Frigyes Karinthy : "Miroir déformant"
Le grand reporter
I.
où est votre ticket d'embarquement ?
Les
dépêches de ce matin nous présentent la catastrophe
asiatique sous des couleurs encore plus menaçantes que
précédemment. D'après la météo, les pluies
durent sans discontinuer depuis quarante jours, sans que les gros
propriétaires concernés soient parvenus à un accord avec
la société d'assurances. Les nouvelles selon lesquelles
l'inondation aurait déjà atteint les côtes européennes
ont été démenties aujourd'hui par plusieurs sources :
ce matin Radó Kövesligethy[1]
a organisé un examen approfondi des têtes de plusieurs membres de
Notre correspondant a rendu
visite au petit matin à un homme intéressant, peu connu du
public, pourtant un personnage central de la commission formée autour
des travaux de sauvetage. Lui consacrer du temps a valeur de découverte
à notre avis : notre correspondant est persuadé qu'il s'agit
d'un talent supérieur et digne d'intérêt dont on parlera
encore beaucoup dans l'avenir. Il n'est plus tout jeune. Il a consacré son
âge d'homme à des études approfondies. C'est
essentiellement dans le domaine de la zoologie qu'il a développé
ses connaissances, ses opinions y font généralement
autorité. Sa pièce intitulée "Bocskay[2]"
a été jouée avec un franc succès. Il connaît
tous les animaux.
Il a immédiatement reconnu
notre collaborateur et il lui a volontiers ouvert sa porte. Il s'occupe en
permanence des travaux d'entretien de son bateau. Il est partout, il veille sur
tout, il supervise le chantier. Il n'a pas voulu être trop loquace quant
aux conditions d'embarquement.
- Est-il vrai que vous
tiendrez compte de toutes les exigences ? – a demandé notre
correspondant.
- Nous ferons tout ce qu'il
faut. L'embarquement sur le bâtiment doit être demandé en
bonne et due forme, et nous traiterons toutes les requêtes. Chaque fois
que nous jugerons la demande justifiée, nous donnerons satisfaction aux
exigences du requérant avec le maximum d'égards.
- Avez-vous reçu de
nombreuses demandes ?
- Oui. Essentiellement de la
part des édentés. Ils ont fait apposer sur leur requête le
cachet de l'Académie, nous devons en tenir compte.
- Votre Excellence,
existe-t-il à votre connaissance une quelconque entreprise
concurrente ?
L'excellent savant a
affiché un sourire poli.
- J'ai entendu parler de quelque
chose, en effet. Une chose tout à fait insignifiante, apparemment.
- Tout de même, de
quoi s'agit-il ?
- On prétend qu'une
entreprise nommée "Nyugat"[3]
aurait été lancée avec des objectifs similaires. Ils
désirent, eux, sauver aussi la faune de notre temps pour les
générations futures. J'ai entendu parler de ces tentatives, mais
je ne les prends pas au sérieux. Ils veulent
travailler avec des jeunes. Ils ne connaissent pas les animaux aussi bien que
moi.
- Monsieur le
député, vous n'embarquerez pas avec eux ?
- Quelle idée !
Mon bateau est très bien construit et tous les animaux seront
représentés. Tout au moins ceux que l'on peut prendre au
sérieux, ceux dont il vaut la peine de s'occuper.
- Monsieur le
député, vous chargez-vous personnellement du tri ?
- C'est Ignác
Balla[4]
qui compte les animaux à l'arrivée. Mais nous supervisons
soigneusement tout, j'ai l'intention d'enrichir particulièrement la
rubrique critique.
- Monsieur le
Député, que pensez-vous de Endre Ady ?
Geste de dédain.
- Il peut encore attendre.
Nous avons bien reçu de lui une requête, mais non datée. En
outre il ne nous serait pas d'une grande utilité ici. Son ouvrage
"Vole, mon bateau" a révélé que lui-même
est entrepreneur. Il affirme qu'il ne
veut pas être le violoniste des gris [5],
pourtant c'est le seul emploi qui reste encore disponible.
- Quelle est la durée
prévue du voyage ?
- Cela dépendra des
abonnements. Si le niveau de l'eau reste aussi haut un mois encore, nous aurons
la tête hors de l'eau.
