Frigyes
Karinthy : "Livre de contes"
dimanche aprÈs-midi[1]
Un
dimanche après-midi, je marche dans la rue et je ne cesse de
m'étonner. Que s'est-il passé ? Pourquoi je ne me sens pas
bien ? Des gens viennent en face, des artisans et des domestiques
endimanchés. Le dimanche les vers de terre malodorants du travail
ressortent de leur trou, ils se vêtent, ils affichent un regard
allègre : voici, nous sommes ici, nous seuls sommes ici. Qui
sont-ils et que veulent-ils ? Je laisse aller mes pensées. Ils vont
peut-être au Bois de la Ville, ils s'offrent un tour de carrousel, ils
vont au cinéma, ils rient et ils passent du bon temps. S'ils n'y
passaient pas du bon temps, ils n'y iraient pas – mais alors que
feraient-ils ? Alors ils resteraient assis à leur place, comme
c'est mon cas maintenant – et ils s'ennuieraient et ils s'endormiraient.
Et moi, qu'est-ce que je fais d'habitude quand autrement je
m'endormirais ?
Que
c'est bizarre. Ce matin j'ai reçu une lettre, j'ai pleuré, un mot
m'a transpercé, des mots me travaillaient l'esprit : mort,
sacrifice, repos, âme. Vraisemblablement c'est ce qui m'a
intrigué, travaillé dans la matinée – c'est ce qui
m'avait empêché de m'endormir. Pour moi apparemment c'est la
même chose que sont pour eux le carrousel, le cinéma et le reste.
Il est curieux que je ne ressente rien de tout cela maintenant. Mais alors
où commencent les choses ?
Au
commencement était l'ennui. Et le Seigneur dit : Que la distraction
soit. Et il a créé des petites billes et des grosses billes et il
les a fait rouler durant six jours. Le sixième jour le Seigneur
s'ennuyait et il a failli s'endormir de nouveau. Il a bâillé un
bon coup et pour se distraire il a créé l'homme. L'homme regarda
autour de lui, il bâilla un bon coup et il faillit s'endormir. Il s'est
créé la femme et les douleurs et les grands sentiments – et
il s'est fabriqué des moulinets et des hochets, avec des
écriteaux : Idéal, Mort, Peur de la Mort – tu ne te
rappelles pas ? Ce matin tu as pleuré et tu t'es cogné la
tête contre un mur.
Et
tu as vu des mots et tu t'es dit : Anéantissement, Cimetière,
Clair de Lune – un petit ange noir en travers. Il est très beau.
Mais qu'est-ce que cela fait ? Et que fait la vie ? Est-ce que cela
ne signifie pas la même chose que : Banque Hongroise de
Crédit ?
Ce
n'est pas bien comme ça. Je me retourne sur le Boulevard et je les
regarde. Où courent-ils ? Où allez-vous, s'il vous
plaît ? Chacun presse le pas comme s'il avait quelque chose d'urgent
à faire – or moi je sais qu'ils n'ont rien à faire. Cet
homme, pourquoi vient-il par ici ? Pourquoi ne va-t-il pas en sens
inverse ? ça ne lui
est pas égal ?
Apparemment
non. Apparemment ils ont à faire, ils font quelque chose de
nécessaire. J'ai appris cela à l'école :
Ne
te souviens-tu pas ? Ce matin un mot t'a transpercé, tu as
gémi, tu as maudit le ciel.
Cet
homme-là, cet homme-là, que veut cet homme ? Il s'approche,
il sourit, il salue. Bonjour. Comment je vais ? Merci, bien. Merci,
très bien, tralalalalère. Est-ce que
cela vous intéresse vraiment ? Je vais très bien, j'ai juste
mal à un genou, je me le suis cogné hier. Pardon, vous avez
demandé comment j'allais, j'en déduis que cela vous
intéresse. Regardez, est-ce que vous voyez cette fenêtre-là
au quatrième étage ? Vous voyez, là-bas un jeune
homme aux lèvres torves est en train d'embrasser ma maîtresse.
Pardon, n'avez-vous pas demandé comment j'allais ? Alors je vous
réponds. Voulez-vous savoir autre chose ? Non ? Très
aimable. Au revoir.
Je
me retourne encore. Que me voulait cet homme ? Il n'était
manifestement pas intéressé. Mais alors pourquoi
souriait-il ? Terrible.
Insupportable.
Que dois-je faire et que dois-leur dire ? À l’évidence
nous n'avons rien de commun, ils me tueraient s'ils étaient sûrs
que ça leur rapporterait un forint et qu'ils n'auraient pas d'ennuis.
Vous
dites que je devrais réfléchir. Réfléchir à
quoi ? Sinon vous ne viendrez pas. Que dois-je faire ?
Cet
homme là-bas, cet homme – que veut cet homme ? Apparemment on
se connaît. Oui, il m'a vu, il s'approche… Il me fait un
signe… C'est horrible. Il vient – il veut dire quelque chose.
Il
s'arrête. Il me regarde. Il ricane.
Bonjour.
Vous désirez ? Que voulez-vous ?
Pourquoi
vous me regardez ? Pardon, vous m'avez arrêté, vous avez donc
quelque chose à me dire.
Vous
n'avez rien à me dire ? Pourquoi m'avez-vous abordé
alors ? Juste comme ça ?
Je
le gifle, il tombe. Il s'étale, je le piétine, je l'écrase
au sol comme une prune.
Et
maintenant, que pourrait-il arriver encore, ce dimanche
après-midi ? Y aura-t-il quelque chose d'intéressant ?
Un
corbillard vient en face – hé cocher, arrêtez-vous :
mon jouet, l'Esprit, m'est tombé des mains – j'ouvre la porte, je
repousse deux cadavres, je m'allonge entre eux, je pousse un bon
bâillement bien large, je m'étire au point de faire craquer mes os
– on peut y aller.