Frigyes Karinthy : "Les assassins"
dÓdi
Le cinquième jour de sa
maladie, deux heures avant sa mort, Dódi
s’assit dans son lit et réclama son nounours brun. Les rideaux
assombrissaient la chambre et Dódi qui dans la
pénombre ne voyait pas la robe blanche de sa mère, se croyait
seul dans la pièce. Il le réclama d’abord doucement puis,
comme personne ne répondait, il éleva une voix plaintive et
gémissante. Dans ces jours, tout ce qu’il pouvait savoir de tout
ce remue-ménage c’est qu’on lui refusait tout, il devint
soupçonneux, hargneux et il comprit qu’il valait mieux
d’emblée éclater en sanglots et exiger s’il voulait
obtenir quelque chose.
Ses
cris attirèrent sa mère qui se pencha au-dessus de lui. Elle le
fixa, la bouche grande ouverte, effrayée et Dódi
s’étonna un instant de voir son cou ondulant secoué
rythmiquement de hoquets convulsifs. À cause des sanglots, elle
s’y prit trois fois avant de pouvoir lâcher :
« Que… veux-tu, mon petit ? ». Dódi s’en étonna et la regarda
pensivement - pourquoi pleure-t-elle ? Puis il perdit patience, se
détourna et réclama son nounours brun.
On
le lui donna. Il referma les yeux et, le cœur endolori, il caressa la
tête de son ours. Il essaya aussi de le tenir, de le saisir avec ses
petits doigts, mais il ne réussit pas bien. Puis il sentit la main de la
mère qu’elle posa sur son front.
- Maman
doit sortir, dit Dódi.
- Tu
veux que je sorte ? - la voix était déchirante.
Il
fit oui de la tête sans ouvrir les yeux. Ne pas pouvoir expliquer
à maman pourquoi elle devait sortir lui fit de la peine, mais il ne put
faire autrement : le Méchant Garçon à qui il devait
passer le nounours ne l’acceptait que de lui, il ne tolérait pas
qu’il le dise à maman, pour qu’il le demande lui-même.
Impossible de le donner aussi longtemps que maman se trouvait dans la chambre -
chaque fois que maman ou papa s’approchaient, le Méchant Garçon
s’éloignait d’un saut à quelques pas du lit, se
cachait dans un coin ou derrière l’armoire, Dódi
seul pouvait le voir, avec ses cheveux hirsutes, pieds nus, vilain, rigolant en
cachette, menaçant et faisant des pieds de nez à maman
derrière son dos.
Malgré
la peine qu’il en ressentait, Dódi ne
pouvait pas dire qu’il devait passer le nounours brun au Méchant
Garçon parce que c’était convenu. Dódi
n’ignorait nullement que le Méchant Garçon n’avait
à faire qu’avec lui en ce monde - et que ni maman ni papa
n’y pouvaient rien. Quand il était apparu pour la première
fois dehors, dans le parc avec une grimace tordue, épouvantable, parce
qu’il avait remarqué la petite auto (comme c’était
loin maintenant, il marchait encore bizarrement droit sur ses jambes, dans le
parc, il n’était pas alité comme maintenant), alors il
avait encore essayé d’en parler à maman, de lui demander de
le chasser, de le taper, ou de l’emmener, lui, et de fermer la porte.
Mais maman et plus tard papa aussi lui avaient dit que le Méchant Garçon
n’existait pas, qu’ils ne le voyaient pas. Ils l’avaient pris
dans leurs bras et porté en courant dans la chambre et couché au
lit. Mais le Méchant Garçon les avait suivis à quelques
pas, il rigolait et tirait la langue à papa - papa avait tourné
la tête dans sa direction et pourtant avait dit ne pas le voir. Plus
tard, quand ils étaient sortis, le Méchant Garçon
s’était approché de lui, lui avait donné des coups
de poing dans la poitrine et lui avait fait des grimaces épouvantables
parce qu’il l’avait dénoncé.
