Frigyes Karinthy :  Théâtre Hököm

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L'homme et la chaise[1]

 

La chaise se tient devant le rideau, elle peut aussi avoir des accoudoirs. Elle se tient avec autant de sérieux que si elle était derrière un bureau. On sonne. L'homme entre. Il s'approche précipitamment, le visage obséquieux. Il s'arrête à quelques pas de la chaise, se prosterne. Ses traits reflètent une attention concentrée.

 

J

e vous présente mes respects, Monsieur… à votre service, Monsieur… je suis à la disposition de Monsieur… mais non, mais non, Monsieur… Je peux très bien rester debout, Monsieur.

 Pause, il écoute, penché en avant.

- Oh, naturellement, Monsieur – c'est un grand honneur pour moi d'être le premier à vous féliciter !… Comment je le sais ?… Mais cela figure au grand quotidien du matin, Monsieur… Pardon ?… mais oui, Monsieur, cela y figure, n'avez-vous pas daigné le consulter, Monsieur ?

Pause, il ricane niaisement.

- Hé, hé, hé ! C'est très drôle… Évidemment… Pause. À vos ordres, je comprends… À vos ordres, naturellement… à vos ordres… Pause. Ce que nous en pensons ?… Oh, Monsieur, je ne peux parler qu'en mon nom, mais je crois que ce sentiment est partagé par tout le ministère… Pause. Ce que j'entends par là ?… J'entends par là, si je peux me permettre, ce que cela signifie, si je peux me permettre, Monsieur… Chacun de nous regrette personnellement beaucoup… Monsieur ne restera plus notre chef de service… Mais en même temps, si nous pensons que Monsieur sera à la tête de toute la division à la place de Son Excellence Privisinsky, alors, s'il m'est permis de parler sincèrement, Monsieur doit savoir que j'ai toujours été un homme sincère, je dis toujours ce que j'ai sur le cœur…

- Oui ?!… Vous me le permettez ?!… Alors je n'hésiterai pas à dire ouvertement, Monsieur, que c'est notre plus vif désir qui s'accomplira enfin si Monsieur occupe la place de Son Excellence… Nous escomptons d'importantes choses de ce changement, si je peux me permettre… une ère nouvelle, Monsieur… un tout nouveau système… ce que depuis longtemps… Pause.

- Oui ?!… En toute franchise ?!… D'accord, je veux bien, en toute franchise… ce n'était pas joli joli du temps de Son Excellence Privisinsky… Monsieur le sait aussi bien que moi… ce n'était pas digne d'honnêtes fonctionnaires… je n'hésiterai pas, si je peux me permettre, à aller jusqu'à prononcer le mot de godillots… un monde de pistons et de lèche-bottes, Monsieur… Ici, Monsieur, celui qui ne plie pas l'échine ne va pas loin… Pause. Il se laisse aller à un rire libéré. Ha, ha, ha… si Monsieur lui-même prononce le mot, moi je l'approuve… je dirai comme Monsieur que Son Excellence, heu… Dois-je oser le dire moi aussi ?… eh oui… Son Excellence n'était qu'un fricoteur, un concussionnaire, Monsieur… Pour réussir dans la division au temps de Son Excellence, il fallait flatter, Monsieur, quelqu'un qui ne courbait pas l'échine, qui aimait le travail, l'égalité démocratique, qui croyait en l'honneur incorruptible du fonctionnaire, Monsieur, qui ne courait pas après les rangs et les titres, mais qui préférait la probité et la justice, Monsieur, ne pouvait pas progresser ici, Monsieur… Car ici, Monsieur, le seul moyen de réussir au temps de Son Excellence, Monsieur, était : "Oui, Excellence !", "Naturellement, Excellence !", "À vos ordres, Excellence !"… Parce que, Monsieur, pour celui qui ne répétait pas à chaque instant "Votre Excellence, comme ci", "Votre Excellence, comme ça", il était fini, Monsieur…

Il prend une profonde respiration, se concentre attentivement.

Ah oui, bien entendu !…

Par ses gestes il reflète à la manière d'un tournesol les mouvements de Monsieur qui s'est levé et fait les cent pas dans le bureau.

- Oh, mon Dieu !… Monsieur !… Mais naturellement… Je suis sûr que tout sera différent quand Monsieur prendra la place de Son Excellence… Pause. Nous étions un certain nombre ici qui ne courbions pas l'échine, qui savions que Monsieur voit les choses comme nous… le caractère, le cœur de Monsieur exclut qu'il en soit autrement…

Petit à petit, en haletant, il commence à suivre Monsieur qui fait toujours les cent pas. Quand l'autre fait demi-tour, il revient lui aussi derrière son dos.

- Eh bien !… Il rit bruyamment. ça je le crois bien !… Je le crois bien !… C’est comme ça !… C’est tout à fait comme ça, Monsieur !… Bravo !… Bravo !… Qu’il en soit ainsi, Monsieur… oh, Monsieur, vous ne daignerez pas croire avec quel plaisir nous entendons cela, Monsieur… nous, quelques-uns au ministère qui ne courbons pas l'échine… je suis convaincu, Monsieur, que Monsieur a déjà dit cela directement au premier ministre en personne… Qu’ici c'en sera fini avec le piston et les comportements obséquieux et…

Monsieur s'assoit, lui se place de nouveau debout devant la chaise.

- C'en sera fini des basses flagorneries…

Tout à coup il saute devant la chaise, il se baisse comme pour ramasser un objet.

