Frigyes Karinthy : "Les assassins"
soif
…Qu’est-ce qu’il y a ?…
Qu’est qu’il veut ?… On m’emmène
déjà ?… Pas encore ?… Lui, c’est
qui ?… L’avocat… Bonjour, Marius… Que
veut-il ? Le recours en grâce… Il n’est pas
arrivé ? Bon, tant pis… Mon souhait ?… Oui, je
comprends… Ma dernière volonté…
Allez
au diable, Marius… Je ne souhaite rien… Sinon qu’on
m’apporte à boire… Non, pas cette lavasse… j’en
ai plus qu’assez… autre chose, du vin ou du thé… Non,
plutôt quelque chose de rafraîchissant… bien glacé, bien
frais… quelque chose qui soit à la fois aigre et doux…
transparent, frais, rose… Non, plutôt blanc-bleu… Son nom
m’échappe, laissez-moi… Je ne me rappelle pas… Je me
rappelle seulement le goût… Dans ma gorge… Et
j’étouffe… J’étouffe encore.
Malédiction !
Je ne me rappelle pas ce nom ! Je suis incapable de nommer cette boisson -
mais je n’ai plus le temps… Vite, tant que c’est
possible… Vous, Marius, vous pouvez peut-être me le dire…
Restez, Marius, ne tremblez pas, ne soyez pas nerveux… Au diable ce recours
en grâce ! On n’en a pas besoin, ça, c’est plus
important… Tout est perdu si je ne l’ai pas avant qu’on
étouffe cette soif en moi…
Restez,
je veux parler… Je veux dire, je veux expliquer… Peut-être
n’est-il pas trop tard… Dites-leur, au procureur et aux
autres… Que maintenant je comprends, je commence à
comprendre… Mais ma gorge est sèche, ça
m’empêche de parler, donnez-moi ce verre… Pouah ?
C’est dégoûtant ! Ce n’est pas ça.
Ce
n’est pas ça, Docteur, comprenez enfin… Comprenez que toute
ma vie j’ai eu soif… Depuis trente ans… Je n’en pouvais
plus… Infamie ! Infamie ! Ma pauvre tête… Ça
ne me revient toujours pas…
Dès
mon plus jeune âge… Je n’avais que neuf ou dix ans… On
me faisait marcher, on se moquait de moi… Je réclamais toujours
cette boisson-là quand j’avais soif… Cette boisson…
Mais personne ne pouvait la nommer et moi j’ai oublié son
nom… Mais dis, c’est quoi ? - me demandait-on, dis,
c’est quoi, sale gosse… De l’eau ?… Non… Pas
de l’eau… Du vin ? Une liqueur ? De la
grenadine ?… Non, non… Du jus de pomme frais ?…
Non, pas ça… Pas frais, seulement tiède… Un liquide
translucide, doucement bouillonnant, bleuâtre… Il jaillit
d’une roche blanche et bouillonne doucement… Tu penses peut-être
à l’eau artésienne, tu as dû en boire une fois et tu
l’as oubliée… Non, non… Je connais l’eau du
puits artésien… Ma boisson est plus légère, plus
douce, plus tendre… Ce n’est qu’une presque boisson dont la
substance s’effiloche… Quelque chose entre boisson et
effluve… Un effluve liquide, un liquide aérien… Il suffit de
le porter aux lèvres, et il se déverse dans le corps, se
répand partout, diffus comme une goutte d’encre dans
l’eau… Il se répand, il remplit le corps et
l’âme de fraîcheur, d’arôme et de
sérénité… Si j’arrivais à en boire,
rien qu’une gorgée, je ne ressentirais plus cette soif… Mais
qu’est-ce que ça peut être ?
Qu’est-ce
que ça peut-être ? J’ai médité
là-dessus des heures durant, errant, inconscient, perdu dans les champs,
étendu sur le canapé, les yeux fermés, ramant dans un
canot entre des eaux tourmentées. Parois je m’arrêtais un
instant pour flairer… Je mordais l’air de mes narines… le
parfum venait de glisser sous mon nez, holà, attrapez-le… il
n’est plus là, il a disparu ! Je tendais les lèvres,
la gorge sèche… de l’eau !… en vain !…
comme l’eau était épaisse et gluante et impure par rapport
à la boisson que je voulais ! C’était gras, huileux.
