Frigyes Karinthy : "Tout est autrement"
l’honneur de l’Écrivain
6e
dimanche
Évidemment, dès qu’on ne se contente
pas de déchiffrer ce genre de problème dans les cornues de la
spéculation, ou de lâcher un de ces aphorismes plaisants que nous
aimons répondre à ce genre de questionnement collectif, mais
qu’on tâte là où le bât blesse, à la
place du reflet théorique du phénomène, dans la direction
de la réalité vivante – tout d’un coup il
s’avère que tout ce qu’on pensait savoir ou
superficiellement même penser parfois, sous la pression de
l’opinion publique, n’est que pur dogmes et conventions, des
notions périmées qui demandent d’être
rafraîchies, puisque la vie et l’expérience ne les
justifient plus. Or ce rafraîchissement n’est pas possible sans
titiller un peu les notions fondamentales.
Ainsi
par exemple quelqu’un devrait enfin un jour éclairer le cher
lecteur sur la vraie nature farfelue ou divine ou je ne sais quoi de
l’écrivain ou du poète, créateur des soi-disant
œuvres "intellectuelles", en plus d’être Cher-Maître-comment-ça-va-le-travail-et-comment-vous-portez-vous-dans-ce-monde-de-chacals ?
(La tâche devrait incomber au bon critique, mais malheureusement les
critiques de nos jours préfèrent assouvir dans leurs travaux leurs
propres ambitions d’écrivains frustrés, plutôt que
s’occuper de ce qui est leur affaire : chercher les lois de
l’art.)
Il
faudrait enfin faire comprendre, faire comprendre de nouveau car
l’ancienne explication est déjà usée, devenue poncif
et lieu commun, ce que tout le monde prend pour une métaphore au lieu
d’une réalité incandescente : faire comprendre,
expliquer que ce qu’on appelle une création intellectuelle,
à l’instar de toute autre production de la main et de
l’esprit de l’homme, du corps et de l’âme humains, est
une réalité
créée, une substance active produite par l’imagination
de l’homme – et qu’en revanche l’imagination humaine,
parmi les forces génératrices et formatrices du monde toujours
renaissantes et changeantes joue un rôle tout aussi prédominant
que la chaleur ou la lumière, que la force vitale ou l’instinct de
conservation et de survie.
Bref :
dans ses aspects sociaux une œuvre intellectuelle est tout autant
réalité vivante que l’homme lui-même.
Une
fois qu’on a reconnu cela, alors nous pouvons vaillamment et gaillardement
recourir à la méthode (voir ma note intitulée
"découverte de Dieu"[1])
de la "métaphore littérale" - en employant des images
archaïques pour peser les choses.
Des
images archaïques et des métaphores parlent de la
"conception" et de la "naissance" de l’œuvre.
Un
écrivain, aussi comique que cela puisse paraître au sens quotidien
des termes, est bel et bien fécondé, il est en gésine et
il accouche.
Il
serait maintenant facile de tirer une conclusion apparente de cette
métaphore à l’instar des décadents qui l’ont
bien tirée, eux, induisant eux-mêmes et le monde en erreur,
donnant à l’opinion publique une fausse image, qui est en même
temps nuisible comme on va le voir. Cette conclusion confortable, la
voici : dans l’écrivain il y a donc des traits
féminins.
Immense
erreur.
L’écrivain
est l’homme le plus viril au monde puisqu’il exécute le
travail le plus viril : il engendre
et il crée. De plus, il a besoin d’un ensemble de
caractères humains qui définissent l’homme
authentique : une forte imagination associée à une logique
tranchante, l’ardeur au travail, l’endurance, une bonne
mémoire, de la clairvoyance, une force expressive !
Évidemment,
à première vue nous nous cognons ainsi au mur d’une contradiction
– mais impossible de faire demi-tour, ce mur doit être
brisé.
On
raconte, hypothèse amusante, que Nobel aurait offert un prix à
l’attention de l’homme qui le premier mettrait un enfant au monde.
Si
l’on admet l’impossibilité que quelqu’un un jour
concoure pour ce prix, et que par le plus grand des hasards ils seraient plusieurs à la fois à concourir, il est évident
n’est-ce pas que l’homme qui répondrait le mieux aux
conditions de la candidature serait celui qui par ailleurs est le plus viril parmi les candidats, puisque
d’après les définitions les candidats doivent être des hommes – les êtres
intermédiaires, les hermaphrodites verraient leurs chances passablement
amoindries dans la compétition.
Nous
pouvons donc tranquillement utiliser la métaphore inconfortable que
l’écrivain est un homme qui accouche – son trait
spécifique et particulier concerne seul et exclusivement le fait d’accoucher, par ailleurs
il n’a aucune autre ressemblance avec les femmes, je dirais même
que sa nature et son caractère en sont même l’opposé
le plus naturel – c’est un être qui a la vocation de
créer, de mener, de gouverner : en somme, un homme.
Cette
situation paradoxale est la principale source de la confusion des notions.
