Frigyes Karinthy : "Tout est autrement"
teatro dei piccoli[1]
45e
dimanche
Qu’ils sont gentils, qu’ils sont gentils
ces comédiens, les acteurs du Teatro dei
Piccoli, comme ils m’ont bien fait rire, ils m’ont consolé
et ils m’ont rafraîchi, sans laisser cet arrière-goût
désagréable que je ressens habituellement quand je vois des
acteurs vivants, sinon celui de ne pas pouvoir les féliciter, les
remercier personnellement pour le plaisir reçu – ils restent
couchés modestement dans leur boîte, entassés avec des fils
et des cordons accrochés à leur tête, leurs mains et leurs
pieds, ils ne font pas les fiers, ils n’ont pas de manières de
prima donna, ils ne se jalousent pas, n’intriguent pas, ils ne causent
aucun souci, le critique n’a pas à ménager la
susceptibilité des uns et des autres, ils ne contestent pas
l’écrivain pour donner plus d’importance à un
rôle ou à un autre, la presse people n’irrite pas mon bon
goût en ébruitant leurs secrets galants – ils sont inertes
et rigides, seule le feu de la rampe allume en eux la comédie
homérique d’une vie plus vive que la vie.
Je
ne retire pas le superlatif : cette vie est plus vivante que la vraie.
Car, collé à ma chaise, figé en statue de sel,
d’admiration devant l’exquis talent de ces comédiens pour imiter tous les gestes imaginables,
c’est seulement sous le charme de leurs deux ou trois premières
productions que j’ai trouvé leur souplesse et leur
plénitude vitale surprenantes. Puis, par la suite (ils ont
présenté une scène du Barbier
de Séville et une autre des Geishas,
suivies de quelques caricatures : un pianiste célèbre, la
danse d’une Salomé noire) j’ai compris qu’il
s’agissait ici de bien plus, d’un art bien plus profond, que
l’ambition de ces poupées de fil visait infiniment plus
qu’une imitation de la vie, ce dont pourtant plus d’un artiste
médiocre se contenterait. Tiens donc, me suis-je dit avec
étonnement, leurs gesticulations et leurs soubresauts ne sont pas si
pleins que ça de vitalité, ils semblent plutôt passablement
mécaniques, bizarres et grotesques. Toutefois le comique qui en
émane ne peut cette fois être expliqué aussi simplement que
dans la fameuse théorie de Bergson. Puisque cela fait une bonne
demi-heure que je ne ris pas du mécanisme vivace dévoilé
dans le ventre des poupées, mais bien plus de leur façon de se moquer des mouvements machinaux des comédiens
vivants sur la scène. Elles raillent et caricaturent consciemment,
avec supériorité et un art consommé le comédien
vivant qui s’imagine original et plein de vie, or – cela ressort
justement du théâtre des marionnettes – de manière
ridicule et toujours uniforme, les poupées sont tiraillées,
actionnées de l’intérieur par un stupide standard, un
attachement rigide "aux règles de l’art
théâtral", par le mécanisme en fil de fer d’une
idée fixe fausse, impuissante, sans talent, sur "les lois
éternelles de l’art théâtral". Tiens donc, elles
ne sont nullement authentiques, elles pourraient
seulement l’être, plus vivantes que tout homme réel,
puisqu’elles pourraient sauter jusqu’au plafond et voguer en
l’air ; mais elles ne sont pas authentiques, elles essayent
seulement d’être théâtrales,
elles ne cherchent pas à illustrer l’authenticité de la
poupée de fil, mais plutôt démontrer que l’homme
vivant n’est qu’un singe semblable à une poupée de
fil. Je découvre que depuis longtemps je ne ris pas parce qu’on
les manipule avec des fils, mais parce qu’elles
font semblant d’être manipulées par des fils.
