Demain matin

 

 

TROISIÈME ACTE

 

Sur le devant, de même que latéralement : à droite le bout d’une maisonnette avec une porte, à gauche quelques arbres, presque jusqu’aux cintres. Au-delà, mais encore sur le devant, une colline herbeuse qui monte régulièrement jusqu'à la barrière qui court entre la maisonnette et les arbres, épousant la sinuosité de la colline. À gauche monte un sentier étroit. Derrière la barrière, un grand rideau de fond d'un seul tenant, il représente un ciel bleu nuageux, dans une perspective lointaine. On ne voit que le ciel, car la colline cache les champs. Il est huit heures du matin, le soleil brille. Sur la place deux voyous adossés à la barrière.

 

Le PREMIER VOYOU (se serre dans son manteau) : Fait frisquet.

Le DEUXIÈME VOYOU : Ouais. Le temps se défend.

Le PREMIER VOYOU : Qu’est-ce qu’il veut ce mec au hangar ?

Le DEUXIÈME VOYOU : Rien, il  vaque… Il arrête pas de reluquer dedans. Il se tiendra pas tranquille tant que je lui flanquerai pas une beigne. (Il crie en direction des champs.) Hé là, tête d’œuf ! Viens un peu te montrer !

Le PREMIER VOYOU : Laisse courir ! Pas tant de raffut !

Le DEUXIÈME VOYOU (menaçant) : Je vais lui en foutre un s’il daigne pas apparaître quand je siffle. (Il hurle à en devenir écarlate.) Hé, fils de pute ! T’es sourd ? C’est à toi que je cause. (Plus calme.) Approche un peu, ramène ta fraise ! C’est pas ici.

    

Un petit garçon en haillons apparaît de derrière la barrière.

 

Le DEUXIÈME VOYOU : Tu n’entends pas quand on t’appelle ?

Le GARÇON : Je suis là.

Le DEUXIÈME VOYOU : Qu’est-ce que tu as à traîner près du hangar ?

Le GARÇON : Je vous jure…

Le DEUXIÈME VOYOU : Tu veux une trempe ?

Le GARÇON : Je vous jure que Monsieur Stepan m’a dit de surveiller la porte.

Le DEUXIÈME VOYOU (se fâche) : Putain, tu te paies ma tête ? Surveille ta mère, Stepan n’est même pas là.

Le GARÇON : Je vous jure…

Le DEUXIÈME VOYOU : Quoi ? Comment ? Petite merde ! (Il cogne la poitrine du garçon qui culbute de l’autre côté de la barrière.)

Pause

Le PREMIER VOYOU (calmement) : Pourquoi tu fais du ramdam ?

Le DEUXIÈME VOYOU : Qu’il se paye pas ma tête. Stepan  n’est même pas là.

Pause

Lendvaï et Mme Lendvaï  et Hermine sorte par la gauche de derrière la maison.

 

LENDVAÏ : Tu vois bien qu'il n'y a personne.

Mme LENDVAÏ : Restons ici ; on voit bien.

LENDVAÏ (aux voyous) : On peut aller d’ici au hangar, jeune homme ?

Le DEUXIÈME VOYOU (hausse les épaules) : Si la police le permet…

Mme LENDVAÏ : Restons ici ; de toute façon, ils vont passer par ici.

HERMINE : Alors Nushi, ça te bouche un coin que je me sois levée si tôt ?

Mme LENDVAÏ : Et moi donc ?

HERMINE : Tu m'excuses, mais ce n'est pas pareil, tu as ton mari.

Mme LENDVAÏ : Pst, Hermine.

LENDVAÏ (ricanant) : Il fallait me dire le matin que toute la journée...

HERMINE : Hé là, le vieux, pour vous, elle est trop raide... cette plaisanterie.

Mme LENDVAÏ : Elle est impayable cette Hermine.

HERMINE : Hé, dites donc, vous, là-bas... Pourquoi vous nous tournez le dos ?

CAUCHEMAR (entre par la droite) : Sándor Lhomme n'est pas encore là ?

HERMINE : Je suis là, moi, cher ami.

CAUCHEMAR : Comment allez-vous, Hermine. Mes hommages, Madame. Bonjour Monsieur Lendvaï.

HERMINE : Tiens, tiens, c'est quelque chose de la part d'un journaliste de se lever tôt. Comment allez-vous en ce beau matin ?

CAUCHEMAR (avec sérieux) : C’est merveilleux, Madame... merveilleux... de ma vie, je ne me suis jamais levé si tôt... Et tout est tellement nouveau... Vous ressentez aussi ce que je ressens... tout est si étrange, la terre qui est, l'eau qui est, le soleil qui est... le est qui est…

HERMINE : Comment dites-vous ? Le est qui est ?

CAUCHEMAR : Oui… êtrer… C’est si étrange… l’êtage… si je peux m’exprimer ainsi…

Mme LENDVAÏ (incertaine) : Bien sûr que je comprends… Je comprends très bien… C’est terrible.

LENDVAÏ : Terrible ? Pourquoi terrible ? Se lever tôt, c’est très sain.

HERMINE : Si c’est vous qui le dites et si c’est vrai, alors on peut en parler.

 

De l'autre côté de la barrière passent le capitaine et le lieutenant.

 

Mme LENDVAÏ (à côté de la barrière) : Le hangar est encore fermé.

HERMINE (à la barrière) : Boum… Le petit garçon est tombé. Viens mon petit, je te relève.

LENDVAÏ : Lhomme est seul voler aujourd'hui ?

HORVÁTH (entre par la gauche) : Bonjour.

LENDVAÏ (se retourne) : Tiens, c’est Horváth. Bien le bonjour, Monsieur Horváth.

Mme LENDVAÏ (se retourne) : Voilà, Lenci Horváth. Bonjour, Monsieur Horváth.

HORVÁTH (lève mollement la main à son chapeau, ilne serre la main à personne) : Bonjour !

Mme LENDVAÏ : D’où sortez-vous ?

HORVÁTH (maussade) : Puisque tout le monde est devenu fou, à cause de cette ânerie... c'est d'autant plus râlant qu'on doit s'adapter. Hier soir j'ai cherché Bella, pour une affaire très importante, son valet m'a dit qu'il serait là à huit heures.

Mme LENDVAÏ : Parce que Bella vient aussi ?

HORVÁTH : Comme vers trois heures je ne dormais pas encore, j'ai décidé de ne pas me coucher, je suis passé au club et je suis resté jusqu'à sept heures, et puis je suis venu ici.

HERMINE : Alors, vous ne vous êtes pas couché ? C'est pour ça que vous êtes debout ; pour vous c'est toujours hier...

HORVÁTH : C'est la seule raison de ma présence.

Mme LENDVAÏ : L'aéronautique ne vous intéresse pas ?

HORVÁTH : Les sottises ne m'ont jamais intéressé.

Mme LENDVAÏ : Mais vous savez qu'aujourd'hui il y aura quelque chose de spécial: on présentera une nouvelle invention.

HORVÁTH (avec mépris) : Qui va la présenter ?

Mme LENDVAÏ : Sándor Lhomme.

HORVÁTH : Ah oui... le superbe Lhomme... Comme je déteste cet homme...

Mme LENDVAÏ : Pourquoi le détestez-vous ?

HORVÁTH (grossièrement) : Parce qu'il est répugnant. J'ai le cœur qui chavire quand je le regarde.