« Imbécile, lui avait-il dit, ne vois-tu pas que ton
père et ta mère ont peur de moi ? Tu as bien vu qu’ils
m’ont regardé et ils t’ont menti, ils ont prétendu qu’ils
ne me voyaient pas. Voilà ce que je leur fais. »
Et
le Méchant garçon avait fait des gestes épouvantables et
dit plein de vilaines choses pour se moquer de papa et maman, puis il avait
boxé Dódi encore plus fort, à
lui couper le souffle. Dódi n’osait plus
pleurer, il n’osait plus les appeler parce que le Méchant
Garçon le menaçait qu’il leur couperait le cou à
tous les deux et qu’il leur planterait un couteau dans le ventre - il
avait même sorti de sa poche un couteau sale, rouillé, pour le
montrer.
Ensuite,
quand il avait vu que Dódi n’appelait
personne, qu’il le regardait doucement et attentivement, il avait
rangé le couteau et s’était mis à s’informer
gracieusement sur les joujoux qu’il avait. Dódi
guettait soucieusement son visage, était-il au courant de la souris
blanche. Mais apparemment le Méchant Garçon n’était
pas encore au courant, et Dódi,
obéissant, doucement, la tête baissée avait
énuméré une autre auto en tôle, un diablotin, un
livre d’images et un soldat nègre là-bas, dans le coin. Le
nounours brun, il l’avait dit tout doucement, espérant que le
Méchant Garçon ne l’entendrait pas ; puis il avait
regardé, le cœur palpitant, mais immobile, les yeux fermés
comment l’autre fouillait dans le coin, dispersait tout. Sur ses mollets
forts, bruns, nus, les tendons ressortaient quand il s’accroupissait pour
sortir les objets de la caisse les uns après les autres. Il avait
rassemblé tout en un tas et courut vers la porte. Dódi
avait vu avec terreur que la tête du soldat nègre pendait dans le
vide, le sang allait lui monter à la tête. À ce soldat
nègre auquel il faisait tellement attention, qu’il allait border
le soir, à qui il donnait de l’eau, qu’il soignait, à
qui il appliquait des compresses. Il s’était adressé
doucement au Méchant Garçon, mais celui-ci avait voulu démontrer
sa méchanceté et claqué la tête du soldat contre le
mur. Il avait administré un dernier coup de poing dans la poitrine de Dódi, fait une grimace et était parti.
Ensuite
ses souvenirs s’étaient embrouillés. Probablement le
docteur n’était venu qu’ensuite, compresses,
température, médicament. Au docteur il n’avait pas
mentionné le Méchant Garçon. Au premier mot il
s’était aperçu que le docteur avait tout aussi peur du
Méchant Garçon que papa et maman, il en avait peur, feignant
bonne humeur, supériorité et courage il se mettait à
parler d’autre chose dès que le sujet revenait - de sucre, de
compresses et de médicaments. Il faisait semblant de ne pas comprendre,
il plaisantait rien que pour cacher sa lâcheté et son impuissance.
Et Dódi avait compris doucement, pensivement,
que personne ne pouvait l’aider contre le Méchant Garçon,
que c’était à lui seul qu’il incombait de tout
régler : c’était lui qui devait l’empêcher
de voir la souris blanche, d’apprendre qu’elle existait. Si on ne
lui permettait pas de sortir du lit, il pouvait toutefois obtenir de prendre la
souris blanche avec lui dans son lit, sous la couette, contre sa poitrine,
doucement haletante et palpitante. Il n’osait pas l’appeler
à haute voix, il se contentait de la caresser avec un doigt, sans trop
le faire remarquer.