- Qu'est-ce qui vous
permettra d'observer une baisse de niveau ?
- Au début du
troisième mois, nous débarquerons Sándor Feleki[6].
S'il revient, c'est bon. S'il ne revient pas, c'est encore mieux.
- Monsieur le
député, comment disposez-vous des billets ?
- Comment devrais-je
faire ? Comme tout billet digne de ce nom, en prix et en nature, il couvre
les classes du bateau.
- Vous voulez dire qu'il y
aura des billets de diverses catégories. Les génies voyageront
avec des prix d'excellence et les navets avec des nævi.
- Oui, dit Noé sèchement,
cette blague je l'ai déjà entendue, malheureusement. Même
si je suis Noé. Vous pouvez disposer.
Notre correspondant est reparti
avec sa blague.
spÉculation
immobiliÈre à pusztaszer[8]
!!! dÉtroit, mais pas Étroit !!!
Le point de vue de Svatopluk[9]
Pusztaszer, le 16 février.
L'intelligentsia de Pusztaszer est enfiévrée par un énorme
scandale de spéculation sur les terrains. Ce que les journaux locaux ont
publié sur le sujet n'éclaire l'affaire que d'une lumière incertaine,
mais notre correspondant a réussi à se procurer des informations
qui risquent de porter le scandale de Pusztaszer
à un niveau européen. Il a réussi à interviewer N. Svatopluk,
un propriétaire terrien de Pusztaszer, un des
principaux protagonistes, et Árpád[10] B.,
celui qui a été le zélé promoteur dans cette
histoire d'achats de terrains. Notre envoyé spécial aurait
aimé interviewer également le père de Árpád B. mais celui-ci, après que notre
collaborateur s'est présenté, a brièvement
répondu : "Je suis Álmos[11]"
– et nous avons compris qu'il valait mieux s'abstenir.
L'affaire selon Svatopluk
Notre envoyé
spécial a pu trouver l'agrarien sympathique dans son bureau. Un homme
d'apparence modeste, de petite taille, il parle avec un léger accent
slave. Il a répondu avec un certain emportement à nos
questions :
- D'où
connaissez-vous Árpád B. ?
- D'où voulez-vous
que je le connaisse ? Il m'a envoyé ses agents. D'abord je ne me
suis pas beaucoup tourmenté, vous savez, ça m'est
déjà arrivé qu'on vienne me chercher pour m'acheter ma
petite propriété. Ça devait être toutes sortes de
Juifs comme les autres, me suis-je dit. Ils venaient de la direction de l'Asie.
- On dit qu'ils avaient
traversé le passage de Verecke[12]
et qu'ils étaient nombreux.
- Allons ! À ce
passage il n'y avait justement personne car j'avais convoqué le gardien
pour des travaux d'intérieur. Dès le départ cela ne m'a
pas semblé catholique. Ils entrent dans les Carpates sans payer leur
billet. Et puis ils n'étaient pas si nombreux que ça. Ils se sont
faufilés, ils ont regardé autour si on les voyait. Juste quelques
hommes.
- J'ai parlé avec
Monsieur le Professeur Marczali[13].
Il dit que c'était des hommes excellents, particulièrement Árpád B.. Des hommes
chevaleresques.
- Ah oui ? Transmettez
au Professeur Marczali mes respects à son
grand-père. Elles sont belles, ses notions de la chevalerie !
- Racontez-moi ce qui s'est
passé.
- Je disais donc, tout
à coup arrive l'agent. Voici ce Árpád B.,
me dit-il, il me propose une affaire. Lui, il me vend le Cheval Blanc, vous
savez, l'hôtel sur l'avenue Rákóczi, et moi je dois lui
céder Champ et Herbe. Je lui demande quel Champ, car j'ai tout de suite
pensé à Champmathieu, c'est une tribu
de comédiens, alors je lui ai dit d'accord, je lui enverrai Champmathieu ou sa femme Irène, il n'a qu'à
négocier avec eux, je les lui cède. J'ai même signé
quelque chose. Alors là, il s'amène pour dire qu'il entendait par
Champ les champs labourés, toute la terre, ma propriété,
qui désormais leur appartient. Ce Árpád B.
veut construire là-bas, un music-hall ou je ne sais quoi, un music-hall
typiquement hongrois, et il a déjà embauché les
comédiens. C'est une plaisanterie, dis-je, et je ne suis absolument pas
d'accord. Alors ils m'ont ri au nez, ils m'ont montré le document que
j'avais signé. Ce n’est pas juste, je leur ai dit, c'est trop
fort. Ils ont encore rigolé. Et ils m'ont prié de vider les
lieux. C'est inouï ! Écrivez s'il vous plaît qu'on m'a
roulé.