Mme LENDVAÏ (rit: Si Horváth a pris quelqu'un en grippe, il ne lui pardonnera que très difficilement.

HORVÁTH : Je ne le considère pas comme un vrai homme, c'est tout.

Mme LENDVAÏ (plaignant Lhomme) : Pauvre garçon.

HORVÁTH : Quelqu'un qui pardonne à une telle gourgandine perd son titre d'homme.

Mme LENDVAÏ : Eh bien, ce n'est pas complètement faux.

HERMINE : Voilà, une voiture qui arrive.

 

On klaxonne, puis entrent de derrière la maison, longeant la barrière, Bella et Marie.

 

BELLA : Ah, je vois, tout le cercle est là. Bonjour les enfants.

MARIE (nerveuse) : Beniczky n'est pas encore arrivé ?

LENDVAÏ : Cher Maître... eh bien, eh bien, Vous êtes venu quand même... (Poignée de main)

MARIE (impatiente) : Quand... le décollage, c'est pour quand ?

Le PREMIER VOYOU (s’approche en traînant les pieds, humblement) : Madame désirerait-elle une chaise ?

MARIE ne répond pas.

BELLA : Apportes-en une, mon gars, s’il y en a par-là.

Le PREMIER VOYOU File à toutes jambes vers la maison.

Mme LENDVAÏ (à Hermine, à voix basse) : Regarde, comme elle est merveilleusement belle.

LENDVAÏ : Chère Madame, permettez-vous qu'un vieil homme vous félicite : si tôt, si fraîche !... Les anges aussi vont voler aujourd'hui ?

MARIE (avec un sourire forcé) : C'est très gentil, Père Lendvaï

Mme LENDVAÏ (s'approche de son mari, à voix basse) : Émile ?

LENDVAÏ : Ah oui (Doucement, à Marie.) Madame, permettez-moi de vous présenter ma femme.

MARIE : (tend la main) : Enchantée.

Mme LENDVAÏ (ivre de bonheur) : Oh, Madame... Je suis infiniment heureuse de faire la connaissance de la plus belle femme de la capitale...

Le PREMIER VOYOU (apporte la chaise) : Je vous en prie, Madame ! (Il pose la chaise, Marie s’assoit.) - (À Bella voudrait lui donner de l’argent.) Pas besoin de pèse… Je livrerais Madame à l’œil du matin au soir si elle voulait… ((Il sort rapidement.)

Mme LENDVAÏ (scandalisée) : Insolent !

BELLA (allumant un cigare) : Alors, quand commence le spectacle ?

HORVÁTH (il arrive par la gauche) : Tiens... Bella... enfin vous êtes là... venez un peu par ici...

BELLA : Eh bien, de quoi s'agit-il, mon petit ? (Il passe à droite, à côté de la barrière, tout en causant.)

MARIE (tape du pied nerveusement) : Je ne comprends pas... Alors, ça n'a pas encore commencé ?

Mme LENDVAÏ : Mais puisque l'ingénieur n'est pas arrivé !

MARIE : Donc, on a encore le temps ? Lhomme doit d'abord venir ici, n'est-ce pas ?

Mme LENDVAÏ : Je crois qu'il va venir. (Souriant mielleusement) La dernière fois, on était aux anges.

MARIE (avec un geste de lassitude) : Allons donc, Ma voix ! Le père Bella m’avait piégé... Je ne chanterai plus jamais...

Mme LENDVAÏ (se lamente) : Vous n'allez pas nous priver... !

(Bella et Horváth reviennent en se promenant.)

BELLA (fumant son cigare) : Mon cher, je vais en toucher un mot. Le ministre est un très bon ami à moi, mais tu sais bien que l'affaire est délicate.

HORVÁTH (violemment) : Vous n'avez qu'un mot à dire.

 

Le capitaine et le lieutenant se promènent derrière la barrière

 

BELLA : Tiens, voici Zajcsek ! Mon capitaine ! Alors, vous ne me reconnaissez plus ?

LE CAPITAINE (se retourne) : Ah, Maître ! Formidable ! Salut !

BELLA : Que faites-vous là, vieux camarade ?

LE CAPITAINE : Eh bien, Je suis en service commandé. Nous allons examiner l'engin, voir s'il est exploitable.

BELLA : Alors, l'affaire n'est pas encore conclue ?

LE CAPITAINE : Absolument pas ! Tout n'était que gesticulation journalistique... Maintenant c'est l'heure de vérité... Ce monsieur n'est toujours pas là ?

LE LIEUTENANT (regarde sa montre) : Il est huit heures et quart.

HERMINE (à côté de la barrière) : Ils apportent l'engin... ils le conduisent sur le terrain.

 

Tout le monde se rue vers la barrière.

 

LENDVAÏ : Où ? Où ? Ah, là-bas !

Mme LENDVAÏ : Oh, que c'est beau, tout blanc, comme il brille !

HERMINE: Mes amis ! C'est magnifique !

Mme LENDVAÏ : Et là-bas, ce gros machin, qu'est-ce que c’est ?

LE LIEUTENANT : C'est le motopropulseur. Le générateur de fréquence électrique. (À Hermine.) Pardon, je m'appelle Guido Békásy

HERMINE : Veuillez agréer le sourire tricolore d'une patriote.

LE LIEUTENANT (éclate de rire).

MARIE : Bella, venez ici, s'il vous plaît.

BELLA : A ta disposition, ma chère.

MARIE (est assise à côté de la barrière, de profil. On apporte de la maison quelques chaises) : Dites-moi Bella, Lhomme passera par ici d'abord ?

BELLA : Ma foi, certainement.

MARIE : Il n'est pas encore dans le hangar ?

BELLA (regardant avec les jumelles) : Je ne vois personne devant le hangar... sauf une espèce de mécanicien avec casquette. Il viendra sûrement ici d'abord.

MARIE : Je ne comprends pas... Beniczky, n'est pas encore là... peut-être...

CAUCHEMAR (entre du côté gauche de la barrière) : Comme une fleur blanche tombant dans le lac... (Il note dans son calepin.) Tiens, le père Gábor.

BELLA : Salut, Michou.

CAUCHEMAR : Il paraît que vous êtes venu hier à la rédaction. Je regrette de ne pas vous y avoir rencontré.

BELLA : Oui, il s'agit de l'Oiseau Vert. On dit qu'Olga s'y prépare énergiquement.

CAUCHEMAR : Exact. Pour le titre, je ne sais pas encore.

BELLA : Finalement, tu la donnes au Théâtre National ?

CAUCHEMAR :On verra. Il me faudrait une femme superbe... Vous savez... celle qu'on imagine, mais qui n'existe pas... En tout cas, pas dans les théâtres. (Il regarde Marie)

BELLA (souriant) : Comme Marie, non ?

CAUCHEMAR (avec enthousiasme) : Si madame voulait m'écouter... et acceptait de monter sur les planches... alors je serais prêt à faire jouer la pièce, même à la fête foraine, ou au théâtre Hököm, si elle le voulait bien.

MARIE (souriant) : Non... Non... la seule fois où je me suis laissée pousser sur une scène, je l'ai bien regretté.

Quelques curieux entrent par la droite, et prennent place à côté de la barrière.

BELLA (aux officiers qui s'approchent) : Venez plus près mes enfants, (à Marie) Chère amie, je te présente le capitaine Zajcsek et le lieutenant Békásy.

MARIE (tend la main en souriant par-dessus de la barrière en faisant un signe de tête.) 