Cet
après-midi il était revenu une nouvelle fois près de son
lit, il s’était approché au moment même où le
docteur quittait la chambre. Il n’avait rien dit, avait levé sur Dódi un regard silencieux, narquois et
méchant, il se rongeait les ongles. Dódi
avait été pris d’une inquiétude pénible,
mortelle - dans un obscur frisson il avait senti qu’il devait agir vite,
il devait trouver le moyen de détourner l’attention du
Méchant Garçon pour qu’il n’y pense pas. Il y avait
dans le lit près de lui un fouet avec un manche tressé
qu’il aimait beaucoup et dont il n’avait parlé à
personne. Alors il avait essayé de se convaincre qu’il
n’avait pas besoin de ce fouet. Vilain fouet, laid, empoisonné -
s’était-il répété plusieurs fois
mécaniquement. Puis il s’était décidé - avait
pris le fouet et l’avait lancé d’un geste faible vers le
Méchant Garçon. Il avait même essayé
d’esquisser par ruse un pâle sourire engageant, pour lui donner
envie.
- Foufouet, avait-il dit d’une voix timide et
flatteuse, un beau foufouet.
Mais
le Méchant Garçon n’avait pas pris le fouet. La bedaine
à l’aise, les jambes ballantes, le doigt dans le nez, il
s’était tu obstinément. Le cœur de Dódi
s’était serré encore plus. Il avait poussé le fouet
un peu plus près, puis l’avait lâché.
- Foufouet, avait-il opiné intelligemment, un beau foufouet. Dódi n’en
veut plus.
Mais
le Méchant Garçon avait repoussé le fouet, il avait
reniflé et rigolé insolemment au nez de Dódi.
- Souris
blanche, avait-il dit.
Accablé,
Dódi s(était
figé, silencieux.
- Alors ?
- dit le Méchant Garçon, et il s’était
approché tout près.
- Foufouet, avait-il répété, mais seules
ses lèvres avaient bougé, aucun son n’avait quitté
sa gorge.
- Fiche-moi
la paix avec ça ! - avait crié brutalement le Méchant
Garçon ; il avait cassé et jeté le fouet.
- Que
me donnes-tu à la place de la souris blanche ? - avait-il
demandé.
Le
cœur de Dódi avait palpité
violemment. Il avait réfléchi, les yeux froncés.
- L’ours
brun, avait-il dit doucement. C’est à ce moment-là que
Maman s’était penché au-dessus de lui. Au même
instant le Méchant Garçon avait fait un saut en arrière
pour attendre dans le coin. Il lui avait fait signe de réclamer
immédiatement le nounours, puis de renvoyer sa mère.
Dódi saisit encore une fois
l’ours.
- Vilain
nounours, se dit-il, vilain nounours méchant.
- Qu’y
a-t-il d’autre ? - demanda le Méchant Garçon.
Dódi réfléchit. Le parc
lui revint à l’esprit, les arbres. Le petit banc sur lequel un
jour il avait rangé ses jouets du bac à sable, il avait
tamisé du sable, il avait apporté de l’eau dans le petit
arrosoir, il l’avait versé sur le sable pour en faire des
boulettes. Ses mains étaient toutes souillées. Vilaines boulettes
de sable, s’était-il dit. Il donna les boulettes.
- Que
reste-t-il d’autre ?
Que
reste-t-il ? Un jour il se promenait avec Márta entre les grandes
maisons. Márta le tirait par la main. Il y avait de grandes
fenêtres brillantes. Un pantin se balançait derrière une
des fenêtres. Il l’avait regardé longuement et ne voulait
pas partir sans qu’on lui en promette un semblable. Mais le pantin, il
peut le donner. Qu’y avait-il encore ? Un jour il y avait beaucoup
de neige blanche partout. Alors on l’avait habillé d’un
manteau : il était bordé de velours sur le col, il avait l’habitude
de passer maladroitement sa main dessus, c’était si doux. Eh bien
il ne le caressera plus, que le Méchant Garçon le caresse.
Qu’y avait-il d’autre ? Un grand arbre vert, chargé de
bougies, d’étoiles étincelantes et de papillotes.