- …Oh, je vous en prie, laissez, Monsieur… surtout ne vous fatiguez pas, Monsieur, je suis là… Je vous prie de me laisser faire…  Il retourne à sa place… donc… Où en étais-je ?… Les temps de l'échine courbée sont révolus maintenant que Monsieur occupe la place de Son Excellence… C'en est fini de la corruption et de la flatterie, car ici désormais…

Nouveau saut devant la chaise, il se baisse.

- Oh, laissez, Monsieur… Laissez-moi faire… Il se met à quatre pattes devant la chaise, il cherche par terre. Non, vraiment, laissez cela, Monsieur… il a dû rouler sous la table… Juste une minute… Il rampe à quatre pattes autour de la chaise, il fouille dessous… Qu’est-ce que je disais !… il est ici !… Il brandit quelque chose victorieusement, il essuie son pantalon, il essuie l'objet avec la manche de sa veste, il le tend. Tenez !… Je vous en prie, c'est tout naturel, hé, hé, hé… brave petit objet ! Il regagne sa place, puis sur un ton direct. Donc… Ici, avec l'ère nouvelle de Monsieur, le temps des hommes à l'échine redressée, au dos droit est arrivé…

Modestement… Eh bien… si vous voulez, Monsieur… le temps des gens comme moi. Penché sur le côté comme à qui on tapote l'épaule. Eh bien… Rayonnant. Vraiment ?!… Vous croyez, Monsieur ?!… Que moi ?!… En effet… Que ma belle-sœur en a dit un mot à Monsieur ? Oui… Hé, hé, hé, elle n'est pas mal, n'est-ce pas ?!… Elle aussi a été enchantée de Monsieur ?!… Hé, hé !… Rayonnant. … Pardon ?… Moi ?… Solennel claquement des talons. Si Monsieur est de cet avis, moi j'assumerai la fonction avec fierté !… Le poste actuel de Monsieur, non pas pour la promotion, mais parce que cela me donnera l'occasion de servir avec ferveur et dévouement la personne qui depuis longtemps n'est pas simplement pour moi un supérieur de bureau mais aussi mon idéal politique… vous, Monsieur !… De nouveau il change de ton. … comment dites-vous ? À ma place ?!… Eh bien… Csaholcsek, peut-être… c'est un homme de confiance… pardon ?!… Ah oui ?!… Que j'aille le lui dire sur-le-champ ?… Tout de suite… Il fait mine de partir. Ici même ?… Je dois m'installer tout de suite ici ?… Dans le bureau de Monsieur ?!… Quel immense honneur !… Pour moi cet endroit est sacré… Monsieur… pas à cause du rang… mais à cause de la personne de mon prédécesseur… À cause de Monsieur…

Votre serviteur, Monsieur !… À vos ordres… je l'appelle sur-le-champ… votre serviteur !… Pardon !… Il saute vers la patère imaginaire, l’aide à mettre chapeau et manteau, le raccompagne jusqu'à la porte en se prosternant. Votre serviteur, Monsieur… éternelle gratitude… votre serviteur… votre servi… votrIl le raccompagne derrière le rideau, revient, change de figure, fredonne, sifflote, se frotte les mains, allume une cigarette, s'étire, appuie négligemment sur le bouton de la sonnette, se jette dans la chaise à accoudoirs, lève la tête… Faites venir Monsieur Csaholcsek ! Oui ! Il s'installe confortablement dans la chaise, regarde vers la porte, fait soudain semblant de se plonger dans des dossiers. Monsieur Csaholcsek ?… Je vous prie d'attendre quelques instants… Il se redresse… Oui, Monsieur Csaholcsek, vous n'ignorez probablement pas… vous le constatez d'ailleurs, qu'il y aura quelques changements dans le service… Étonné… pardon ? Comment ? Vous dites que ça figure dans le journal officieux ? Que je serais nommé à la place de Monsieur ?… c’est exact… Pause. Vous croyez ? Eh oui, mon cher Csaholcsek… eh oui… vous dites… très aimable à vous… je le pense aussi… Écoutez, je suis un homme droit, j'aime que mes subordonnés soient également droits et francs, qu'ils me donnent leur confiance… je vous en prie, n'ayez pas peur de prononcer le mot !… Bon, je vais formuler votre pensée à votre place – vous vouliez dire que Monsieur, mon prédécesseur dans ce fauteuil, n'était qu'un vieux concussionnaire !… pas vrai ? N’ai-je pas raison ? Eh bien, c'en est fini de cette époque-là. C'en est fini, Monsieur Csaholcsek. Les lèche-bottes, les courbe l’échine, les flatteurs, les pistonnés, les prévaricateurs que mon prédécesseur a entretenus autour de lui n'ont plus d'avenir ici. C'est l'ère des hommes droits et francs qui commence ici, tels nous, vous Csaholcsek et moi… Il fait les cent pas, il gesticule… Je sais bien, Csaholcsek, ce qu'on attend dans ce service !… On attend ici le règne de l'honneur et de la droiture… Que c'en soit fini de la corruption, des malversations, qu'advienne le règne du travail, du talent, de la compétence, de la fidélité au service, et du courage !… Byzance, c'est terminé ! Fini la décadence romaine, les… les Borgias sont morts ! Haut les cœurs, redressons l'échine ! Soyons droits… regardons-nous dans les yeux comme les… les gladiateurs, là-bas, ou comme… ces… centaures… Bref, les yeux dans les yeux, les têtes côte à côte, épaule contre épaule, le front haut, haut les cœurs !…

Il gesticule, il laisse tomber son fume-cigarette.

- Laissez… Avec grâce. Laissez donc… zut, il a dû rouler sous la chaise… Se rangeant un peu sur le côté il laisse Csaholcsek chercher sous la chaise. Avec grâce : Ah, ah…

 

Suite du recueil

 



[1] Cette scène apparaît également dans le recueil "À ventre ouvert".