LE CAPITAINE : Depuis très longtemps déjà, je voulais faire votre connaissance.

 

Les acteurs, les figurants, se promènent le long de la barrière, disparaissant et réapparaissant de la droite et de la gauche.

L’homme arrive en hâte de gauche. Il est en tenue de pilote : casque, bottes, etc. Apercevant les officiers, il se dirige vers eux en saluant. On aperçoit un cataplasme rose à son cou. Il a un accent un peu étranger.

 

LHOMME Alors, vous êtes là, Messieurs. (Il aperçoit Marie, lui fait un signe de tête.) Mes hommages, alors, vous vous êtes décidée à venir, c'est gentil.

MARIE (se lève) : Cher... cher Lhomme... alors... vous allez quand même voler... (Elle le regarde avec émotion.)

LHOMME (gaiement) : Pourquoi pas... il fait si beau...

MARIE (à voix basse, rapidement) : Attendez un peu... Lhomme... je voulais vous dire...

LHOMME : Excusez-moi... je serai à vous plus tard. (Aux officiers) J'étais juste à l'heure, n'est-ce pas Messieurs ? Il vaudrait mieux que la machine soit prête aussi. Si vous voulez aviez l’amabilité de m'accompagner... Nous allons d'abord jeter un coup d'œil au générateur... Et puis on va faire un essai de roulement... et après c'est le décollage.

LE CAPITAINE : Alors... qui s'occupe du générateur ?

LHOMME : Le monteur. Vous Messieurs, vous pouvez observer de tout près le travail du monteur.

LE LIEUTENANT : On y va ?

LHOMME : (observe le terrain avec des jumelles) : On a encore quelques minutes. Le carburateur nécessite un petit réglage.

LE LIEUTENANT : Est-ce que vous êtes déjà allé au hangar ?

LHOMME : Bien sûr, c'est de là-bas que je suis venu, quand je vous ai aperçu.

LE LIEUTENANT : Je n'ai pas fait attention.

BELLA : Eh bien quoi, Sándor, moi non plus tu ne me remarques pas.

LHOMME (sans se retourner, il continue d'observer le terrain avec les  jumelles) : Mais si, Père Bella, je vous ai vu.

MARIE : Dites, Lhomme, vous n'avez pas rencontré...

LHOMME (avec les jumelles) : Qui, Madame ?

MARIE : Ce... ce...

LHOMME (regarde par les jumelles) : Ah ! Ah !... Ils testent l'hélice... (Vrombissement lointain.)

CAUCHEMAR : De toute beauté... Une fleur... Une trompette dorée...

LHOMME (abaisse les jumelles, regarde autour de lui, sourit) : Tiens, il y en a du monde... Ils veulent tous voir...

MARIE : (étranglée) : Que veulent-ils voir, dites-le ?

LHOMME (souriant, il la regarde significativement) : Mais... moi ! Comment je vais voler. (Il se détourne, se rapproche de Lendvaï) N'est-ce pas, Monsieur Lendvaï ?

LENDVAÏ : L'aviation m’a toujours beaucoup intéressé.

LHOMME : Et les aviateurs, hein ? Tous de braves, enthousiastes jeunes gens, hein ? De vrais héros... hein ?

LENDVAÏ (ne comprend pas) : Eh bien... oui... certains...

LHOMME : Par exemple ceux qui risquent leur vie... mais là de tout cœur, sans hésiter, hein ?

LENDVAÏ (n'est pas rassuré) : Certainement.

LHOMME : Y a-t-il un spectacle plus beau, plus rafraîchissant qu'un corps jeune, frais, fort, souple, gonflé de vitalité et de courage, hein ? Les yeux pleins de feu sacré. Hein ? Quand pénétré des idéaux, frais et courageux, il tombe... hein ? Et se casse le cou... hein ?

LENDVAÏ (bafouille) : Mais... je vous en prie... je ne sais pas.

LHOMME : Mais bien sûr que vous savez ! Justement vous le savez !...  Puisque pour une vieille baderne bedonnante comme vous, quel spectacle impayable, pétillant, le corps déchiqueté d'un jeune homme, dans la fraîche lumière matinale. (Il se détourne de lui. Il va vers Bella)

LENDVAÏ (stupéfait, à sa femme) : Que se passe-t-il ? Il voulait m'offenser ?

Mme LENDVAÏ : Allons donc... ne fais pas attention... Tu ne vois pas comme il est nerveux ? 

LHOMME (à Bella) : Eh bien,  Père Bella, où en sommes-nous avec le chant ?

BELLA : Quel chant, mon petit ?

LHOMME : Eh bien, l'autre jour j'ai entendu dire que vous appreniez à chanter.

BELLA : Tu dis ça pour rire.

LHOMME : Mais pas du tout... Vous ne vous rappelez pas... le chant de Turiddu... de Cavalleria Rusticana... et le contrat d'assurance est-il toujours valable ?

BELLA (ne comprend pas) : Quel contrat d'assurance ?

LHOMME : La police d'assurance qui stipule que selon l'importance des primes et le respect des conditions, on est assuré d’aller au ciel ?

BELLA (exprime son incompréhension avec ses mains.)

LHOMME : Vous ne vous rappelez plus ? (Il chante avec emphase et force gestes) « Qui meurt pour toi accède au ciel. » Promettre c'est facile, ou, peut-être, suffit-il de promettre ? (Pensivement) On aimerait quand même en être assuré... (Il se détourne, et s'approche de Cauchemar).

BELLA (consterné, à Marie) : Qu'est-ce qu’il a ?

MARIE (frissonne, elle resserre son manteau) : Je ne sais pas... Il se passe ici quelque chose de terrible... Cher Père Bella... Accompagnez-moi aux hangars ?

BELLA : Pour quoi faire ?

MARIE : J'aimerais savoir s'il est là ce...

LHOMME (s'adressant à Cauchemar) : Comment allez-vous, l'artiste ?

CAUCHEMAR (se tourne vers lui) : Oh... Sándor Lhomme (il pointe le doigt vers l'extérieur.) Regardez... vous voyez... n'est-ce pas un grand papillon, couvert de pollen ?

LHOMME : Non. C’est comme un petit nuage passé à la chaux.

CAUCHEMAR : Une libellule... une gracieuse libellule...

LHOMME : Dites-moi, à quelle heure, d'habitude, vous levez-vous, pour voir une libellule ?

CAUCHEMAR (ne comprend pas) : Quelle libellule ?

LHOMME : Quelle libellule ?! N'importe quelle libellule ! Une simple libellule vivante.

CAUCHEMAR : Je ne comprends pas.

LHOMME : Vous ne comprenez pas ? Allons, vous vous levez à sept heures pour voir un avion que vous trouvez beaucoup moins à votre goût qu'une libellule, puisque, pour l'apprécier, vous êtes obligé de le comparer à une libellule... eh bien vous devriez vous lever au moins quatre heures plus tôt pour voir une vraie libellule.

CAUCHEMAR (s'étonne en souriant) : Eh bien, pour cela je ne me serais pas levé.

LHOMME (calmement) : Mais alors, pourquoi comparez-vous sans cesse ? Pourquoi dites-vous de la femme qu'on sacrifie tout pour elle... qu'on est prêt à mourir pour elle, parce que son visage est semblable à un lys, et ses lèvres à des cerises ? (Il chante) : « Tes lèvres rouges sont comme des cerises mûres » Si vous aimez tant le lys et les cerises, pourquoi n'achetez-vous pas un bouquet de lys au fleuriste et un kilo de cerises chez le primeur ? Aucun marchand ne vous réclamera votre vie. Tout au plus quelques sous.

