Frigyes Karinthy : "Miroir déformant"
shaw, le requin
Lugné-Poe, directeur du
Théâtre de l'Œuvre, a reçu la lettre suivante de
Bernard Shaw : "Mettez-vous dans la tête que je suis un
requin qui en claquant des dents a dévoré les artistes anglais et
qui finira par manger les Français aussi. J'ai énormément
d'argent et énormément d'informations, et j'en veux encore plus.
Sachez que je n'ai peur de rien et je me fiche de tout, et que je suis le grand
Quiquesuije. Miam !"
Avant que le grand requin anglais
n'ait eu l'idée de transformer cette profonde pensée symbolique
en une œuvre dramatique, nous nous hâtons de le
précéder et nous avons l'honneur par la présente de
remettre respectueusement la première ébauche de notre
contribution au Bureau de la bureaucratie :
requin et super requin
Drame et développement
géométrique en un acte,
ou ce que vous ne voudrez pas
mais vous y êtes obligé.
Littoral rocheux autour de la
littérature.
Des critiques et des examinateurs
de drames semi-sauvages.
Monsieur
opinion publique
Monsieur art
français
Monsieur art
anglais
Monsieur Art
allemand
Monsieur art
finnois
Monsieur art
hongrois
Monsieur
histoire de la littÉrature
Monsieur
shakespeare
Monsieur
oscar wilde
Monsieur
traditions
Monsieur
hommages
Monsieur
autoritÉ
Monsieur
Respect de nos confrÈres Écrivains
Monsieur
sensibilitÉ
Monsieur
taciturne, dans
l'arrière-plan
Les personnages discutent entre
eux calmement.
Un coup de vent traverse
Le Requin apparaît en haut
d'un rocher. Il agite tranquillement sa canne.
Il descend. Deux critiques se
ruent sur lui.
Le requin : Qu'est-ce qui se
passe ?
Les critiques : Où est
l'Idéal fondamental ? Où sont les pensées ?
Où est l'unité dramatique dans tes œuvres ?
Le requin : Vous avez perdu
la tête ? Qu'est-ce qui se passe ici ? Dégagez, rentrez
dans la Boule et attendez gentiment que je vienne vous manger.
Dans le fond, deux
hémisphères blancs deviennent visibles avec, au milieu, une porte
ronde
et un écriteau au-dessus de la
porte :
"Entrée dans l'opinion de
Bernard Shaw sur ses contemporains."
Les critiques : Aïe,
aïe, aïe ! Ils entrent en
pleurant.
Monsieur Opinion publique : Ha, ha !
Excellent ! Très drôle ! Je m'amuse beaucoup ! Ha,
ha ! Hi, hi !
Le requin : De quoi vous
rigolez ? Vous croyez que c'est vous que je veux amuser ? Fermez-la,
mon ami. Vous pouvez entrer aussi.
Monsieur Opinion publique : Oh là,
là, j'en ai pris pour mon grade ! Il entre en pleurant.
Monsieur art français gracieusement :
Citoyen, votre brillant esprit qui a même inspiré notre
génie par-dessus la Manche frôle cette fois l'exagération
dans ses œuvres, j'en ai peur ; ne le pensez-vous pas ?
Le requin : Hé, vous,
trucmuche, vous feriez mieux de ne pas plagier mes drames. Vous pouvez entrer
aussi.
Monsieur art français avec
effarement : Ah, c'est
inouï ! Il chavire dedans.
Monsieur art anglais : Sir, well, well.
Vous représentez fort judicieusement la cause de l'Angleterre, mais vous
devez veiller à ne pas heurter l'entente franco-anglaise sous quelque
aspect que ce soit en causant des désagréments à votre
pays dans vos œuvres.
Le requin : Qu'est-ce que
c'est que ce baratin, Papi ?! C'est vous le maître ou c'est
moi ? Ouste, dedans !
Monsieur art anglais avec
dégoût : Shocking ! Il entre en hochant la tête.
Monsieur histoire de la
littÉrature sort son calepin :
Souhaitez-vous prendre une commande ? Je l'inscrirai peut-être ici,
à côté de la commande de Monsieur Shakespeare…
Le requin : Il ne manquait
plus que vous. Gardez votre papier, vous pourrez encore en avoir besoin.
Monsieur histoire de la
littÉrature entre sans mot dire.
Monsieur traditions :
Mon cher fils, je vois dans tes œuvres avec déplaisir…
Le requin
l'interrompt : En avant, mon vieux,
entre ou je te mange. Monsieur Traditions
disparaît.
Monsieur Hommages :
N'avez-vous pas remarqué que vous m'avez insulté dans vos
œuvres ?
Le requin : Je regrette, je
ne peux pas vous en donner raison, vous n'avez pas passé votre
baccalauréat. Entrez là ! Monsieur Hommages entre en pleurant.
Monsieur Respect de nos
confrÈres Écrivains :
Pardon, vous m'êtes redevable de…
Le requin : Oui, de
ça. Il l'attrape, le fait pivoter
et l'envoie d'un coup de pied dans la Boule.
Le Public : Bravo,
magnifique ! Un grand homme !
Le requin : Ta gueule ! Monsieur le Public entre.
Le requin
regarde autour de lui : Enfin seul. Il aperçoit Un Monsieur Taciturne
dans l'arrière-plan. Qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce que vous
avez à regarder ? Quelque chose vous déplaît
peut-être ? Il s'approche,
menaçant. Vous n'avez pas peur que je vous avale ? Pause. Alors, que regardez-vous ?
Vous n'êtes peut-être pas de mon avis ? Vous n'approuvez pas
le contenu moral de mes drames ? Il n'est peut-être pas conforme
à l'idéal éthique de "Candida" ?
Heiiin ? Alors, que regardez-vous ? Et d'abord, qui
êtes-vous ? Qu'est-ce qui vous déplaît ?
Monsieur taciturne : Je suis le Super Requin. En l'occurrence
je suis l'homme qui n'a jamais lu un traître mot de vos pièces.
C'est la verrue sur votre gueule qui me déplaît. Il administre une énorme gifle au
requin. Le requin lui-même est envoyé dans la Boule.