J’ai
vu autrefois au Théâtre de la Cité la pièce de
marionnettes de Schnitzler[2]
intitulée Kassian le Preux, dont le trucage
scénique consistait à faire bouger les acteurs comme s’ils
étaient des poupées. En repensant aujourd’hui à
cette production j’ai honte, non pour les poupées de fils, mais au
nom des comédiens. Je comprends seulement maintenant la faiblesse de
cette production, ils bougeaient avec rigidité, marchaient en
trottinant, remuaient la tête en rythme d’un staccato
grinçant. Ridicule ! Qu’un acteur vivant essaye de faire des
galipettes souples, de traverser la scène en douceur, de lever la jambe
avec grâce, comme n’importe laquelle de ces marionnettes si
l’envie l’en prend – il ne tarderait pas à se casser
une vertèbre, à se déchirer la structure lourdaude de fil
de fer de sa musculature intérieure. L’homme qui ose railler la
Machine au nom de l’animation, de la perfection du mouvement est
ridicule. Depuis longtemps la Machine est un être plus vif, plus utile et
plus parfait dans son mouvement et son action que sa mère, l’homme,
du cerveau duquel elle est sortie – l’homme pouvait railler la
monotonie machinale, le comique de l’impuissance et de la maladresse,
seulement tant qu’il avait des gestes plus rapides, plus agiles, tant
qu’il était capable d’exécuter du travail plus différencié,
plus raffiné que
Bon,
bon, je sais bien que ce n’est pas à elles que vont les hommages,
mais plutôt à l’homme vivant là-haut parmi les
cintres qui avec ses doigts agiles pianotent sur les touches des ficelles et
des fils. Mais justement ! Si ce monsieur qui n’est ici que
manipulateur était un comédien, il ne saurait jamais aussi bien
jouer le rôle que le font ces acteurs-ci qui ne font
qu’obéir à sa volonté. Les dix doigts de sa main
produisent, je le reconnais, un grand art – mais s’il était
un acteur vivant, ou si vous lui mettiez dans la main la structure des fils de
son propre corps, le centre de ses filaments nerveux, à supposer de
surcroît qu’il sache s’y retrouver, il ne saurait en aucun
cas atteindre la même précision, notamment parce que la structure
balourde des muscles et des os, ayant pour vocation un travail plus grossier,
le combat et la défense, et non exclusivement la création
artistique, ne lui obéirait pas aussi facilement. Bien sûr, ici
aussi comme au vrai théâtre c’est le réalisateur qui
fait tout – mais quel plaisir d’être réalisateur
ici ! Quel plaisir et quelle différence ! Celui qui incarne
Salomé ne s’angoisse pas pendant sa manipulation parce que son
tailleur le menacerait d’envoyer l’huissier ou qu’on lui
refuserait une avance. Ophélie ne se déconcentre pas en songeant
à son amant millionnaire. Marie Stuart n’a pas une dent contre son
metteur en scène parce que celui-ci courtise une autre prima donna.
Lohengrin ne lutte pas contre son indisposition due à une surproduction
d’acide gastrique. Othello n’a pas la frousse que le mari jaloux
dont il a séduit la femme vienne l’assommer, et l’esprit de
Roméo ne vagabonde pas autour de la course de chevaux de
l’après-midi qui décidera de son tiercé.
C’est
une chose magnifique que le théâtre des marionnettes.
L’aboutissement de ce processus d’évolution dont, se
déployant depuis la forme archaïque du théâtre, la
seconde étape était le cinéma. Déjà le
cinéma approche mieux la
crédibilité, une des conditions majeures de l’automatisme
immortel et parfait, plus vitale que la vie car extrait de la vie, concentrant
la vie : ce que le réalisateur de cinéma a
créé une fois avec des acteurs vivants, cela se rejoue de la
même façon cent et mille fois, sur la pellicule qui court –
la machine tourne, le Créateur se repose[3].
Et voilà que le théâtre de marionnettes va encore plus loin
– il concentre et extrait du comédien vivant ce qui est pur en
lui, ce qui, en lui, est une valeur à cent pour cent utilisable comme
matière première de l’art : posséder des
membres agiles. Un bon metteur en scène ne peut pas espérer plus
d’un acteur.
Allons-nous
vers d’autres perfectionnements ? Je l’ignore. En tout cas
moi, je proposerais ma prochaine pièce en premier lieu à
l’honorable directeur du Teatro dei Piccoli.