CAUCHEMAR (souriant) : En un mot, vous n'aimez pas les comparaisons ?

LHOMME : Bien sûr que si. Mais la comparaison n'est pas un but en soi, la comparaison est utile, voire légitime, quand il faut expliquer, éclairer quelque chose. Par exemple, l'article que vous avez écrit hier sur moi, on pourrait comparer...

CAUCHEMAR : Et à quoi donc ?

LHOMME Aux glapissements d'un mouton pris de tournis... qui prend la locomotive pour une bête sauvage. (Il se détourne, et s'approche des officiers)

CAUCHEMAR : Plaît-il ?!... Je ne comprends pas... Vous disiez ? (Il le suit de quelques pas, puis il s'arrête pensivement)

Horváth et Hermine arrivent par la gauche.

HORVÁTH (élevant la voix) : Et moi, je vous dis que c'est une salope. Et l'imbécile qui se laisse faire par une salope, il ne mérite pas mieux. (Il se trouve face à Lhomme, ils se heurtent légèrement) Vous ne pouvez pas faire attention ? (Lhomme se retourne)

LHOMME : Tiens, Horváth, c'est vous ? Bonjour.

HORVÁTH (menaçant) : Vous ne pouvez pas faire attention ?

LHOMME (étonné) : A quoi, mon cher...

HORVÁTH (se met devant lui) : De ne pas me toucher ! Paysan !

LHOMME (d'un geste de dédain, il fait tomber le chapeau du bossu) Vous pourriez au moins dire bonjour.

HORVÁTH (hors de lui) : Cochon...

LHOMME (le gifle, brouhaha général)

Mme LENDVAÏ : Inouï ! Frapper un infirme ! Sans précédent ! Inqualifiable ! (On s'approche, et on emmène Horváth)

UN QUIDAM : Pauvre infirme.

HORVÁTH (le regarde d'un air idiot. Bafouillant) : Moi... je... ne suis... (Il se laisse entraîner. Les gens se bousculent.)

DES VOIX : Pouah, un infirme !

BELLA (tout près de Lhomme, doucement) : Comment as-tu pu faire ça ?

LHOMME (calmement) : Quoi ? Frapper un infirme, quelle lâcheté ! Mais justement, Père Bella, vous avez dit l'autre jour que seuls les malades vivent très longtemps ; les hommes bien portants meurent tous. Mais alors, j'étais un héros intrépide (à lui-même) un misérable, voué à la mort, mais qui pète la santé, a frappé un incomparable, et formidable infirme. (D’une voix forte pour que tout le monde l'entende) Je pars maintenant quelque part où peut-être la mort m'attend... (Il pointe sa main vers l'extérieur) Et vous, ne parlez pas de mon courage pour ceci, mais plutôt de ma lâcheté, quand j'ai frappé un infirme. (Les badauds qui se pressaient reculent, les officiers arrivent du côté gauche. Lhomme saute la barrière  et se joint à eux) Messieurs... nous pouvons y aller.

BELLA (à Marie) : Qu'est-ce qu'il a ?

MARIE (suffoque) : Partez Bella... vous ne savez rien... Terrible... Où il en est ce... (Elle crie) Lhomme ! Sándor Lhomme !

LHOMME (se retourne) : Vous désirez ?

MARIE (court vers lui, prend sa main) : Lhomme... N'est-ce pas... vous n'allez pas voler ?... Je voudrais vous dire quelque chose... avant que...

LHOMME (se hâtant) : Si j'ai encore un peu de temps, je reviendrai... seulement il faut tester l'appareil... (Il rejoint les officiers)

MARIE (crie après lui) : Si Beniczky n'est pas au hangar... revenez d'abord... sans faute, vous entendez !

BELLA : Que t'arrive-t-il, Marie ?

MARIE (essuie son visage avec un mouchoir) : Rien... Voilà, c'est passé. Nous restons ici, n'est-ce pas ?

BELLA : Il t'est arrivé quelque chose.

MARIE : Pas du tout... Soyez gentil, Bella, prêtez-moi vos jumelles.

BELLA : Je vous en prie. (Il les passe)

MARIE (avec les jumelles) : Dites... Qui sont ces gens ?

BELLA : Mon petit, je ne les distingue pas bien. Sûrement les mécaniciens.

MARIE : Ce n'est pas Beniczky qui est là-bas ? Le grand ?

BELLA : Je ne te comprends pas ma chère... Que pourrait-il faire, Béniczky, à côté du hangar ? Et vu leurs relations, cela m'étonnerait

MARIE : Quand même, je crois que c'est Beniczky.

BELLA : Regardez comme la machine étincelle.

Mme LENDVAÏ : Comme c'est beau. L'engin va décoller ?

HERMINE : Il paraît.

MARIE : Vous entendez... Bella... ils disent que ça démarre...

BELLA : Mais non, mon petit. Tu n'as pas entendu qu’il y aura d’abord un essai de roulement ?

MARIE : Il ne fait que rouler, n'est-ce pas ?

BELLA : Mais bien sûr

Le PREMIER VOYOU : Oh putain ! Il a calé.

Le DEUXIÈME VOYOU : Un bon départ !

UN SPECTATEUR: Mes amis, l'autre jour, j'étais là quand Pasquier a volé... c'était quelque chose ! Quand au-dessus de ma tête il a exécuté un looping, ça m'a coupé le souffle, j'ai été pris de vertige... je me suis trouvé, assis par terre...

Le GARÇON : De l’eau fraîche, tenez !

HERMINE : Donne, petit. (Elle boit.)

Mme LENDVAÏ : Qu'est-ce qu'ils font là-bas ?

LENDVAÏ : Ils font rouler l'engin. Tu vois, le monteur ne le touche même pas, et l'engin revient tout seul.

Mme LENDVAÏ : Formidable.

LENDVAÏ : Tu vois !... Là, tout de suite, devant les officiers... regarde, il descend de l'engin...

Mme LENDVAÏ : Maintenant il le ramène.

LENDVAÏ : Mais non. C'est cela qui est formidable, observe bien. L'engin se met en marche tout seul.

HERMINE: Formidable.

BELLA : Mais il ne fait que rouler.

LENDVAÏ : bientôt, il s'envolera aussi.

BELLA : Ils l'amènent maintenant au départ.

LENDVAÏ : Personne n’y touche.

Le PREMIER VOYOU : C’est un vaurien ce Stepan

MARIE (soucieuse) : Qu'est-ce qui se passe... Dites-moi Bella... qu'y a-t-il ?

BELLA (incertain) : Je ne sais pas...

MARIE : C'est quoi ?... Celui-ci, là-bas, c'est Lhomme ?

BELLA : Oui, je crois.

MARIE : Il discute avec les officiers.

BELLA : Ils scrutent le mécanisme.

MARIE : Mais il n'est pas dans l'avion, n'est-ce pas ?

BELLA : Eh bien… Je ne sais pas...

MARIE : Non... Puisqu'il a dit que d'abord il repasserait ici... Il a dit, n'est-ce pas qu'il reviendrait ?

BELLA : Peut-être, qu'il n'aura plus le temps.

MARIE : Non... il a promis de revenir... Ne dites pas des sottises, Bella. Oh !... J'ai soif... Où il est ce petit garçon ?