Svatopluk
frappa la table sous le coup de la colère. Notre correspondant a
aussitôt pris congé.
Le point de vue de
Árpád B.
Nous rencontrons l'éminent
fondateur en plein travail. Il était en train d'enseigner à
rigoler à un guépard, parce que son ancienne rigole de guépard
était bien bouchée.
- Il y a des bruits qui
courent à propos de la création d'un théâtre.
Qu'y a-t-il de vrai
là-dedans ? – a demandé notre correspondant.
- Ben, on f'ra bien quéq'chose. Vous
savez, jusqu'à maintenant je n'ai été moi-même qu'un
modeste auteur, un auteur maison, j'aimerais enfin être chez moi à
la maison. Je fonderai mon cabaret sur ce terrain. Il n'y en a jamais eu de
semblable à celui-là depuis le caf'conc'
Carpates jusqu'à l'hôtel Adria.
- Qu'y a-t-il de vrai dans
ce qu'on raconte à propos des contrats ?
- En effet, sept contrats
ont déjà été signés. De simples contrats
d'alliance.
- J'ai entendu parler d'une
alliance scellée par le sang. Mon prof, Monsieur Marczali…
- Allons, voyons, une
ânerie de journaliste de plus! Ils en mettent plein dans les
journaux !
- Vörösmarty, mon
confrère journaliste, prétend qu'ils sont très satisfaits
du terrain.
- Celui qui a pondu le
papier sur Zalán ? Il ferait mieux de
corriger le passage où il affirme que j'étais en retard dans la
pénombre nocturne. Je suis un homme ponctuel, à neuf heures
précises, je suis toujours là aux répétitions. Sans
retard.
- Comme
vous voudrez, je lui ferai corriger ça.
- Encore quelque chose.
Veuillez faire publier dans Espace Libre que je ne suis qu'un homonyme du baron
Árpád Weisz[14]
de Verecke, de Lipótváros[15].
Il n'est pas vrai non plus que je me serais retourné dans le col de Verecke et que je lui aurais dit : « Jouez
un peu des coudes, mon cher Weisz, il n'est pas si
étroit que ça, ce col. » Je ne me souviens pas de
l'avoir croisé dans le col.
Nouvelles
inquiÉtantes d'asie
!! batukam ! batukam !!
Le point de vue de BÉla Q.[16]
Réagissant aux nouvelles
inquiétantes que notre confrère journaliste, Marczali,
avait lancées la première fois dans sa revue insignifiante
"L'Histoire de la Hongrie", notre collaborateur a
décidé d'aller creuser davantage l'événement
sensationnel que les milieux progouvernementaux essayent laborieusement de
minimiser : aucun organe de presse progouvernemental n'en a soufflé
mot et ils ont soudoyé ceux de l'opposition. Notre collaborateur n'a pas
reculé devant les difficultés de mettre en lumière cette
affaire d'une importance menaçante. Il s'est pointé à la niche
la plus secrète de la manipulation gouvernementale, le bureau des sels,
où, sous un habillage courtois mais strict, il a rappelé sa
responsabilité au ministre des affaires étrangères qui y
menait un travail de sape derrière son bureau sous un faux uniforme de
fonctionnaire des sels.
- Que savez-vous de l'invasion
imminente des Tartares que Marczali a annoncée
dans sa revue ?
Dans un premier temps le ministre
des affaires étrangères a fait semblant de tout ignorer de
l'affaire.
- Quels Tartares ?
a-t-il demandé. – Nous n'avons pas importé de sel de chez eux.
