Frigyes Karinthy : "Tout est autrement"

 

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Padi et Pasi

 

                                                                                                                                 20e dimanche

Nous nous sommes beaucoup asticotés tous les deux, durant une vingtaine d’années, ce doux Árpád Tóth[1] si délicat, au sourire suave, qu’on appelait Padi, et moi.

Peut-être parce que je n’étais ni doux, ni délicat, ni suave. À vingt ans je me suis présenté au Café New York avec un programme modeste mais ferme : l’univers, tel qu’il existe est une institution complètement ratée – des erreurs de calculs s’y sont glissées dès le début, son absurdité devient de plus en plus manifeste ; il n’est que temps qu’une ou plusieurs personnes, éventuellement quelqu’un d’entre nous, se chargent de le remettre en ordre. Ce sera l’Homme Responsable, une nouvelle divinité, qui en assumera les conséquences.

Mais j’ai adoré ses poèmes.

Pourtant ils n’étaient que tristesse et chagrin et résignation et fatalisme.

Mais quel ordre !

Les rimes les plus belles, les plus nobles, les plus enchanteresses.

Les métaphores les plus parfaites, les plus originales, les plus justes. Des métaphores au voisinage desquelles la vérité devenait boiteuse.

C’est ce que je lui expliquais ce jour-là, avec une terrible véhémence.

- Tu ne vois pas ? C’est précisément ce grand ordre, l’armature de fer de tes poèmes – c’est elle qui montre que la résignation au Destin et au Chagrin contenus dans le poème n’est qu’une opportunité pour toi de faire quelque chose de durable qui restera, le Poème lui-même est en réalité une protestation obstinée, souple et gaie contre la Mort et la Disparition dont il parle. Un poème de ce genre est une véritable construction – à l’instar des innovations techniques.

Nous ne nous sommes pas compris. Moi, j’imaginais l’immortalité comme une réalité rendue possible en ce monde non pas par l’apparition de Dieu ni de la Nature, mais par celle de l’Homme.

 

Un jour néanmoins nous avons pu nous mettre d’accord sur une formulation dans notre sujet. L’aurore pointait, nous avions marché jusqu’à l’aube sur le Boulevard Ferenc en parlant de mathématique et de poésie. (C’était un homme d’une vaste culture, avec un savoir très sûr.)

Son paradis et son au-delà calvinistes ne toléraient pas l’obscurité mystique. De la question, une vie existe-t-elle outre-tombe, il ne savait et ne voulait parler qu’aussi congrûment que sur un problème d’échecs.

Je me rappelle encore la formule. Elle disait que puisque l’infini est aussi loin de nous que nous sommes de l’infini, et puisque l’infini est une chose aberrante et insaisissable, il en résulte que nous aussi, partie de celui-ci, nous sommes absurdes et insaisissables. Autrement dit tout est possible, y compris la vie dans l’au-delà, seul ce qui existe est impossible.

Mais ça ne l’a pas empêché de rester fataliste, nous n’avons pas pu nous mettre vraiment d’accord.

Même pas la dernière fois.

 

Cela faisait un bon mois que je ne l’avais vu à la rédaction. La dernière fois il était entré, pâle et amaigri, en toussotant. Il est resté assis à sa place, souriant, fumant un cigare, l’air pensif.

Je l’ai abordé brutalement afin de dissimuler mon effarement et mon souvenir d’avoir interrogé la veille son médecin qui n’avait fait qu’un geste désabusé de la main.

- Alors, qu’est-ce qui se passe, Padi ?

- Que veux-tu qu’il se passe ? – a-t-il ri brièvement. – Tu ne vois pas ?

- Bon, bon. Je veux dire, es-tu malade ?

Il a sorti une feuille de papier. (C’était un excellent dessinateur, il voulait d’abord être peintre.)

- Regarde. Les poumons d’un homme ont l’air de ça. Tu vois ? Les miens aussi étaient comme ça, comme ceux des autres, il y a quelques années encore. Voilà ce qu’il en reste. Ce qui manque s’est consumé en quelques années – tu peux calculer combien de temps il faudra pour consumer le reste.

J’ai repoussé la feuille, très en colère.

- Tu sais quoi, Padi. Je vais te dire quelque chose. Tu es un grand savant et un médecin merveilleux. Moi, je te dis qu’avec si peu de poumons qui paraît-il te restent actuellement, à mon avis, dès à présent il est impossible de vivre. De deux choses l’une : ou ta théorie est fausse, ou tu n’es plus vivant.

Il a ri.

- Et alors ?

- Alors tout cela n’est que balivernes. Pendant des milliers d’années l’homme croyait que nous entendions avec le tympan. Plus tard il s’est avéré que le tympan n’est pas nécessaire – l’os du crâne peut suffire. On a également appris que les organes peuvent s’arranger pour se remplacer les uns les autres – en cas de besoin l’intestin s’élargit en estomac, ainsi de suite. Je veux bien croire ton histoire avec tes poumons diminués – mais si cela est vrai, alors je te déclare que depuis longtemps tu ne respires plus avec tes poumons. Au moment où tu n’auras plus de poumons, tu auras développé des branchies quelque part ou je ne sais pas quoi – l’essentiel est que tu comprennes que tu ne mourras pas, comprends-tu ?! Car tu ne veux pas mourir – et tu devras me croire, je l’ai déjà prouvé d’innombrables fois, ce n’est pas la nature qui fait vivre, mais l’imagination et la volonté.

Il a souri.

- Bon, bon. Tu rediras cela sur ma tombe.

J’ai piqué une colère.