BELLA : Qu'avez-vous, vous vous sentez mal ?

MARIE (serre sa main convulsivement) : Mais non... se lever si tôt... je n'ai pas l'habitude. Cher Bella... apportez-moi un verre d'eau...

BELLA : Bien sûr, mais lâchez ma main.

MARIE : Non... ne partez pas... vous n'allez pas me laisser seule... Où vont-ils si vite ces officiers ?

BELLA : Au générateur. Il paraît que c'est maintenant le décollage.

MARIE : Non... il revient d'abord...

BELLA : C'est trop tard maintenant... Regardez, ils se sont saisis de l'engin.

MARIE (bondit) : Bella... Le grand là-bas... n'est-ce pas, c'est Beniczky... le grand...?

BELLA : Peut-être. Je ne vois pas bien.

MARIE (suffoquant) : Bella... Ne voulez-vous pas m'amener là-bas ?... Je veux m'y rendre... Voilà la voiture... conduisez-moi...

BELLA (la regarde avec stupeur) : Que se passe-t-il, Marie, Vous n'avez pas peur, tout de même ?

MARIE : Non... Je voudrais parler à Beniczky. Le grand, là-bas, Beniczky... Il est urgent que je lui parle... C'est Beniczky là-bas, n'est-ce pas ?...

BELLA (incertain) : Il semble... que ce soit vraiment lui. Mais alors, partons plutôt...

MARIE : Non... Si c'est bien Beniczky, alors restons.

BELLA : Mais puisque vous avez dit, que, précisément...

MARIE : Non, si c'est sûr qu'il est là-bas, on peut rester. (De loin, Un vrombissement fort et aigu, de loin.)

LENDVAÏ, Mme LENDVAÏ : Start ! Partez !

Une voix lointaine, retentissante : Partez !

PLUSIEURS : Bravo, il démarre. (Applaudissements, tous se ruent vers la barrière.)

MARIE (tremble de tout son corps) : Beniczky... n'est-ce pas Beniczky ?

LENDVAÏ : Formidable ! De toute beauté !

Mme LENDVAÏ : Regarde... maintenant... maintenant il quitte le sol...

HERMINE : C'est bath ! (Le bruit de moteur faiblit, puis devient plus fort.)

LENDVAÏ : Quelle ascension rapide !

Mme LENDVAÏ : Plus de cent cinquante mètres !

HERMINE : Il vole vers le Danube...

 

Le vrombissement est parfois faible, parfois fort, les spectateurs tournent lentement leurs têtes dans la même direction ; ce mouvement témoigne de la montée de l'appareil.

 

MARIE : Il n'est pas revenu... Ce n'était sûrement pas nécessaire... Béniczky est là-bas, il regarde vers le haut... Vous l'avez vu, n'est-ce pas, parler d'abord à Béniczky. Vous avez vu ?

BELLA (ne la comprend pas, mais il sent qu'il ne faut pas la contrarier) : Oui... On dirait qu'il lui a parlé...

MARIE : Il nous tourne le dos maintenant, Béniczky, vous le voyez ? Là-bas ? Il se rapproche lentement des officiers... il va tourner vers ici... alors nous pourrons  découvrir son visage...

 

Bruit de moteur. Benicky arrive en courant presque, de la droite. Il regarde le ciel. Il court droit vers Marie.

 

BENICZKY : Marie !

MARIE (se retourne, pousse un cri, comme si elle voyait un fantôme) : Oh ! (Elle lâche la main de Bella, et s'affale sur une chaise)

BENICZKY (consternéQue s'est-il passé ? De grâce... Marie... je vous en prie... du calme...

BELLA (s'éloigne discrètement, s'approche du couple Lendvaï, doucement) : Mes enfants, allons un peu plus loin.

 

Lendvaï, Mme Lendvaï, Hermine se retournent, aperçoivent Béniczky et Marie, ils se retirent vers la gauche; tous ceux qui se trouvent à côté de la barrière se retirent respectueusement vers la droite. Marie et Beniczky restent seuls sur scène.

 

BENICZKY (soutient Marie) : Marie... mais qu'y a-t-il... qu'est-ce qui s'est passé...

MARIE (se raidit, chuchote) : C'est vous... vous n'étiez pas... au hangar ?

BENICZKY : Je viens d'arriver. Il fallait changer une roue. Qu'est-ce qui s'est passé ?

MARIE (avec raideur, comme un somnambule montre le ciel) : Regardez là-bas !

BENICZKY (regardant vers le ciel, il tressaille) : Quoi... déjà il...

MARIE (d'une voix sépulcrale) : il s'est déjà envolé...

BENICZKY (ébranlé, doucement) : C'est terrible... je suis arrivé en retard...

MARIE : Et maintenant... qu'est-ce qui va se passer...

Un vrombissement qui va en s'amplifiant. Béniczky prend la main de Marie.    

BENICZKY : Marie... ne faites pas l'enfant... il ne se passera rien... des bêtises...

MARIE (regarde l'avion) : Et maintenant … il monte... il est au-dessus du Danube... il devient de plus en plus petit...

BENICZKY : Marie... venez donc... c'est vraiment stupide... Allons-nous en...

MARIE (est hors d'elle) : Restons... Regardez un peu... Du courage, Monsieur le comte... Tegardez ! Comme c'est beau !

BENICZKY : Marie, vous avez de la fièvre... il ne se passera rien... n'ayez donc pas peur ... Puisque ce n'est même pas vrai... Je lui ai parlé... Venez... tout à l'heure je lui ai parlé...

MARIE (d'un calme sépulcral) : Vous mentez. Vous ne lui avez pas parlé. Vous êtes arrivé en retard. Un retard calculé. (Elle regarde l'engin qui continue de monter)

BENICZKY : Pour l'amour du ciel... Taisez-vous. (Il regarde autour de lui) On nous entend... ressaisissez-vous...

MARIE (même jeu) : Vous mentez. Vous êtes arrivé en retard exprès.

BENICZKY (volubile) : Comment osez-vous... parler ainsi... Comment osez-vous... je peux le prouver... que j'étais en retard...

MARIE (même jeu) : Alors, vous ne lui avez pas parlé.

BENICZKY : Mais quelle importance... il ne se passera rien, il n'est pas ce genre d'homme... il n'est pas fou...

MARIE (même jeu) : Vous n'étiez pas là tout à l'heure... Vous n'avez pas vu comme il était mal en point... moi, j'ai vu...

BENICZKY (n'en peut plus) : Marie, si vous ne venez pas, je m'en vais... je ne peux pas voir...

MARIE (même jeu) : Regardez un peu le spectacle, s'il vous plaît. C'est votre mise en scène. Je vous prie de patienter... Patientez, Monsieur le comte... gentiment, calmement...

BENICZKY : Ce n'est pas ça... je ne parle pas de lui... c'est vous que je ne peux pas voir ainsi... mais vous êtes... je m'en vais. (Il s’apprête à partir.)

MARIE (s'accroche à lui, fiévreusement) : Beniczky... Où allez-vous... Attendez... Vous me laissez seule ici... Ah, vous voulez m'abandonner...

BENICZKY (la tire de la barrière) : Venez donc... (Marie se laisse faire, mais elle tourne son visage vers l'arrière et ne peut pas en détacher son regard. Soudain elle se fige, repousse Béniczky, et pousse un cri étouffé)

BENICZKY (affolé) : Qu'y a-t-il ?

MARIE : Vous avez vu ? Il a basculé !