- Monsieur le Ministre, je
vous mets en garde, toute cachotterie est vaine. Vous savez fort bien de quoi
il s'agit. Sous les ordres de Batukam[17],
les Tartares ont avancé jusqu'au pied des Carpates et actuellement ils
campent près de Kiev. À défaut d'une mobilisation
immédiate, on peut craindre qu'ils continuent jusqu'à Buda.
Le ministre des affaires
étrangères déguisé a regardé,
gêné, notre collaborateur droit dans les pupilles de ses yeux et
s'est jeté sur son téléphone. Apparemment il a
informé le gouvernement de ce que notre collaborateur était au
parfum. Puis il est revenu et il a dit :
- Bon, si vous souhaitez
parler d'une invasion des Tartares, c'est Béla Q. (Quatrième
ou Quart) qui est à même de vous renseigner. C'est lui que vous
devez aller voir.
Notre collaborateur a
recherché l'adresse de Béla Q. dans les registres des
domiciles et résidences. Il y figurait comme Béla Kvart. C'est dans le salon des cartes du Café New
York que notre collaborateur l'a rencontré.
Ce qu'en pense
Béla Q.
Il s'est mis poliment à la
disposition de notre collaborateur.
- Je suis à votre
disposition, a-t-il dit.
- Je suis venu à
propos de l'invasion des Tartares. Quelles mesures avez-vous prises ?
- L'invasion des
Tartares ? – a dit Béla Q. en levant la tête.
- Je prie Votre Excellence
d'être sincère. Batukam est
déjà sous Kiev.
Béla Q. a
regardé notre collaborateur, puis il a enfin
déclaré :
- Bon, écoutez,
puisque la chose est éventée, à quoi bon la nier, ces
Tartares me sont bigrement désagréables à moi aussi. Mais
à mon avis Monsieur Marczali a bien
exagéré l'importance des choses. Ils m'ont demandé
l'autorisation de traverser le pays.
- Mais, Votre Excellence
n'aurait pas dû leur accorder cette autorisation.
- Pour être tout
à fait franc ça ne me fait ni chaud ni froid, toute cette
histoire. D'ailleurs, je ne me sentais pas très à l'aise ici,
dans ces Balkans, où il n'y a ni culture, ni une véritable vie de
cour. Endre Ady et moi avons depuis longtemps concocté de quitter Buda et
d'aller à Paris, ou éventuellement en Allemagne chez ce Henrik.
Les Tartares n'ont qu'à transiter par ici à leur aise si
ça leur chante. Pour la culture, ça ne pourra être
qu'utile.
- Utile ? Allons !
Là vraiment, vous exagérez.
- Dites-moi un peu, a conclu
Béla Q., pouvez-vous imaginer un état civilisé qui ne
connaisse même pas la sauce tartare ? Les choses vont changer
après la grande invasion. À notre retour il sera
généralement connu qu'un pays civilisé ne peut pas
organiser un banquet sans sauce tartare. Vivent les Tartares, vive Endre Ady et
ainsi soit-il !
Il n'a pas pu poursuivre parce
que, appelés par téléphone, deux hommes sont
arrivés et ils ont invité notre collaborateur et
Béla Q. à faire une promenade en voiture.
!! visite au vestiaire !!
Notre collaborateur a
réussi à collecter quelques interviews franchement
sensationnelles dans nos sphères les plus hautes et les moins
accessibles du sport. Par ses démarches diligentes et assidues il a pu
choisir les noms de cinq de nos athlètes éminents et populaires,
actuellement relativement négligés par notre presse sportive dont
l'insouciance est tout à fait condamnable. Par la publication de ces
interviews, le but de notre collaborateur est d'attirer de nouveau l'attention de
l'état et du public sur ce problème brûlant de notre vie
sportive ; c'est ce qui lui a donné la force d'amener à la
parole les cinq athlètes qui avaient toujours refusé toute
déclaration à tout correspondant de presse.
La position de Jacob N.
Notre collaborateur a
rencontré le célébrissime champion de lutte dans sa tente.
Celui-ci s'est mis à sa disposition avec une bienveillance amicale.
- Vous souhaitez que je vous
parle de mon combat avec Ange ? C'est sa durée qui m'a
principalement surpris : le combat a duré en effet tout un jour et
toute une nuit.