C’est la raison pour laquelle, à certaines époques troubles
où l’on ne reconnaissait pas suffisamment l’importance de la
création intellectuelle, l’écrivain était contraint
de renier sa virilité – dans
l’intérêt de l’œuvre, afin de la sauver, de
la créer, il était contraint de recourir à des moyens
féminins, de ruser, mentir, flatter les puissants, faire le clown, se montrer lâche, courber
l’échine. Il recevait en échange, en aumône, la courtoisie et l’indulgence qui
généralement sont dues aux femmes – il avait besoin de
cette aumône.
Mais
dans son for intérieur, le vrai écrivain a toujours su qu’il n’était pas un
lâche – tout comme n’est pas lâche une femme enceinte,
future mère qui recule devant un danger auquel dans d’autres
circonstances la femme fait face : elle ne se protège pas
elle-même, elle protège une autre vie, impuissante et
désarmée pour le moment. Ne mets pas en danger le fœtus que
celui-là porte en son sein sous forme de rêve informé
– tu verras que tu as affaire à un homme ! Ou bien attends
qu’il mette son œuvre au monde entièrement, et essaie alors
de l’offenser cette œuvre – tu verras que tu as
affaire à un homme !
Comment
pourrait-on y remédier – comment pourrait-on solutionner la
situation étrange de l’écrivain ?
Inutile
de projeter une utopie fantastique pour chercher une réponse.
L’histoire recèle un exemple magnifique d’une telle
solution. Qui plus est, ce n’est même pas l’histoire du
passé proche "éclairé" mais c’est le moyen
âge "obscur" qui sert l’exemple.
Il
est bien connu que les créations les plus splendides et les plus
parfaites de l’architecture sont les gigantesques cathédrales du moyen âge. Un travail spirituel et
physique colossal s’est investi dans les murs de ces cathédrales
– elles ont été dessinées et bâties par des
artistes. La durée de la vie d’un homme ne suffisait
d’ailleurs pas pour l’achever – l’artiste constructeur
éduquait son fils ou son disciple pour qu’il devienne un artiste
semblable à lui et qu’il continue l’œuvre quand il n’y
serait plus.
Mais
comment ont-ils pu le faire ?
La
foi religieuse propre au moyen âge a instinctivement trouvé la
seule voie possible.
Si
aujourd’hui tu prononces le terme : "franc-maçon",
Monsieur Kovács hélera la police et évoquera les Juifs
accapareurs. Car Monsieur Kovács ignore l’origine de ce terme.
Nous informons Monsieur Kovács qu’on appelait francs-maçons
les maîtres constructeurs de ces cathédrales qui, afin de
bâtir une de ces œuvres, se groupaient et s’installaient avec
la détermination de ne pas quitter les lieux avant d’avoir
construit l’œuvre, même si cela devait durer cent ans. Et les
puissants de l’obscur moyen âge qui opprimaient tous les droits de
l’homme, accordaient à
ces maîtres une autonomie
– le mot "franc" devant le mot maçon signifie que les
maîtres constructeurs des cathédrales n’étaient soumis
à aucune autorité, ni a aucune loi administrative, ils avaient
des lois et une constitution à part, correspondant à leurs
objectifs, c’est seulement devant elles qu’ils étaient
responsables ainsi que devant les juges cooptés parmi eux, en qui ils
avaient confiance, qui les comprenaient, devant personne d’autre. Ils
étaient donc francs, libres, et ils n’ont pas abusé de
cette liberté, les cathédrales en témoignent – en effet, si tu libères un artiste,
il n’utilisera pas sa liberté pour détruire, mais pour
construire. Pour construire, pour œuvrer virilement – ces
maîtres, ces artistes, n’étaient-ils peut-être pas des
hommes ? Ils étaient bel et bien des hommes, et les meilleurs, les
plus courageux : pour achever leur œuvre ils travaillaient
là-haut, dans la hauteur vertigineuse de la pointe des clochers !
C’est
peut-être de ce genre de
privilège dont devrait jouir tout créateur d’œuvre
intellectuelle, pas de la politesse sirupeuse et de la tendresse indulgente
contenue dans ce "cher maître" qui essayent de rabaisser
l’écrivain au niveau des femmes dans la bouche des puissants
possesseurs des biens terrestres, condescendants "protecteurs de la
littérature".
Ou
bien…
Ou
bien, s’il ne peut en être question, si l’écrivain,
l’élu de l’esprit, doit se contenter de n’être
qu’un objet de plaisir amusant de la société, tel une jolie
femme ou son harem pour le sultan, au lieu de lui faire une place parmi les
hommes qui dirigent et qui gouvernent la société – soyons là au moins conséquents.
Si, compte tenu des conditions misérables, vous êtes souvent
obligés de lui refuser son amour-propre d’homme, son honneur
d’homme, donnez-lui au moins un honneur
d’artiste à part et défendez-le, tout comme une loi
à part défend et protège l’honneur des femmes. Cette loi à part selon laquelle,
quand il s’agit de l’honneur d’une femme, on ne permet aucune
instruction, mais on condamne tout simplement le calomniateur, cette loi est
nécessaire car la femme a besoin d’être
protégée, la femme est enceinte, elle met au monde un enfant, et
l’enfant est plus important que tout le reste, il est peut-être
plus important que l’honneur de la femme.
L’honneur
de l’écrivain…
Cherche-le
dans son œuvre.