Frigyes Karinthy : "Les assassins"
solitude
De nombreuses années plus
tard, un jour d’automne, mon père arriva dans la vieille
cité et il me chercha.
Il
venait d’une contrée lointaine, du Nord, où il avait
été vu à plusieurs endroits, de diverses façons, et
personne ne savait que c’était une et même personne. On dit
qu’à Paris il fit apparition chez quelqu’un, il portait une
longue barbe blanche et une houppelande, il se présenta comme commis
voyageur pour une grande fabrique, à la recherche de commandes. Il fixa
rendez-vous à la personne mais il ne s’y rendit pas - bien des
années passèrent, puis il fut vu à La Haye, dans une
bibliothèque, enfoui, doux et triste, sous des piles de vieux documents.
Plus tard c’est de Norvège qu’il posta une lettre à
un parent mais qui était mort, la lettre voyagea pendant des mois ici et
là et elle finit par se perdre. On disait aussi qu’à Uppsala
il fonda une sorte de vague société philosophique - un
mémoire d’une centaine de pages signé de lui, dormait dans
un tiroir de l’Académie ; il y dissertait d’un objet
archéologique que les savants étaient censés chercher
depuis des siècles ; j’ignore où il avait pu le
trouver.
Et
maintenant c’est moi qu’il cherchait. À ceux qui le
croisèrent ce jour il conta une histoire longue et alambiquée,
qu’il arrivait d’une ville norvégienne inconnue, qu’il
voulait me communiquer une chose essentielle, qu’il avait compris ou
découvert quelque chose qui était de la plus haute importance
pour moi. D’aucuns l’écoutèrent avec courtoisie mais
comme d’une part ils ne me connaissaient pas, et que d’autre part
ils ne comprirent rien à l’affaire, ils répondirent des
généralités et pressèrent le pas.
Des
foules bruyantes et des voitures, des moyens de transport modernes, se
bousculaient sur les boulevards. Sur les immeubles étroits hauts comme
des tours, des ascenseurs métalliques montaient et descendaient,
chargés de gens. Des tramways grodaient
par-dessus sa tête sur des échafaudages gris fer - un vent se mit
à siffler et le ciel s’assombrit : un lourd avion de la
taille d’un cuirassé s’abattit dans un tourbillonnement
vrombissant.
Il
déambula un long moment le long des rues. Si quelqu’un levait par
hasard le regard sur lui, il répondait par un sourire encourageant et
arrangeait ses lunettes dans l’espoir qu’on lui adresserait la parole, pour pouvoir discuter. Une fois
il écarta même les lèvres et s’arrêta : il
avait cru avoir été interpellé mais c’était
une erreur, un boutiquier avait lancé un mot vers un garçon qui
courait par là. Mon père toussa et s’écarta.
L’après-midi
il se rendit à la police, il expliqua longuement le cas au
préposé. On l’écouta patiemment, on feuilleta des
tas de registres. Les années posèrent des problèmes :
mon père rougit et, incertain, comptant sur ses doigts, il fixa le
plafond en battant des cils.
- Je
ne sais pas exactement l’année, dit-il, entre vingt et trente
à peu près…
Mais
ils ne trouvèrent rien me concernant, on le dirigea à la mairie,
peut-être là-bas…
À
la mairie, hélas, la chose fut plus brève. Ils poussèrent
de côté purement et simplement les documents jaunis, en langue
étrangère, qu’il avait soigneusement étalés
sur la table.
- Quel
est le nom complet de la personne ?
Mon
père s’étonna, puis répondit vite :
- Il
s’appelait comme moi.
Ils
ouvrirent un vieux grimoire.
- Là
il y a un nom comme ça. Mais la date ne correspond pas, Monsieur. On
essaiera de s’inspirer de votre état civil à vous. Quand
êtes-vous né ?
Mon
père se lança dans des explications mais qui ne menèrent
à rien. Ils perdirent patience.
- Votre
père, votre mère, comment s’appelaient-ils ?
Et
le mal était fait. Mon père regarda ses pieds avec
étonnement, il sourit, gêné, s’essuya le front. On le
regarda avec étonnement.
- Vous
l’avez oublié ?
Mon
père prit peur et se mit à fouiller dans ses poches, les doigts
tremblants…
- C’est-à-dire,
le fait est que…
Les
autres devinrent soupçonneux.
- Revenez
un autre jour, nous avons à faire - lança l’un d’eux
brièvement.
- D’accord,
demain, dit-il avec obéissance, et il s’engagea pensivement dans
l’escalier. Brusquement il s’arrêta sur une marche, regarda
devant lui, hésita, et claqua les doigts.
- Ça
y est, je sais, dit-il à mi-voix.
Il
fit demi-tour et remonta lentement, il alla jusqu’à la porte, mais
là son courage l’abandonna de nouveau : il piétina de
longues minutes sur le seuil, il tripota sa barbe blanche, puis fit un geste
découragé et quitta définitivement le bâtiment.