BENICZKY (il la lâche.)

 

À présent tous les deux pétrifiés, sans un mot, se tiennent côte à côte, comme s'ils étaient hypnotisés, ils ne peuvent pas détacher leurs yeux de l'avion. Tout cela dure quelques instants, entre-temps on n'entend que le vrombissement uniforme de l'engin, tantôt de loin tantôt de près ; et puis de tout près, comme s'il volait au-dessus de la salle et de la scène. Soudain cela s’arrête.

 

HERMINE (de l'extérieur, mais fort) : Qu'est-ce qui se passe ?

LENDVAÏ (de l'extérieur) : Nom d'un pétard !

Mme LENDVAÏ (de l'extérieur) : Il tombe, ou quoi ?!

CAUCHEMAR (de l'extérieur) : Allô !... Monsieur le mécanicien... Il est arrivé quelque chose ?

(Des voix en désordre de l'extérieur.)

UNE VOIX ÉTRANGÈRE : Arrêtez d'envahir le terrain !

UNE FEMME (cri strident) Jésus Marie !

 

Des bruits de course du côté du terrain. Pause.

 

LENDVAÏ (de l'extérieur) : Il retrouve l'équilibre... il tient le cap...

CAUCHEMAR (de l'extérieur) : Il s'arrête...

BELLA (de l'extérieur, sidéré) : Tu l'as vu ? Il s'est retourné ! Complètement retourné ! Brrr ! Brrr ! Effrayant...

DES VOIX : Terrible... Formidable... Hourra ! Pas de casse ! L’ami... Ouah ! Comme tu es pâle... effroyable... Non ?

Mme LENDVAÏ (de l'extérieur) : Il monte ! Il remonte !

 

Les voix s'éloignent.

 

MARIE : Regardez... Il remonte...

BENICZKY (s’éponge le front, d'une voix tremblante) : Il paraît.

MARIE : Peut-être...

BENICZKY : Il paraît...

MARIE : Peut-être... n'est-ce pas, peut-être...

BENICZKY : Peut-être qu’il renonce...

MARIE : Il ne recommencera pas... Il est tout petit maintenant... Il s'éloigne.

BENICZKY : Il ne revient pas.

MARIE : Il descend.

BENICZKY : Il effectue un virage régulier.

MARIE : Il décrit un cercle !

Le vrombissement cesse.

BENICZKY : Il a arrêté le moteur.

MARIE (saisit son bras, convulsivement) : Oh, il, quand même...

BENICZKY : Mais non, pas du tout. Il descend.

MARIE : Il atterrit ?... Il atterrit ?...

Les deux voyous courent à travers la scène.

Le PREMIER VOYOU : Il descend !

Le DEUXIÈME VOYOU : Fais gaffe, conard !

DES VOIX : Bravo ! Bravo ! Il se pose ! Mes amis ! J'ai eu très chaud !

HERMINE (de l'extérieur) : Eh bien, Je me suis déjà réjouie à l'idée qu'il se passerait quelque chose de bidonnant, et il ne s'est rien passé ! On peut filer à l'anglaise.

BENICZKY (se redresse, sèchement à Marie) : Alors... Vous voyez...

MARIE (hystérique, rit convulsivement) : N'est-ce pas, hahaha... n'est-ce pas... hahaha ... suis-je bête... n'est-ce pas, il se pose... n'est-ce pas, il sera là tout à l'heure...

BENICZKY (ironiquement) : Soyez tranquille. Il est l'homme à qui il ne peut rien arriver.

MARIE (elle ne l'écoute pas) : Rien... n'est-ce pas... C'est un homme qui... n'est-ce pas...

BENICZKY (vertement) : De ma part, j'étais convaincu, qu'il ne lui arriverait rien. Il n'est pas de cette race...

MARIE : N'est-ce pas. La race... c'est une question de race, n'est-ce pas ?    

BENICZKY : Très probable. Le destin des gens est inscrit dans leur berceaux. (Très acéré) Il semble que son destin est d'être disqualifié une deuxième fois.

 

Lendvaï et Hermine arrivent en hâte de la droite.

 

HERMINE: Il arrive, l'homme du ciel, il sera bientôt ici.

Mme LENDVAÏ : Ce n'était pas tellement intéressant. Pasquier qui a exécuté deux loopings était nettement meilleur. 

 

Lendvaï, Cauchemar, entrent par la gauche.

 

LENDVAÏ : Et alors, qu'est-ce qui se passe avec son invention ?

CAUCHEMAR : Nous allons le savoir tout de suite. Tout cela a duré très peu de temps. Il descend de l'avion...

LENDVAÏ : Les officiers sont en train d'expliquer quelque chose.

Mme LENDVAÏ : Et lui, il hausse les épaules.

CAUCHEMAR : Ils viennent par là.

BENICZKY (il regarde Marie ironiquement, significativement)

MARIE (troublée, elle évite son regard, elle est épuisée)

HERMINE (crie vers l'extérieur) : Ho hé... Les vedettes !... Venez par ici !

BENICZKY (à Marie) : Madame, je crois que nous pouvons partir.

MARIE : Attendez... J'aimerais savoir...

BENICZKY : Moi, je sais. Je n'ai pas besoin de me renseigner. (Il insiste.) J’étais parfaitement calme.

 

Lhomme, Le Capitaine, Le Lieutenant, arrivent d'autre côté de la barrière, tout en discutant entre eux.

 

LHOMME (de bonne humeur, calme. Il fume. Son visage est un peu plus rouge que tout à l'heure) : Eh bien, je vous en prie, Messieurs, en effet.

LE CAPITAINE (aigrement) : Bon, bon, ça ne colle pas. Il faut faire un rapport... L'explosion ne fonctionne pas...

LE LIEUTENANT (troublé) : Peut-être le générateur a-t-il été défaillant ?

LHOMME (allégrement) : Pas du tout, Messieurs, le générateur fonctionnait normalement. La question n'est pas là. Disons-le crûment, l'invention ne vaut rien.

LE LIEUTENANT (troublé) : Dans ce cas...

LE CAPITAINE : Eh bien alors...

LHOMME : Ce n'est pas la peine de tourner autour du pot, cet avion est un avion tout à fait ordinaire. Il est incapable d'exploser, ni de tuer les gens, ce pauvre petit couillon d'avion ne sait que voler...

LE LIEUTENANT (confus) : Peut-être alors...

LE CAPITAINE : Eh bien... il ne s'agit pas de cela. Mais de ce que je dois mettre dans mon rapport.

LHOMME (fume sa cigarette) : Veuillez tout à fait tranquillement noter dans le rapport que l'invention ne fonctionne pas. Qu'il ne s'agit que d'un avion ordinaire, et que je retire mon offre.

(Le Lieutenant et Le Capitaine se consultent du regard)

LHOMME : Vous ne m'en voulez pas trop, n'est-ce pas, pour le dérangement ?

LE LIEUTENANT : Pas du tout. Jamais de la vie. (Il regarde le Capitaine)

LE CAPITAINE : Eh bien... Au revoir. Salut. (Il touche négligemment sa casquette.)

LE LIEUTENANT (poliment) : J'ai été très heureux, Monsieur l'ingénieur, d'avoir fait votre connaissance.

LHOMME (s'incline) : Messieurs... (Il attend leur disparition derrière la barrière, et puis il saute la barrière et avance au centre. Il fume pensivement sa cigarette.)