- N'avez-vous pas
tenté un Nelson ?
- Non, impossible, à
cause des ailes. J'ai bien soulevé des protestations, mais ils ont
refusé de le disqualifier.
- Qui
a arbitré le combat ?
- Le Seigneur, oui, le Seigneur,
un mécène sportif d'Arabie, membre adhérent du ccpfnc (Cercle de Culture Physique des
Forces Naturelles Créatrices). Autrefois, en son temps, il a
été champion de tennis, fondateur du cours de la Terre et du Soleil,
bon footballeur, il avait si bien dribblé avec la balle Terre qu'elle
tourne toujours. Mais il était de mèche avec Ange.
- Comptez-vous
présenter à la fédération une demande officielle de
disqualification ?
- Mais non, voyons, je suis
trop vieux pour ça. En revanche j'aimerais bien écraser un peu un
jour les ailes de ce Richárd Weisz[19].
- Mais cher Maître, il
n'a pas d'ailes !
Le vieux champion a secoué
la tête avec réprobation.
- Oh là là. Ces amateurs d'aujourd'hui ! Livrer combat
sans ailes ?! Hum, hum.
Et longtemps encore il a
hoché rêveusement la tête.
Samson B.
J'ai rencontré le
gigantesque athlète musclé entre ses colonnes. Trois en avaient
déjà été secouées, il était en train
de secouer une quatrième.
- ça va, l'entraînement, Maître ?
Il a craché dans ses
mains.
- Ben, kyrie Eleison, je
m'en sors encore. Mais en Macédoine, ma forme était tout de
même autre ! Néanmoins, il faut bien que je me prépare
à ces agapes, je porterai les couleurs du club des Philistins. En
secouage de colonnes, je suis premier placé. Je m'en sors aussi pas trop
mal en lancer de javelot. J'espère que la Fédération va me
réintégrer, après m'avoir exclu. Ha, ha, ha !
Et il a ri de bon cœur en me
regardant. Dans l'ouverture de la porte est apparue une charmante petite
tête bouclée.
- Mon épouse,
Dalila M. ; Il la présenta en tapotant allègrement la
main de la jeune femme.
- Viens, entre un peu,
Samson, qu'on te peigne, minauda la jeune femme. Tu es déjà
attendu à la fête des Philistins. Je veux encore te couper un peu les
cheveux par-derrière.
Ils me firent des gestes d'adieux
et disparurent dans la pièce voisine.
Mohamed M.
Avec l'éminent coureur de
steeple je n'ai pu échanger que quelques mots. Il commençait
à s'approcher de Médine et espérait y arriver dans les quelques
jours. Il m'a demandé des nouvelles de La Mecque. J'ai dit que
c'était loin. Il a poursuivi sa course. Il était en excellente
forme, je l'ai quitté tôt le matin.
Zrínyi H. et Titusz
Dugovics[20].
L'inégalable sauteur en
hauteur est un homme morose, taciturne. Il s'entraînait avec son ami Zrínyi H. quand je les ai rencontrés.
- Ce n'était pas
difficile d'établir ce record autrefois, a-t-il répondu à
ma question en bougonnant. Ce n’est pas que j'ai voulu sauter, j'ai
été poussé par-derrière. Le Turc était
là, debout, dans ma terreur je me suis agrippé à lui, et
comme ça nous est tombés ensemble la tête la
première. Là-dessus on m'a élu par acclamations au C.H.
(Club des Héros) et sans autre formalité on m'a inscrit à
la compétition d'athlétisme, en saut en hauteur. Quels cons.
Qu'est-ce que je vais y faire ? Je ne sais sauter que si on me pousse.
Je lui ai demandé de me
présenter à son coéquipier.
- Zrínyi H.,
junior, le sorteur, dit-il. Allez, Miklós, présente quelque chose
au Monsieur.
Le jeune Zrínyi
a présenté une superbe sortie. Ce sport n'est pratiqué
actuellement chez nous que par lui seul, excellent coureur mais qui ne sait
courir que dans un seul sens : de l'intérieur d'une forteresse vers
le dehors. Il est incapable de courir vers le dedans ou de prendre un
départ sur terrain plat. Il est très prometteur.
