchaient le sol
entre les arbres.
Le
directeur appuya sur un autre bouton et alors la lumière du jour arrosa
le décor.
- Vous
voyez, tout est authentique, nous ne sommes pas près de nos sous. Des
arbres véritables. Un sol véritable, des armes véritables.
Les cadavres aussi sont vrais. Comme s'ils étaient morts au lit, dans
leurs draps. Allez voir, vous pouvez les toucher. C'est assez authentique,
n'est-ce pas ?
Il
mit ses mains en porte-voix et cria vers les cintres infiniment haut, loin
au-dessus de nos têtes.
- Hé, Majer, un peu plus à gauche, la lumière. Et
ici, au centre, je voudrais une petite bataille, si possible avec corps
à corps. Et plus de son, beaucoup plus de son. Ce soldat, là-bas,
se tient mal : fusillez-le.
Un
terrible coup de tonnerre secoua les montagnes, des mines sautèrent,
l'écho fut long à disparaître, puis des cris, des
râles, des gémissements. Des chevaux hennirent, la boue clapota.
Le directeur se tourna vers moi :
- Vous
ne trouvez pas que la mise en scène est homogène ? Car il ne
faut pas oublier que l'œuvre, telle que mes auteurs maison l'ont
ficelée, est en soi confuse et incohérente à maints
endroits. Nous avons picoré des documents çà et là,
d'après César, Hannibal et Napoléon. L'intrigue est maigre
mais il y a d'autant plus de sites et de scènes. Nous remuons de grandes
foules, effet garanti.
Comme
je ne savais pas quoi répondre il se mit à méditer :
- Évidemment
vous, jeune et idéaliste, vous allez me rétorquer : à
quoi servent toutes ces vieilleries, ces pièces
réchauffées, alors que déjà elles n'avaient pas grand
sens il y a mille ans. Je ne l'ignore pas, jeune homme. Je lis moi aussi vos
scribouillages, même si je n'en ai pas l'air. Bien sûr, je sais
parfaitement qu'il vaudrait mieux inventer quelque chose de nouveau, de plus
beau, quelque chose où bouillonnerait le talent, l'esprit, la force,
l'élan de la jeunesse, critères nouveaux, mœurs nouvelles
pour l'humanité renouvelée, pour que sur cette belle scène
avec son magnifique équipement, pour qu'ici sur ce superbe champ, et
au-dessus de lui avec le Soleil, notre splendide lustre, on y joue un drame
nouveau dans un nouveau milieu, avec des moralités nouvelles, une
esthétique nouvelle ; je sais bien qu'il faudrait tenter de faire
autre chose, pourquoi ne saurions-nous pas écrire et jouer, nous aussi,
aussi bien que les anciens, ou même mieux ? Bien mieux ? Plus
vrai ? Peut-être les anciens ne faisaient-ils ni beau, ni vrai et
nous ne les admirions que par habitude, par inertie ! C'est ce que vous
pensez, jeune homme, mais que faire ? Croyez le vieux comédien que
je suis, c'est ça que veut le public. Le public ne veut pas
des classiques, c'est comme ça, et moi, n'est-ce pas, je suis un homme
d'affaires, ce qui signifie que j'aime bien vivre. Par ici, s'il vous
plaît, retournons dans mon bureau.
La
porte se referma derrière nous et le directeur s'adossa confortablement
dans son fauteuil. Il dit tout en observant distraitement ses ongles :
- Bref,
parlons un peu affaires, pour cette pièce j'aurais besoin d'un prologue.
D'un prologue pas trop long, en vers, naturellement, et sous une forme facile
à déclamer. Le sujet n'est pas difficile à trouver, tout
est donné, je pense qu'il n'est pas nécessaire de raconter le
contenu de la pièce dès le prologue, il faut laisser le public
découvrir la mille et unième fois ce qu'il a déjà
vu mille fois, mais je penserais plutôt à quelque chose
d'exaltant, vous me comprenez ? À une pensée qui
résumerait tout ce que les auteurs ont oublié dans la
pièce.
Le
directeur semblait s'adresser à son public, avec chaleur et
enthousiasme, déclarant qu'il voulait ceci ou cela.
- Je
voulais éveiller en vous, Mesdames et Messieurs, de nobles et
pathétiques sentiments : la grandeur de l'homme, la
générosité, le patriotisme. Ce qui n'est pas faux
après tout, parce que dans la pièce il y a ces choses me
semble-t-il, mais comme je vous le disais, il faut écrire ce prologue
comme si le directeur avait voulu monter la pièce parce qu’il
y a de telles choses dedans et non pour le succès. Bon, je suis
sûr que vous y arriverez. Et alors je ferai imprimer ce prologue sur le
programme.
Il
me regarda attentivement mais sans me presser. Puis il dit soudain :
- Bon,
vous écrirez cela en un tour de main. Pourquoi tarder ? Il y a
là un bureau très confortable, la porte est capitonnée, on
laisse les bruits de la scène à l'extérieur, vous vous
asseyez gentiment dans le fauteuil, vous préparez devant vous quelques
bons cigares – ceux-ci vous conviendront-ils ? – une bouteille
de liqueur, vous méditez parce que vous, poète, vous aimez cela,
et une ou deux heures plus tard le prologue sera là sur papier.
Jusqu'à onze heures je suis ici, je passe le prendre et voilà
l'affaire conclue. La première personne à laquelle je le
montrerai sera bien sûr Son Excellence ; ça ne fait jamais de
mal à un jeune homme si à l'Académie on est au courant de
ce qu'il fait. Un soupçon d'immortalité, sapristi, surtout si
ça permet de toucher un acompte. Qu'est-ce que ça coûte
pour un homme talentueux comme vous ? Quelques belles rimes, quelques
métaphores – et voilà.
C'est
juste, me dis-je, assis dans le fauteuil vert de l'autre pièce, un
cigare à la bouche, fixant une volute de fumée, - qu'est-ce que
ça coûte ? Puisque je connais mon métier et j'ai des
métaphores.
J'ai
posé mon stylo sur la feuille et je l'ai regardée fixement.
Ensuite j’ai écrit pensivement et distraitement :
« aïe » et j’ai écrit « mon
Dieu ! », puis encore « aïe » et
encore « mon Dieu ! »… Puis passèrent
de longues minutes et des heures et les lignes se remplirent sur la
feuille… un et même mot, cent fois, mille fois
répété… aïe… aïe…
aïe… en lettres de plus en plus grosses… de plus en plus
obstinées, de plus en plus têtues, sans fin… Et
au-delà de mes yeux embrumés, de mes lèvres pendantes,
avachies d’épuisement mon pauvre cerveau torturé
remâchait lentement une image, avec un mortel plaisir : comme
ça va être bien dans un instant, quand ils viendront me chercher,
ils me soulèveront en douceur, sans me pousser, sans me bousculer, comme
les décors là-bas, on me parlera gentiment, on me rassurera, on
m’installera dans une voiture… comme ce sera merveilleux de
m’asseoir dans la cellule fraîche de l’asile, de regarder,
regarder les murs infiniment blancs… de savoir que là ils ne
pourront pas me faire de mal, ils ne pourront plus me parler… Parce que
je ne serai plus un homme et je ne devrai plus répondre de rien.