Qu’on souffle plutôt les bougies. De toute façon les bonbons
sont mauvais, ils lui donnent mal à l’estomac. Il ne veut plus de
bonbons, ni de chocolats. Le chocolat c’est mauvais, c’est amer.
Il
ne veut plus de parc, plus d’arbre non plus. Il ne veut plus le cocher,
plus le tram, même plus le cirque. Il donna tout, obéissant, sans
protester. L’autre emporta tout du coin, l’un après
l’autre - la rue, le boulevard, la fenêtre. Le policier devant la
maison, le concierge, le jardin zoologique. L’éléphant, la
girafe, le zèbre !
Éléphant…
girafe… zèbre…
Tout
à coup il vit sa mère la bouche ouverte, noyée de larmes.
De grosses larmes bruissaient, dégringolaient l’une après
l’autre le long de son nez. Dódi les
observait en fronçant les yeux, l’une jaillit, épaissit,
culbuta. Arrivée à la racine du nez elle s’ébranla
et descendit rapidement en zigzag comme un lézard. Il voulut tendre son
bras pour l’attraper, mais il eut peur de lâcher la souris blanche
qu’il serrait sous son bras. Il entendit encore une fois la voix
étrange, inconnue, de sa mère.
- Qu’est-ce
qui te ferait plaisir mon petit garçon ? Veux-tu ton livre
d’images ?
Dódi se tut obstinément.
Puisque le livre d’images, il l’avait déjà
donné. Il gratouilla longuement la couette avec ses mains. Il eut
aimé dire quelque chose. Mais alors il aperçut le Méchant
Garçon. Il lui fit un signe que Dódi ne
comprit pas tout de suite. Puis tout à coup il comprit ce que
l’autre lui voulait.
- Vilaine
maman, mauvaise maman, se dit-il. Puis il ajouta à haute voix :
- Je
n’aime pas maman !
Il
entendit un lourd cri râlant. Le visage de maman s’approcha tout
près, ses yeux prirent une dimension effrayante. Apparemment elle
cherchait à l’embrasser. Dódi
ferma les yeux et la repoussa de ses mains.
- Je
n’aime pas maman, répéta-t-il à haute voix.
Une
autre tête apparut au-dessus du lit.
- Je
n’aime pas papa, dit Dódi. Il sentit
l’effet que produisirent ses paroles, il observa leurs sanglots avec un
étrange plaisir pensif, hostile. Il lui parut un instant que le
Méchant Garçon était enfin content de lui. Il
répéta à haute voix :
- Je
n’aime ni maman ni papa. Parrtez.
Quand
le silence se fit, il se demanda ce qu’il pourrait encore donner.
- Tiens,
les bras de Dódi, dit-il… Au même
instant il sentit que ses bras avaient disparu. Le Méchant Garçon
entassa tout avidement et violemment.
- Tiens,
les jambes de Dódi, dit Dódi,
il n’a plus besoin de jambes.
Il
ne les sentit plus.
- Tiens,
ses cheveux, ses dents, sa bouche et ses oreilles, Dódi
n’en a plus besoin, dit-il. Et tiens, ses yeux, il n’en a plus
besoin non plus, dit-il, et au même moment tout devint noir.
Alors
il se concentra et attendit, muet et silencieux. Mais le Méchant
Garçon ne partait toujours pas. Dódi
réfléchit, puis se mit doucement à sourire. La souris
blanche qui tout à l’heure gigotait dans sa gorge, descendit de
frayeur jusqu’à sa poitrine, il la sentit gratouiller et
tambouriner. Il la saisit, la caressa et la posa doucement et tendrement dans
les mains du Méchant Garçon. Celui-ci poussa un cri,
l’attrapa avidement et s’enfuit avec elle. Dódi
les suivit doucement du regard - puis observa pensivement les paumes de ses
mains.
Quelqu’un le prit par la
main, un monsieur inconnu, et se mit à le mener. Dódi
le suivit, obéissant, sans demander où ils allaient.