- Ah oui, c’est ça, nous y sommes ! L’oraison funèbre ! C’est pour cela que je n’ai jamais rien pu faire avec toi – ce qui compte pour toi ce n’est pas la vie, mais ces traditions romantiques ! Le style ! Le bon goût ! La grandeur du style qui, je le reconnais, a sa place dans la poésie – mais qu’est-ce qu’elle a à voir avec la vie ? Tout ton fatalisme provient de ce respect des traditions, de tes manières de style ! Il est écrit quelque part qu’un poète lyrique doit mourir de phtisie, très jeune – c’est dans les prescriptions, tout comme la structure d’un sonnet ou la forme d’un tercet… Donc, allons-y, mourons ! Une vision de saule pleureur, une esthétique mortifère ! Je vais te sortir ça de la tête, nom d’une pipe !

 

Même la semaine dernière, quelques jours avant sa mort, je me suis entêté face à lui. Il était assis là, sur le sofa, avec des applications de glaçons sur la gorge.

- Voyons, Padi. Écoute-moi. Sois raisonnable. Guéris. Ton médecin est un homme magnifique mais il ne peut pas tout faire. Ça dépend aussi de toi. Promets-moi de guérir, ordonne à ton corps, à ta gorge et à tes poumons de se rétablir. Ils obtempéreront. Te rappelles-tu ton poème avec l’allumette ? Une unique allumette qui embrase le monde entier si elle peut… Tu recèles bien en toi une allumettée de flammes… Invente quelque chose…

Et maintenant, pour la première fois, il commence à divaguer, ce Padi toujours raisonnable, mesuré, souriant.

- Eh bien, peut-être Pasi[2]…, a-t-il haleté.

- Quel pasi ?

Annus, sa femme, est intervenu.

- Tu n’es pas au courant ? Cela dure depuis deux semaines. Pasi. Il existe un Pasi dont Padi ne cesse de parler ces temps-ci. Pasi se charge de tout pendant que Padi est couché, Pasi va en ville, il travaille, il écrit des poèmes – Pasi est en bonne santé, et tout se passe selon la volonté de Pasi.

Padi acquiesce, il rit, rusé, en haletant.

- Tu vois. J’en parlerai à Pasi.

Par la suite j’ai appris qui était ce Pasi.

Dans la chambre obscurcie où je suis entré une chose bizarre était alitée, adossée à des oreillers relevés, le visage blême, les bras allongés, quelque chose qui à première vue ressemblait fortement à Padi, mais il devint vite évident que ce n’était pas Padi – cette chose que les croque-morts se mettaient justement à habiller, chose dont les membres rigides pendouillaient insolemment et presque comiquement pendant qu’on lui enfilait le dernier vêtement – ce visage rigide qui ne souriait pas de toutes ces étrangetés fébriles qu’on lui faisait subir ; non, non, c’était un objet, une poupée de cire que l’on avait frauduleusement placée à la place de Padi – mais alors, Padi, où pouvait-il être ?

J’ai regardé autour de moi et – puis-je le dire, Padi ? – dans cette chambre obscure, face au lit où les croque-morts s’affairaient avec diligence et sérieux, dans la pénombre d’un coin, derrière un autre lit, tout à coup je t’ai découvert. Tu te tenais debout dans un coin, Padi, l’index sur les lèvres, me faisant des clins d’œil pour que je ne te trahisse pas. Puis tu faisais des gestes vers le lit et tu me désignais, tu m’écrivais en l’air avec les doigts pour me dire que celui-là, là-bas… Celui que l’on habillait… C’était ce Pasi… Dont tu m’avais parlé… « Alors, qu’est-ce que j’en dis ? »

Et là tu gesticulais, en bonne santé, doucement, gloussant des bonnes blagues dans ta barbe, comme toujours.

Alors, qu’en dis-tu, me disais-tu par signes, ça a bien marché, hein ? Alors, grosse tête, tu vois que je ne suis ni fataliste, ni saule pleureur romantique ? Que penses-tu de ma solution ? Pasi, qui me ressemble comme un frère, et moi, nous avons concocté cette farce il y a quinze jours, et la nuit dernière nous avons tout exécuté. Il s’est couché ici pour faire le mort, pour donner raison à l’Ordre de la Nature et à la Science Médicale – tandis que moi… Comme tu peux le constater, merci, je me porte enfin bien. Il joue bien le cadavre sérieux, hein ? Regarde, il se laisse mettre en bière – sans même éclater de rire ! Tu verras, il écoutera les oraisons funèbres et toute la cérémonie sans broncher… Si tu ne me trahis pas… Et si tu me fais confiance… hum… L’enterrement aura lieu demain… Qu’est-ce que tu fais après l’enterrement ? Tu sais quoi ? Va au café… Je sais bien que tu devras écrire un article sur moi… Va donc au café, si je trouve une minute, j’y passerai moi aussi… Nous nous mettrons d’accord sur la façon d’expliquer cette expérience intéressante…

 

Voici comment c’est arrivé qu’il soit assis face à moi sur l’autre chaise, un cigare à la bouche, et il me fait signe de terminer vite mon article pour qu’on puisse discuter ou jouer une partie d’échecs – et moi je m’étonne que personne ne le voie – ou ils font semblant de ne pas le voir, par la convenance qui veut qu’une fois que quelqu’un a été enterré, il convient de considérer ses allées et venues parmi les gens comme si c’était un pur jeu de l’imagination.

 

Suite du recueil

 



[1] Grand poète lyrique et traducteur hongrois (1886-1928)

[2] Pasi signifie mec, gus en hongrois.