Ça descendait lourdement dans ma gorge et je sentais que ma soif ne
faisait qu’augmenter.
Elle
ne faisait qu’augmenter… Comprenez-le, c’est
littéralement vrai, j’étais à la recherche
d’une boisson, j’étais sûr qu’elle existait
quelque part, mais j’ignorais où… Au début ça
me faisait sourire, j’espérais que ça me reviendrait…
Je la croiserais par hasard, quelqu’un la poserait doucement devant moi
dans une carafe en cristal taillé… Je la verrais dans une vitrine
ou sur une table dressée. J’étais certain de la
reconnaître d’emblée, que je ne la confondrais avec aucune
autre !… Puisque dans mon for intérieur, au fond de mon
âme et de mon cœur je sais précisément quelle est
cette boisson, c’est juste le nom qui me manque… Ma langue et ma
gorge et mes lèvres s’en souviennent, j’ai seulement
oublié son nom… Sa saveur me revient clairement parfois - comme
maintenant quand on en parle - au point que j’ai sursauté et je me
suis mis à sa recherche en haletant et en déglutissant…
Elle doit être dans la pièce, on me l’a cachée…
Je suis quasiment mort de soif…
Dans
des restaurants, des tavernes, des pubs anglais, des buvettes ou sur les hautes
chaises de bars américains, longuement et avec force détails
j’essayais d’expliquer aux garçons ce que je voulais
commander. Je tentais d’être aussi précis que possible dans
ma description… Et pendant que je parlais, les paupières
fermées, les yeux tournés vers l’intérieur pour
mieux sentir la saveur de la boisson - pendant que je parlais ainsi, une image
flottait devant moi… Un paysage étrange, extraterrestre… De
grands arbres inconnus… Et un géant… Ou plutôt une
géante, oui… Douce et terrifiante comme une grande colline vivante
et palpitante, couverte de forêts murmurantes et bruissantes… Plus
tard j’ai remarqué que je revoyais cette même image chaque
fois que je pensais à cette maudite boisson. La forêt bruissait et
la géante, avec ses membres tendres et terribles, me regardait avec une grande
douceur… Puis un orage se levait, les arbres se tordaient jusqu’au
sol, le ciel s’assombrissait et tout s’effilochait… Et une
souffrance infernale, une soif infernale, brûlait mon corps…
Les
garçons m’écoutaient courtoisement… L’un ou
l’autre acquiesçait comme ayant compris, disparaissait sur la
pointe des pieds, et moi j’attendais le cœur palpitant !…
Il revenait et posait devant moi une bouteille couverte de toiles
d’araignée. Des boissons rares, de nobles nectars avaient ressurgi
du fond des caves… Mais peine perdue, aucune n’était la
bonne.
Ensuite
l’université… De gais camarades… Des beuveries
terrifiantes, la "Burschenschaft" de
Berlin. Se traîner saoul à la maison au petit matin… Saoul
et assoiffé, avec le baron fou, les visages balafrés, les coiffes
d’étudiants bravaches… Argent et rang et les quatre cents
coups… Crève le bourgeois bedonnant ! À nous la
vie ! Ante mortem nulla voluptas.
Puis
des paysages lointains… L’Afrique et l’Inde…
Traversée du Japon en coup de vent… Troupeaux à demi nus sur
les pentes de l’Himalaya… Oh, l’Arabie, les Mille et Une
Nuits… Les épices rares, les parfums précieux !