!! Nouveau continent !!
Et les œufs, alors !
Notre
correspondant est allé se joindre au succès
enfiévré de l’Espagne ; il est allé rendre
visite à Christophe Colomb (alias Kraus) pour lui demander un entretien
sur la sensationnelle découverte de l’Amérique ; nous
en avons pris connaissance avant la parution des journaux du matin.
Nous
publions cet entretien in extenso à l’attention de nos lecteurs.
Qu'en
pense Christophe Colomb ?
L’explorateur
devenu célèbre du jour au lendemain je l’ai trouvé
en train de prendre son petit-déjeuner. Il m’a accueilli
courtoisement et il m’a présenté sa femme : une
charmante Espagnole bien en chair, elle paraît énergique, une
maîtresse femme, elle n’a pas hésité à
intervenir souvent dans notre conversation. Ils en étaient justement aux
œufs.
- Je
me sens un peu fatigué – commença cordialement
l’excellent explorateur – je viens seulement d’arriver,
j’ai à peine eu le temps de souffler.
- Racontez-nous,
s’il vous plaît, la chose depuis le début.
- Eh
bien, écoutez, je vous en prie, volontiers. J’aimerais pourtant
vous demander de passer sous silence certains détails dans votre papier.
Entre nous je n’aimerais pas que vous éventiez certains
précédents.
- Entendu,
soyez tranquille.
- Tout
est venu de ce que moi, j’étais employé ici à la
banque. On m’avait confié la caisse, c’était la fin
du mois, ma femme avait besoin d’un chapeau et de… vous me
comprenez, n’est-ce pas. En somme, nous traînions un peu les pieds
à la perspective de l’apurement des comptes. Il ne manquait pas
beaucoup, quelques milliers. Mais où les aurais-je trouvés,
n’est-ce pas ? J'ai dit le soir à ma femme : Hé,
Colombine, ça sent le roussi. Qu’y a-t-il, malheureux ?
m'a-t-elle répondu. Il manque ces quelques milliers et je ne peux pas
les présenter. Imbécile, que veux-tu que j’y fasse ?
– me dit-elle, si toi tu es dans le pétrin, au moins ne me fais
pas honte, ils pourraient m’enfermer. Mais alors, que dois-je faire ?
Ma femme réfléchit, réfléchit, puis brusquement
elle me sort : c’est très simple, tu vas prendre la poudre
d’escampette. Mais pour où donc ? je lui dis. Où donc,
crétin, où pourrait donc aller un aigrefin sinon en
Amérique ? En Amérique ? – je luis dis, tu as
tout à fait raison, mais l’Amérique n’est pas encore
découverte. Tu vois, me dit ma femme, tu as toujours été
comme ça, une chiffe molle, tu t’arrêtes encore à des
broutilles, vas-y et découvre-la. Ben, au début je me suis un peu
gratté la nuque, mais plus tard quand la chose s’est faite plus
pressante, je me suis décidé.
- Et
alors, pas d'anicroche ?
- Ben,
je me suis rendu chez ce Galilée, celui-là aussi il travaille ici
chez nous depuis qu’on l’a chassé d’Italie, alors je
lui ai demandé : Dis donc, mon petit Gali,
en es-tu sûr qu’elle est bien ronde cette terre ? parce que ce n’est pas simple à piger. Bien
sûr, tu veux peut-être qu’elle soit carrée, il me dit Gali. Si tu ne me crois pas, tripote-la toi-même.
Pour être ronde, elle est ronde, tout à fait ronde. Alors
j’ai pris la mer.
- Le
voyage, a-t-il duré longtemps ?