BELLA (s'approche de lui) : Qu'est-ce qu'il y a mon petit ? Quelque chose qui cloche ?

LHOMME (distraitement) : Pas. (Il lève son regard)

 

Les présents sur la scène, les curieux, les badauds encerclent Lhomme, qui fume pensivement au centre. Marie et Béniczky restent à l'écart. Béniczky a jeté un seul coup d'œil à Lhomme, mais voyant qu'il ne les a même pas remarqués, il se détourne avec mépris, et fait signe à Marie qu'ils doivent partir. Marie acquiesce de la tête, mais entre-temps elle observe Lhomme, et enlèvant lentement ses gants. Pendant le récit de Lhomme, ils s'apprêtent plusieurs fois à partir, et ils commencent même à faire quelques pas. Ils restent finalement du côté droit, mais sur l'avant, et écoutent le récit. Plus tard, Marie s'assoit, Béniczky joue le distrait, mais il écoute.

 

Mme LENDVAÏ : A quelle altitude étiez-vous ? Combien de mètres ?

LHOMME (murmure) : Peut-être mille cinq cents.

BELLA : Et alors... ça a marché le truc ?

LHOMME (méditatif) : Non... mais je crois que je ne voulais pas qu'il fonctionne. Étrange...

BELLA : Eh bien, c'était comment ?

LHOMME (même jeu) : Il me semble... que là-haut, je me suis rendu compte, que ce n'est pas une bonne invention.

BELLA : Bon. Et à part ça, c'était comment ?

LHOMME (le regarde en souriant, avec chaleur) : C'était très beau.

HERMINE : Racontez-nous.

LHOMME (regarde devant lui. Il parle lentement, pensivement, comme s'il se parlait à lui-même. Et puis avec plus de fluidité, évitant la déclamation, il utilise un ton plutôt calme et serein) : C'était très beau... Je ne l'aurais pas cru... à quel point c'est beau... il me semble que je n'ai pas pensé à ça, j'ai été préoccupé par d'autres choses...

Mme LENDVAÏ : Qu'est-ce que ça fait, quand vous quittez le sol ?

LHOMME : Quand l'engin démarre, c'est quelque chose de spécial. Il y a quelque chose de redoutable. Le moteur qu'on retient halète, cliquette, s'acharne... Il contient une force terrible... et pareil au diable... oui il souffle, il râle... et des flammes jaillissent du moteur... en vérité, j'ai même senti une odeur de soufre... et le diable, le même diable qui, une fois, dans mon enfance, m'a pris sur son dos et a vociféré : « je n'en peux plus, allons, allons... flanque-le par terre, fracasse-lui la tête... que ses entrailles giclent... allons, finissons-en, oui... » Le diable vociféra ainsi. Et malgré tout, c'est quelque chose de très beau... ce n'est pas comme un quidam qui tout en agonisant, en grelottant, pense à son cœur défaillant et à son poumon gorgé d'eau.

Mme LENDVAÏ : Et après ?

LHOMME (même jeu) : Après... on regarde en bas... le champ devant se détourne, stridule, et s'enfuit ; et puis j'ai vu de petites boîtes jaunes – c'étaient les hangars, j'ai tourné et j'ai pris de la hauteur, en décrivant un cercle... un lac... peut-être le bras mort du Danube, tournoyait comme une toupie, et j'ai vu aussi courir quelques minuscules personnes. Après, je suis monté encore plus haut... le moteur trouait l'air.

HERMINE : Tu écoutes, Nushi, il troue...

LHOMME (même jeu) : A ce moment-là tout était très petit... mais très beau, des couleurs ensoleillées, des taches jaunes, vert clair, bleues... après, il me semblait avoir marqué le pas... et en dessous de moi tout convergeait, se concentrait. De là tout est extrêmement petit, l'engin par contre est immense, l'avion grandit de plus en plus, ses ailes sont géantes... l'une couvre, cache le parc municipal, l'autre masque la vue de Buda en s'inclinant vers le bas. Seulement nous, l'engin et moi, sommes des géants. Le reste est minuscule, insignifiant.

BELLA : Et tu n'as pas eu de vertige ?

LHOMME : Je n'ai pas senti tellement que j'étais haut... mais que la terre était très en dessous de moi, profondément en dessous... et cette terre ondule, s'écoule, vacille... Là-haut, là où je suis, c'est le point fixe, la surface, le seul point solide, digne de confiance sur terre et au ciel... et penser à cela c'était terrible... et j'étais pris de vertige à la pensée que je serais obligé peut-être, maintenant de descendre sur ce terrain chancelant, ondulant, qui tourbillonne en dessous de moi. Je m'étourdissais, et je suis monté encore plus haut, alors tout est devenu incertain, improbable en dehors de ma personne... comme si le relief géographique nuageux, ratatiné, dans son affolement confus essayait de s'aligner sur moi... et comme si tout en chavirant il essayait de s'accrocher à moi... avant que, suffoquant, il ne s'abîme dans le tourbillon agité... La ville est comme un insecte gris qui se tortille ; les cheminées, les tours gesticulent dans ma direction comme les pattes d'un insecte couché sur le dos. Je crois qu'à l'altitude de dix, quinze mille mètres, le pilote peut éprouver un sentiment, comme si la terre,  était une petite planète qui tourne autour d'un immense astre, représenté par l'avion.

BELLA : Et puis, que s'est-il passé, quand il a semblé que tu allais  tomber ?

LHOMME (enjoué) : Oui... Il est arrivé quelque chose... Mais alors, vous vous en êtes aperçus ?

BELLA : Bien sûr. Notre cœur a failli s'arrêter.

LHOMME (avec vivacité) : C'est arrivé... hum... parce que tout à coup je me suis oublié, j'ai lâché la manette et le gouvernail m'a échappé.

BELLA : Terrible ! Tu as eu peur, hein !

LHOMME : Mais si j'avais pris peur, rien ne serait arrivé. Justement, pour mon malheur, je n'ai pas eu la frousse, vous entendez. Au contraire, tout est devenu agréablement obscur, et j'ai fermé les yeux, et je me suis senti très bien.

BELLA : Et qu'est-ce qui est arrivé ?

LHOMME (gaiement) : Eh bien... après il est survenu quelque chose d’assez bizarre. Tout en tombant j'ai ouvert les yeux une seconde, il y avait en dessous de moi un nuage d'une blancheur aveuglante, comme un oreiller... et sur ce nuage j'ai aperçu, dessiné fermement, nettement, mon ombre.

HERMINE : Votre ombre ?

LHOMME : Oui, mon ombre, engin compris... Mais si nettement, si précisément, que j'ai aperçu même un bouton de manchettes... Et j'ai vu ma main posée sur la manette et alors … Grâce à l’ombre j'ai compris que j'avais touché la mauvaise manette.

BELLA : Incroyable.

LHOMME : Et pourtant... étrange, n'est-ce pas ? Sur mon ombre j'ai vu que ce n'était pas la bonne... alors tout de suite je me suis redressé, et d'un seul mouvement j'ai rectifié la déviation. C'était à point nommé, l'avion a retrouvé l'équilibre.

BELLA : Étrange.