Plus
tard il poussa la sonnette d’une maison et demanda au gardien de lui
permettre de vérifier le registre des anciens locataires. Il le
feuilleta pendant une demi-heure, assis dans une cage étroite - à
la fin il constata avec regret qu’il n’avait rien trouvé.
Mais il ne partit pas encore : il voulait apparemment parler avec le
gardien.
- Ça
m’étonne, dit-il, je suis certain qu’il habitait ici
autrefois… J’aurais des choses très importantes à lui
dire… Je viens de très loin… De Norvège…
- Nous
ne sommes pas au courant, dit le gardien.
- Ce
n’est pas grave, dit mon père avec un sourire rassurant, je
finirai bien par le trouver. Au revoir, Monsieur. Ne craignez rien, mon ami,
vous êtes encore jeune.
Il
se rendit ensuite dans un café où il y avait de la musique, il
prit place à une petite table ronde latérale et commanda de la
caillebotte. Il leva sur le garçon un regard amical et encourageant.
- Nous
ne nous connaissons-nous pas de quelque part ? - lui dit-il.
- Je
ne sais pas, Monsieur, répondit le garçon.
- Je
crois bien qu’on se connaît. Il me semble. Je suis sûr que je
vous ai déjà vu.
- Voilà,
j’arrive, lança le garçon à haute voix vers une
table et il s’en alla.
Mon
père regarda alors autour de lui, il lorgna les personnes assises
à proximité. Il y avait deux belles femmes et un militaire. Le
militaire racontait quelque chose en faisant des yeux coquins et les femmes
s’esclaffaient de temps à autre. Mon père dressa
l’oreille mais ne comprit pas la conversation. Quand l’une des
femmes, se renversant en arrière dans son fou rire, le vit par hasard,
lui aussi afficha un sourire chaleureux et amical pour faire sentir que
l’histoire était drôle et valait les rires et que le
militaire était un brave homme, charmant, intelligent, spirituel. Mais
au même moment elle se rembrunit et retira son regard.
L’orchestre
se mit à jouer et un artiste en queue-de-pie avança sur
l’estrade pour chanter. Mon père ôta ses lunettes et
l’écouta. Il ne comprit pas la chanson, il opina néanmoins
du chef et quand elle fut finie, il dit fort, avec enthousiasme :
- Bravo !
Mais
il se tut aussitôt et regarda autour de lui, très
gêné parce que son approbation n’était reprise par
personne. Les gens discutaient et n’écoutaient guère. Ses yeux
rencontrèrent de nouveau ceux de la femme, il lui sourit encore pour
montrer à quel point la chanson lui avait plu. Il pensa que si une
occasion se présentait pour engager la conversation, il pourrait dire
à cette femme qu’elle ressemblait à son épouse -
mais après il lui revint à l’esprit qu’il ne saurait
pas la nommer si elle le demandait.
Il
paya, mit son manteau et prit sa canne. Arrivé à la sortie il
s’arrêta en hésitant - il fit
demi-tour et se dirigea vers l’artiste en queue-de-pie qui venait de
chanter.
- Excusez-moi,
lui dit-il en souriant, puis-je vous demander qui a composé votre
chanson ?
L’autre
le regarda sans comprendre.
- Je
ne sais pas, finit-il par dire.
- Je
me suis demandé si ce n’était pas mon fils.
Et
comme l’autre ne répondait pas :
- En
effet mon fils a composé des chansons et je me suis dit
qu’après tout… Une belle chanson en tout cas. Vraiment
très belle. Et vous l’avez très bien chantée.
Pardonnez-moi.
Dehors
on allumait déjà les réverbères. Il espéra
un moment me rencontrer dans la rue. Il ralentit le pas et observa chaque
passant attentivement. Il se souvenait fermement que je portais une cravate
à larges bandes noires et un chapeau de velours noir. À
défaut d’autre chose, il me reconnaîtrait aussi à une
balafre noire que j’ai à la tempe : il s’arrêta
et tâta cette cicatrice sur sa tempe. Dans la vitrine d’un magasin
il vit le reflet de son visage, il sourit : bien sûr, se dit-il, je
le reconnaîtrais aussi à cette dent qui lui manque - cette dent
lui manquait déjà alors…
Il
atteignit le bord de la rivière où des péniches et des
fûts à goudron fumaient. Il traversa le pont, marcha encore un
moment entre des maisons, puis il n’y eut plus que des terrains vagues.
Ensuite il n’y eut plus que des champs et des prairies vallonnées.
- Promenons-nous,
s’encouragea-t-il. L’air fait du bien.
Il
coupa à travers un pré, descendit au flanc d’une colline,
un large horizon s’ouvrit devant lui, la longue, longue route du pays.
Il
entreprit de longer cette route mais il sentit bien qu’il n’y avait
plus rien devant ses yeux, que des arbres lointains et des lignes qui bordaient
le monde caillouteux, seulement les virages de la grande route et
au-delà des virages les mêmes cailloux et les mêmes
ornières, et au-delà des ornières il n’y avait plus
de ville et plus de village qu’il connaîtrait et où on le
connaîtrait. Il se retourna et hésita à continuer - mais la
vue de la vieille cité avait disparu derrière les collines
grisonnantes, il comprit qu’il ne pouvait plus y retourner
- la nuit tombait et les gens ne tarderaient pas à dormir.
