Frigyes
Karinthy : "Parlons d’autre chose"
sketch-opÉrette-cinÉtophone
L’appariteuR : Monsieur le directeur vous attend.
Votre
serviteur (entre).
Monsieur le directeuR : Le siège…
Votre
serviteur (veut s’asseoir).
Le
directeur (en
continuant) : Le siège
de notre jeune entreprise traitera la lettre de candidature que vous nous
transmettrez.
Votre
serviteur (reste debout) : À votre disposition.
Le
directeuR : Je suis terriblement occupé, je
dois tout faire moi-même, par exemple… (Il désigne une
chaise.)
Votre
serviteur (veut s’asseoir).
Le
directeur (en
continuant) : Par exemple
ces chaises, c’est moi qui ai été obligé de les
commander, je n’ai pas un seul homme de confiance sous la main.
Votre
serviteur (reste debout) : Oui, je comprends.
Le
directEUR : Donc, je serai bref. Comme vous savez
déjà, notre entreprise, le Colisée sketch-opérette-cinétophone, prévu pour six mille
spectateurs, ouvrira ses portes au printemps, au Bois de la Ville. Pourquoi
vous n’êtes pas assis…
Votre
servitEUR : Oh, merci beaucoup. (Il veut s’asseoir).
Le
directeur (en
continuant) : Pourquoi je
n’ai pas construit sur mon terrain de l’Avenue, ça
s’explique donc.
Votre
serviteur (reste debout) ; Sûrement, sûrement.
Le
directEUR : Donc. Le théâtre
sketch-opérette-cinétophone, comme nous le savons,
représente le théâtre de l’avenir, l’art de
l’avenir. Il englobe toutes les branches de
Votre
serviteur (tend la main) : Oh…
Le
directeur (poursuit) : Cigare, le parolier, saurait
certainement vite gagner le cœur du public, mais nous
préférerions mettre la barre plus haut et faire appel aux
lumières d’un vrai poète de votre trempe. Voilà
pourquoi je vous ai demandé de venir.
Votre
servitEUR : Vous me faites honneur, Monsieur le
Directeur… Voyons, de quoi il s’agirait ?
Le
directeur (avec
légèreté) :
Alors, écoutez, on vous fait entièrement confiance. Vous
êtes assez poète pour savoir ce qui vous inspire. Vous
n’avez qu’à vous adonner aux sentiments, écrivez-nous
ce que vous avez sur le cœur… J’ai lu de vous un jour un truc
en vers… Comment ça s’appelle déjà ?…
Au sujet d’une fleur bizarre… Ben, c’était des choses
bien trouvées… (En
confidence.) À moi, vous
pouvez m’avouer que vos poèmes n’ont aucun sens,
hein ?… Vous les écrivez tout en sachant qu’ils
n’ont aucun sens… Hein ?…
Il me donne des chiquenaudes dans le ventre,
il me fait des clins d’œil complices.
Votre
serviteur (un peu
gêné) : Mais
Monsieur le Directeur, comment pouvez-vous dire…
Le
directEUR : Bon, moi ça m’est
égal si vous l’avouez ou non. Bon, écoutez-moi jeune homme,
vous pouvez écrire ce que vous voulez… Mais tâchez de nous
faire quelque chose de très poétique… Ce qui vous jaillit
du tréfonds de l’âme… Ce genre de bla-bla dont vous,
vous savez que le public raffole. Alors, avez-vous des idées à
cuisiner ?
Votre
serviteur (rêveusement, une autre nuit me vient
à l’esprit, quand nous nous promenions, une brune et moi) : Je pourrais peut-être reprendre
dans une grande épopée dramatique le sujet d’un de mes
poèmes dans lequel un pâle jeune homme apprend que sa belle est
infidèle, et il se tue dans un lac où la bonne fée du
lac…
Le
directEUR : C’est ça, oui…
Comme point de départ c’est pas mal… Mais le jeune homme en
question pourrait être, mettons, un reporter britannique qui se
déplace dans les Balkans…
Votre
serviteur (le regarde).
Le
directEUR : Hein ? C’est important
pour l’épisode. Dans la première partie arrive le reporter
et il chante un couplet… Hein ? Vient ensuite le film, voyage
à travers les montagnes inexplorables de la presqu’île des
Balkans… Ici on peut tout mettre : bateau à moteur, avion…
Le bateau à moteur, c’est indispensable, nous avons
déjà signé le contrat.
Votre
serviteur (le regarde).
Le
directeur (enthousiaste) : Oui, ce sera très bien comme
ça. On reprend ensuite le film parlant en couleurs dans lequel
l’agent, mettons, rencontre une actrice… Ce sera projeté sur
l’écran, mais avec une machine à parler… Je ne veux
pas vous influencer dans la création, vous êtes seul maître
à bord, mais vous devez savoir que là où vous travaillez
sur une machine à parler, les personnages ne doivent utiliser que des i
et des e, car une reproduction parfaite des a, o, ou, voyelles graves,
n’est pas encore possible.
Votre
serviteur (timidement) : Peut-être des petits merles qui pépient dains un
petit jerdin…
Le
directeur : Un
jardin, ce n’est pas possible, parce que cette machine avec son nouveau
système ne peut faire que des intérieurs… Plutôt
qu’un jardin, prenez une sorte de cour… Ou le hangar de
l’avion… Qu’en pensez-vous ?
Votre
servitEUR : Hum…
Éventuellement…
Le
directEUR : Je dis que pour le reste vous avez
carte blanche, sauf que vous ne devez pas oublier d’insérer un
numéro de danseuses ainsi qu’une scène de tango… Puis
deux quatuors et un finale…
Votre
servitEUR : À votre disposition.
Le
directEUR : Maintenant
vous rentrez gentiment à la maison, vous vous installez à votre
bureau et du fond de votre cœur vous nous concoctez quelque chose de
joli… Vous me l’apporterez demain, je le lirai, je le corrigerai,
si ça me plaît, je le ferai monter, si ça a du
succès, alors vous pourrez sans faute compter sur une avance…
Votre
serviteur (s’éloigne).
Le
directeur (me
rappelle en criant) : Nous
nous sommes bien compris, hein ?… N’oubliez pas les deux
couplets… la danseuse… un finale avec un bon refrain…
l’avion, la scène où l’actrice s’enfuit avec un
ventriloque qui lui déclare du ventre son amour… Je vous fais
confiance pour le reste, mais le tout ne doit pas durer plus de dix
minutes !
Votre
serviteur (se trouve déjà dans la rue).
Le
directEUR : Et voilà, Monsieur Fialka, on
nous dit que ces poètes modernes sont farfelus. Ils ont besoin
d’être encadrés, guidés et on collabore très
bien avec eux… Il faut savoir parler aux hommes…