- J’ai
heureusement rencontré ce Kecskeméthy
qui m’a été d’une aide précieuse. Pour lui
aussi il y avait grande urgence de partir, on était un peu dans la
mouise tous les deux. Pendant le trajet on jouait au tarot, tout d’un
coup le Victor s’est écrié (nota bene : on
était assis sur la hune), je disais donc, le Victor s’est
écrié : « Escroc ! Escroc ! »
Qu’est-ce qui t’arrive, abruti, je lui demande, qu’est-ce qui
te prend à crier comme ça ? Là-bas, il lâche,
je vois un escroc là-bas à l’horizon. Si c’est comme
ça, je me dis, alors nous y voilà, c’est bien ici. Nous
avons débarqué dare-dare. Sur la rive nous avons rencontré
des escrocs torse nu, brunis par le soleil avec de grosses plumes et tout le
tralala. C’était des escrocs sauvages, ils ne comprenaient pas
notre langue. Nous leur avons fait comprendre par signes qu’ils
étaient découverts. Là-dessus ils ont pris peur et ils
sont partis se cacher. Ils n’avaient jamais vu des escrocs
civilisés à peau blanche de notre espèce. C’est
comme ça que ça s’est passé.
- Eh
bien, dites donc – dis-je – alors, cher Maître, ce
n’a pas été si difficile, je pourrais en faire autant.
- Ah,
oui ! – répondit mystérieusement Christophe
Colomb. – Regardez un peu par ici. Vous voyez cet œuf ?
Dressez-le debout sur la table si vous y arrivez.
- On
ne peut pas - dis-je.
- Alors
regardez-moi – dit l’explorateur, et il cogna l’œuf
contre la table, celui-ci resta debout en place.
- Qu’est-ce
que vous voulez dire par là ?
- Voilà
comment j’ai découvert l’Amérique.
Je
ne comprenais pas.
- Vous
êtes-vous cogné ? - demandé-je.
- Non.
Mais j’ai été le premier à y arriver, personne
d’autre n’avait songé à une telle simplicité.
- C’est
génial !
Mon
enthousiasme était grand car à cette minute la leçon de
morale de la classe de 2e/C m’est revenue à l’esprit.
J’avais
bien envie de me prosterner devant lui, mais à cet instant Madame Colomb
qui nous avait un peu abandonnés est réapparue. Elle ne manqua
pas de découvrir l’œuf sur le champ. Elle devint rouge comme
le paprika. Elle lança à son mari demeuré interdit :
- Saligaud !
Tu as perdu la tête ? Pourquoi tu me dégueulasses cette nappe
blanche ?
Nous
regardâmes la nappe avec frayeur : l’œuf cassé
l’avait effectivement tachée.
- Qu’est-ce
que c’est encore que cette connerie ? – Madame Colomb se
mit à hurler sans discontinuer : - Quelle mouche t’a
piqué ? Qui a déjà vu ça :
dégueulasser une nappe propre ? Hors de ma vue passeque
je réponds plus de rien !
Et
on la vit attraper un plat. Nous quittâmes précipitamment les
lieux par la fenêtre.
[1] Radó
Kövesligethy (1862-1934) Astronome,
géophysicien
[2] Bocskay
(1577-1606) prince de Transylvanie et de Hongrie
[3] Importante revue
littéraire hongroise de l'époque.
[4] Ignác
Balla (1885-1976) écrivain, poète, journaliste
[5] Poésie de Endre Ady
[6] Sándor Feleki (1865-1940) médecin et poète
[7] L’installation des Hongrois
dans le bassin des Carpates en 896, selon la légende.
[8] Lieu symbolisant la
conquête et l'occupation du territoire de la future Hongrie en l'an 894.
[9] Svatopluk :
Duc de bohème au XIIe siècle
[10] Árpád :
première dynastie régnante en Hongrie du IXe au XIVe
siècle
[11] Prénom du père de
Árpád, fondateur de la Hongrie. Álmos
signifie "somnolent".
[12] Col situé dans les
Carpates, actuellement en Ukraine.
[13] Henrik Marczali (1856-1940).
Historien, écrivain.
[14] Árpád Weisz (1896-1944) joueur de football
[15] Quartier bourgeois de Budapest
[16] Béla IV (1206-1270). Roi
de Hongrie.
[17] Batu Khan, chef Mongol en 1238
[18]Cette partie IV a
été éditée en 2014 aux Éditions du Sonneur
dans la traduction de Cécile A. Holdban.
[19] Richárd Weisz(1879-1945) haltérophile, champion olympique
[20] Miklós Zrinyi
(1620-1664). Chef d’armée et écrivain. Titusz
Dugovics : héros légendaire de la
lutte contre les Turcs au XVe siècle