LHOMME (calmement) : Et puis alors j'ai gagné encore un peu d'altitude, ensuite je me suis apprêté à atterrir. J'ai ajusté le moteur, j'ai croisé les bras, et je me suis laissé aller à savourer le spectacle... eh bien c'était très beau... À présent tout n'était que couleurs et rayonnement, et maintenant la terre et le lac se balançaient dans une  paisible harmonie... et moi je commençais à observer les choses... voilà Saint André, ai-je dit... et ici c'est la piscine... autrefois je m'y suis baigné... tiens, l'Avenue Andrássy,... elle est noire de monde... le belvédère du Mont-Saint-Jean, qu'il est agréable... et là-bas c'est l'Opéra, n'est-ce pas... et aussi le théâtre... Tournoyant au-dessus du château je me suis souvenu de la raison pour laquelle je me sentais si extraordinairement bien... et j'avais une sensation de déjà-vu ; comme si je m'étais déjà promené  sur cette couche atmosphérique.

Mme LENDVAÏ : Vraiment ?

LHOMME : Oui. J'en ai aussi découvert la raison. À l'âge de dix ans, en revenant de l'école, j'ai dépeint dans ma tête la même image que je trouverais quand j'inventerais l'avion – à l'époque il n'était pas encore inventé – et j'ai imaginé une fois en détail cet itinéraire au-dessus du château et de ce panorama.

HERMINE: Et après ?

LHOMME : Après j'ai atterri

HERMINE: Et après ?

LHOMME : Après, rien (il allume une cigarette)

HERMINE : C'était très beau. Eh bien, alors peut-être, nous pouvons prendre la clef des champs messieurs. Vous venez aussi, Lhomme ?

LHOMME (regarde dehors) : J'arrive, seulement j'attends Stepan.

BENICZKY (toussote, on voit qu'il est pris d'une très forte émotion ; il avance, se racle la gorge, ouvre la bouche ; à ce moment-là Horváth entre en titubant sur la scène. Il est en piteux état : tête nue, les cheveux ébouriffés, le visage défait, il tremble. Il regarde autour de lui comme un homme égaré, pris de boisson. Lhomme l'attend calmement)

HORVÁTH (s'arrête, bafouille, et puis d'une voix tremblante, enrouée) : Je vous demande pardon.

LHOMME (calmement) : Il n'y a pas de mal.

HORVÁTH (éclate en sanglots) : Excusez-moi, je suis un pauvre misérable infirme. Merci. (Il veut se mettre à genoux, Lhomme l'empêche, les autres se détournent avec gêne et étonnement, ils s'éloignent de la scène, sauf Béniczky et Marie.

LHOMME (l'encourage) : Mais mon cher ami, je ne vous en veux pas.

HORVÁTH (sanglotant) : Ceux-là, les méchants... les perfides... ils ne m'ont jamais dit... que... que... je suis bossu... Ils m'ont parlé poliment... mais derrière  mon dos ils rigolaient... et maintenant... quand quelqu'un est venu... maintenant ils s'exclament: « infirme, infirme !... » « Il a frappé l'infirme !... » Maintenant, tout d'un  coup, tous me l'envoient au visage... jusqu'ici... ils ne m'ont pas dit... ils voulaient m'enlever le chagrin qui est mon dû... que je ne suis qu'un pauvre, misérable bossu... mais vous êtes bon... vous me l'avez rendu... merci...

LHOMME (affectueusement) : Ne m'en veuillez pas.

HORVÁTH : Merci.

LHOMME : Où est votre chapeau ?

HORVÁTH (hagard) : Je ne sais pas, il est tombé...

LHOMME : Attendez, on va chercher ensemble... (Il veut amener le bossu à droite, mais à ce moment…)

BENICZKY (d'une voix forte) : Bonjour, Monsieur l'ingénieur.

LHOMME (se retourne calmement) : Bonjour. Je vous en prie. (Il reste debout. Le bossu sort)

BENICZKY : Vous avez frappé un bossu.

LHOMME : Oui le pauvre. (Gaiement) Et avec ce coup je l'ai attaché à moi pour l'éternité.

BENICZKY : Moi, j'ai eu pitié de vous, je n'ai pas voulu vous faire de mal ; mais vous ne méritez pas de compassion. Ce n'est pas seulement que vous êtes lâche, mais aussi méchant. Vous ne méritez pas de clémence... Vous ne la méritez pas bien qu'il semble que vous l'avez espéré d'avance, comptant sur ma prévenance... Sans l'attendre... Vous avez escompté que j'aille vous délier de votre parole... et c'est vrai, j'ai voulu vous en délier, cette dame ici en est témoin. Mais vous abusez honteusement...

LHOMME (dodeline doucement de la tête) : De votre prévenance. (Il rit avec commisération) Mon pauvre, comme tu es bête.

BENICZKY (suffoque) : Quoi... Quoi ?...

LHOMME (même jeu) : Mon pauvre, comme tu es bête. Alors, tu as tellement, tellement peur de moi ?...

BENICZKY (avance d'un pas, regarde avec affolement autour de lui. A Marie) : Qu'est-ce que c'est que ça ? Il est devenu fou ?

LHOMME (même jeu) : Vous avez tellement peur de moi ? Toi aussi, et la pauvre femelle là-bas, qui se cache derrière ton dos ? Ma vie représente un tel danger pour vous ?

BENICZKY (vociférant) : Taisez-vous ! Escroc ! Je vais vous faire expulser de la capitale !... Vous m'avez donné votre parole d'honneur !

LHOMME (calmement) : Que je vais mourir ? Bien sûr, sans faute. Je vais mourir assurément. Mourir... plus tard, un de ces jours. Ce sera beau aussi. Mais on a encore le temps. Ce n'est qu'une minute – on peut naître en l'espace d'une minute – et aussi mourir – mais la vie... elle dure plus longtemps.

BENICZKY (vocifère hors de lui) : Espèce de lâche... ignoble... Moi... moi... avec moi... avec moi... vous osez... et si c'était moi, qui avais tiré le noir... Moi l'imbécile...

LHOMME : C'est certain, vous resteriez imbécile même si vous aviez tiré le noir.

BENICZKY (l’agresse) : Moi, je vais...

LHOMME (calmement et d'une voix forte) : Fiche le camp, ou je te frappe comme tout à l'heure le bossu.

BENICZKY (recule en titubant. Soudain il se calme, triomphalement) : D'accord... maintenant... maintenant nous pourrons en finir ! Enfin ! Maintenant tu ne pourras pas sauver ta peau... scélérat... Tu as été trop lâche pour en finir avec la vie... à présent je vais en finir avec toi... je peux te transpercer le bide... maintenant je peux... (Il sort en courant. Lhomme regarde sa sortie, et puis il fait demi-tour, et sifflotant, part vers  la gauche.

MARIE (regarde Béniczky) : Béniczky... Béniczky... qu'est-ce qui se passe... et moi... Béniczky... attendez. (Elle trébuche sur quelque chose, elle le ramasse, c'est le gant de pilote de Lhomme, qu'il a perdu pendant la scène. Elle reste désorientée quelques secondes, regarde autour d'elle, et puis elle se hâte vers la gauche.) Lhomme... Sándor Lhomme, votre gant... (Elle crie.) Lhomme,... Vous avez perdu votre gant... Lhomme... (Elle pleure.) Lhomme... Attendez-moi donc...

LHOMME (se retourne, sourit. Dans une allégresse débordante il embrasse chaleureusement, Marie.) : Marie, je suis si heureux, je ne suis plus amoureux, regarde comme le soleil brille, regarde ma chère et douce amie, ma chère Marie, je ne suis plus amoureux de toi... Comme je suis heureux ! 

 

R I D E A U

 

(retour à la première page)