J’ai bu le koumis dans ma baudruche, je l’avalais, l’avalais
à en affoler ma pomme d’Adam, dans l’espoir d’y
découvrir la saveur recherchée. La tempête de la soif
sifflait au-dessus de moi à l’orée des
déserts… Je me suis assis au bord des eaux de Babylone et
j’ai pleuré de soif. Une couche blanche de poudre de sel de la Mer
Morte s’est déposée sur moi quand j’ai trempé
ma main dans son eau. Les Arabes m’ont servi du kéfir sucré
et les Turcs du sorbet. J’ai aussi goûté à cette
boisson inconnue que l’on prépare sur l’île de Ceylan
à partir du sang et des fleurs. Et j’ai fumé de
l’opium en Chine, et j’ai fumé du haschisch en Mandchourie.
Et ce songe hébété tournoyait toujours au-dessus de ma
tête et dans mon ivresse je revoyais sans cesse le même paysage,
ressentais le même arôme, et j’étais assoiffé,
Marius, assoiffé comme sur les dunes de sable du Sahara ou sur les
rochers du mont Ararat que le déluge n’a pas atteints.
Laissez,
Marius, laissez… Je ne suis pas fou… Oui, c’est de cela que
je veux parler, parce que c’est la vérité… Au diable
le curé, on n’a pas besoin de lui ! Je ne veux parler que de
ma soif, c’est ma dernière volonté… De cela et non de
mon testament… Qu’on donne à qui on veut… Mes
tableaux… Mes sculptures… Et l’opéra… Que
j’ai composé…
L’art ?
Mon art ? Balivernes, Marius… J’étais incroyablement
assoiffé de cette boisson, c’est tout… Savez-vous quand
j’ai commencé à peindre ? J’avais
été frappé par un tableau de Böcklin vu à
Munich ou à Berlin… Vous rappelez-vous les satyres qui boivent
dans une coquille ? Sur ces visages-là j’ai reconnu quelque
chose de ma soif… Mais que pouvait-il y avoir au fond des
coquilles ? Du moût olympien ? Du nectar ?… Oh, eux
connaissaient peut-être ma boisson, les Grecs… Puisqu’ils lui
ont donné un nom à part, qui ne ressemble à rien
d’autre, et ils croyaient que seuls les dieux pouvaient y goûter…
Et je croyais les écoles… Et j’ai commencé à
croire en leur art… Mais je n’arrivais pas à graver dans la
pierre et à fondre dans les couleurs ce désir infini, ce
misérable désir pour une unique gorgée qui n’existe
pas… J’aurais pu tout obtenir, Marius, ce que la vie offre, en
échange de sa non-éternité… Mais cette gorgée-là
je ne l’ai trouvée nulle part.
Et
déjà je commençais à m’imaginer que ce
n’était peut-être pas une boisson - ce goût et cette
saveur dont la quête me rendait malade et misérable se
trouveraient peut-être ailleurs. Peut-être pas à
l’extérieur, mais à l’intérieur de mon
corps… À la limite du corps et de l’esprit… Ce maudit
liquide… Là, entre les circonvolutions du cervelet, autour des
oreilles… Là où les sensations deviennent sentiments, processus
miraculeux… Ce que j’avais senti n’était
peut-être pas une saveur… C’était peut-être une
voix que j’avais entendue quelque part, une voix égarée
dans mes oreilles, dans le labyrinthe complexe des oreilles, avant
d’aboutir dans ma bouche… Et alors j’ai commencé
à écouter les voix dans l’espoir de la trouver. Musique !
Plainte gémissante au fond d’un orchestre, des coups timidement
frappés à la porte de l’âme, odeur et saveur des
notes, musique ! Bruits tâtonnants courant à gauche et
à droite à la recherche de quelque chose, de quelque chose
d’indicible qui est perdu… Dont pourtant nous nous souvenons, de la
distance d’une lointaine autre vie où cela s’est
noyé… On cherche quelque chose pour étancher la soif de
l’âme…
Alors
je me suis tu et j’ai composé de la musique… Mais peine
perdue, Marius. Oh, oui, ces temps étaient exécrables…
Dehors succès et apparat… Dedans torpeur… Des bruits
couraient, des légendes se forgeaient pour expliquer pourquoi je buvais
tant et je m’enfonçais de plus en plus… On disait que
j’étais malade.