Viendraient de nouveaux villages inconnus, des visages inconnus,
peut-être même une langue différente - et si on
l’appelait et de nouveau on l’interrogeait, que répondrait-il ?
Non, non, grommela-t-il sombrement, c’est assez - et il se résolut
à quitter la grande route pour le premier sentier transversal.
Quand
il y parvint il faisait presque nuit : c’était un chemin de
terre étroit clapotant de boue, menant en légère pente
vers la montagne. Seul un sourd chuchotement chuintant lui révéla
la forêt - cette noirceur impénétrable montait : le
sommet coupait maintenant l’étroit pan d’un ciel sombre,
froid et inamical encore présent. Il avançait prudemment pour ne
pas trébucher, il préparait chaque pas du bout de sa canne. Un moment
la canne cogna quelque chose de dur, il tendit l’autre bras et sentit une
série régulière de pieux identiques. Moitié des
doigts, moitié des yeux, il comprit qu’il se trouvait devant une
palissade. Derrière la palissade, un jardin sauvage envahi de mauvaises
herbes, et au-delà les murs phosphorescents d’une minuscule
cabane.
- Tiens
- se dit-il.
En
tâtonnant il atteignit la porte de la clôture, il y
découvrit même une poignée. Il secoua la porte de toutes
ses forces, mais elle ne céda pas.
- Hé,
cria-t-il, puis il écouta. Ensuite il cria plus fort.
- Holà !
Un
coup de vent traversa le jardin, quelque chose crissa, la machinerie d’un
puits peut-être ou une branche. Le volet d’une fenêtre claqua
d’un cruel bruit sec, avant de regagner sa place en grinçant. Puis
de nouveau le silence. Il attendit encore un peu dans l’espoir que
quelque chose bougerait. Finalement il tendit sa canne devant lui et reprit sa
marche.
Ce
fut la dernière maison qu’il croisa.
Au-delà
il n’y eut plus que des arbres, des buissons, et sous les arbres des
feuilles mortes collantes, humides où on enfonçait. Ça
montait toujours. Il avança lentement, pas à pas,
jusqu’à arriver au col : une faible luminosité
apparut, la lune monta et un paysage triste, infini s’allongea
jusqu’aux nuages.
Alors
il s’arrêta et regarda autour de lui. D’abord il ôta
son chapeau, s’essuya le front. Il posa prudemment le chapeau sur une
pierre, il le laissa là et fit encore quelques pas. Alors doucement,
patiemment, il commença à se déshabiller. Il plia soigneusement
sa veste et en recouvrit affectueusement un petit arbuste pour qu’il
n’ait pas froid. Il doubla le creux d’un vieil arbre avec son
gilet, il dénoua lentement sa cravate et chercha autour de lui en
hésitant à qui la donner. À quelques pas de là se
hissait un grand peuplier élancé qui ne disait mot.
- Tiens,
dit-il, et il enroula sa cravate aux hanches de l’arbre. Qu’est-ce
qui reste ?
Il
posa attentivement ses lunettes sur le sol. Il emballa sa montre entre deux
larges feuilles et la coucha dans l’herbe.
Puis
il se coucha lui-même. Le sol riche et spongieux s’affaissait
discrètement sous son poids, de chaque côté les herbes se
prosternèrent humblement. Un arbrisseau dormait sur la droite. Mon
père lui tendit ses longs bras maigres.
- En
veux-tu ? - demanda-t-il tout endormi. En veux-tu comme branches, comme
racines ? Utilise-les si tu peux, fais-en ce que tu voudras.
Il
arracha un bras de sa place avec l’autre main et le lança loin. Le
bras vola en sifflant et se planta profondément dans le sol. Il
s’y planta nu et raide, les doigts écartés. Mon père
se donna un élan et lança aussi l’autre bras. Il tomba sur
une frondaison, s’y accrocha et disparut dans le feuillage. Il
étouffa un long bâillement.
Je
laisse mes jambes ici, pensa-t-il, le sol est riche, avec un peu de chance
elles prendront racine pour le printemps, je tâcherai d’avoir des
graines de cette aubépine. Pour l’année prochaine je
pourrai donner des fruits.
Il
ouvrit encore une fois les yeux, regarda le ciel et vit le feu scintillant de
l’étoile. Il sourit et la salua d’un hochement de
tête.
Je
ne le ferai que cinq fois au plus, lui dit-il, en comptant ses propres
respirations. Je regrette, c’était suffisant. Pendant trop
longtemps tu m’as fait croire que c’était moi qui le voulais
et pas toi. Pendant trop longtemps que c’était moi qui en avais
besoin et pas toi. Maintenant que tu n’en as plus d’utilité
toi non plus, laisse-moi cesser moi aussi.
Il respira encore deux fois, puis
il arrêta son cœur comme un errant qui s’arrête quand il
est fatigué. Ensuite il n’y eut plus que l’étoile qui
scintillait et des boules obscures tournoyant dans le lointain.