Puis
la chute… Des années horribles… D’infâmes
tripots, Paris, des vagabonds… Ça tournoyait… Puis Donna
Laetitia…
Oui,
je l’aimais… Et je sais qu’elle voulait me sauver. Et
rusé, avide, je me laissais faire - pour voir ce que ça
donnerait. Oh comme j’étais à ses pieds au
début… Comme j’embrassais sa peau pâle et
odorante… Sa peau avait un goût diablement bizarre… Comme une
boisson étrange… Et sa bouche… Et partout… J’ai
d’ailleurs été parfois pris d’un doute
épouvanté… Et si c’était cela ?… Je
serais alors volontiers mort pour qu’elle me permette de lui baiser les
genoux…
Mais
un jour j’ai dit quelque chose de grossier et alors ses yeux se sont
assombris…
Oh
oui, je l’ai vraiment très mal traitée ! Les autres
femmes et les autres ignominies - ce n’était rien ! Elles
n’étaient que pièges et moyens. Mais elle n’a jamais
su, elle n’a pas pu apprendre, qu’alors, deux jours avant sa mort
quand toute une nuit elle est restée couchée devant ma porte
sourde et immobile, que je la guettais, caché, accroupi derrière
les rideaux de la fenêtre - et quand enfin elle a défailli et a
perdu connaissance, je suis sorti pour la rejoindre et j’ai avidement
baisé et bu ses larmes sur ses pauvres paupières flasques,
fermées… L’arôme des larmes… Était-ce
cela ?
Hé,
laissez, laissez-moi… Je n’en veux pas de votre recours… Je
n’ai plus rien à avouer… J’ai soif… Je ne veux
pas parler… Ma gorge est sèche. Je l’ai tuée,
c’est tout… Délibérément, avec
préméditation… Et comment ! Je m’y étais
préparé durant des mois… Et je n’étais
aucunement irresponsable… Puisque je l’observais, les yeux
brillants, penché tout près, pendant qu’elle dormait, le
sang jeune qui courait dans ses veines bleues… Je peux maintenant vous
dire, Marius, que tout ce que vous avez concocté pour me sauver de la
pendaison était complètement erroné… C’est moi
qui ai attiré là-bas ce pauvre, pauvre garçon…
C’est moi qui ai fermé la fenêtre du balcon, c’est moi
qui ai attrapé le rasoir… C’est moi qui ai tout
préparé… Et quand j’ai été
trouvé auprès d’elle si ma bouche était pleine de
sang, ce n’était pas pour nous être battus… Et ce
n’est pas de mon sang que ma bouche était pleine… Oh, cette
terrible saveur ! Mais ce n’était pas celle-là.
Marius !…
Qu’est-ce et qui sont ces gens ?… Pour l’amour du ciel,
Marius… Regardez, le procureur… Marius, regardez… Le
recours… La grâce… N’est pas
arrivée ?… Au secours ! On veut me tuer !
J’arrive… Je vous
suis, Monsieur le Procureur… Je demande seulement un verre
d’eau… Cinq petites minutes… Ou un verre de sang…
Faites venir ma mère… Oui, ma mère… C’est ma
dernière volonté… Il nous reste du temps ? Oui,
Monsieur le Procureur, je veux ma mère… Je ne sais pas…
j’ignore où elle habite… Je ne l’ai pas connue…
elle et mon père se sont séparés… elle est
morte… Je ne l’ai jamais vue… Mais je peux la
décrire… C’était une femme grande, brune… - Un
instant, grâce ! Ça me revient… dans ce parc, entre les
arbres géants… grâce… un paysage d’outre
monde… une planète étrangère… j’étais
nourrisson… ma mère voulait justement me donner le sein…
Mais alors… Un orage… Mon père m’a arraché de
ses bras… Trahison… Grâce… Il l’a chassée
de la maison parce qu’il a reçu une lettre ; et moi
j’ai pleuré parce qu’on m’a arraché de son
sein… Monsieur le Procureur… Je suis heureux… Enfin ça
m’est revenu…