Frigyes Karinthy : "Mon journal"
je circule À pest comme un Étranger
Une grosse automobile de douze places
stationne place de la Redoute. Flânant dans cette chaleur accablante
autour du Hangli[1], j’observe avec étonnement
comment elle se remplit petit à petit – des femmes et des hommes y
montent, ce n’est pas une société, ils n’arrivent pas
ensemble, d’ailleurs ils ne se parlent pas. Un monsieur à
pince-nez, trois dames en chapeau jaune et deux autres dames étudient
une sorte d’imprimé. Un jeune homme, genre étudiant, prend
des notes dans un carnet. Un autre jeune homme agité explique quelque
chose près du véhicule.
Le
Budapestois est curieux. Je m’approche, je vais aux nouvelles. Tout
à coup l’agité m’aborde et me demande en anglais
où est mon ticket. Je lui murmure quelque chose d’une voix un peu
nasale dans un anglais approximatif. Ah bon, dit-il, la personne se trouve
là-haut dans son bureau, c’est bon, je vous en prie, allez-y,
montez.
Allons-y,
pourquoi pas.
Je
monte à côté des trois jeunes filles en chapeau jaune, je
me dis que je finirai bien par apprendre d’elles où nous allons et
ce que me voulait ce monsieur anglais. Les jeunes filles sont assises le dos
droit. Le temps est doux ce matin, leur dis-je, souriant et courtois. Ne
sauriez-vous pas par hasard ce que me voulait ce sacré angliche ?
Une
des jeunes filles me toise avec bienveillance, elle ne répond pas, elle
s’adresse à sa voisine et lui dit en anglais que je dois certainement
être italien pour parler en turc. En même temps
l’agité crie vers l’arrière : « On
peut y aller, Spitzer, on crève de chaud, oh
là c’est atroce ! »
L’auto
démarre.
L’agité
s’élance d’un saut à côté du chauffeur
et au même moment se met à débiter. Ladies and Gentlemen, that’s the most fashionable tea-room of
Et
à partir de ce moment il parle sans arrêt comme un automate, il
répète tout, trois fois, en trois langues, mais en continu et
sans césure, en une phrase unique. Au début de la phrase il est
écouté par cinq personnes, au milieu par quatre, à la fin
par trois.
Étant
quelqu’un de perspicace, je perçois vite la situation. Je me
trouve parmi des étrangers auxquels le Bureau de Tourisme fait visiter
Budapest. Cocasse, mais c’est tant mieux. Ça me permettra au moins
de mesurer l’effet que fait Budapest à ceux qui la voient pour la
première fois, et qui plus est mesurer l’effet qu’exercera
sur moi leur première impression que je pourrai observer en secret. Je
devrais seulement faire attention de ne pas me trahir. J’ai déjà
entendu parler des étrangers de ma ville natale, mais sans savoir quelle
était dedans la part de courtoisie. Or cette fois je suis parmi eux,
l’un d’entre eux, ils parlent avec moi comme entre eux. Je
suis submergé par l’excitation
de l’espionnage. Je sors un carnet. Je suis suspendu aux lèvres du
guide avec recueillement, j’acquiesce, je prends diligemment des notes,
je griffonne dans mon carnet toutes sortes de charabias, pendant que mes deux
oreilles écoutent dans deux directions.
Nous
nous arrêtons devant la statue de Andrássy, nous descendons. Je
suis partout devant, je note, je hoche la tête avec enthousiasme. Please, je fais l’important auprès du guide
avec mon carnet ouvert à la main, it is a monument, isn’t it ? Yes, immediately, dit-il, et il me toise avec un apitoiement
mêlé de dégoût, je dois être un anglais
très futé, pense-t-il, j’ai aussitôt remarqué
que c’était une statue, je ne m’en laisse pas conter. Puis
il se met à expliquer les
bas-reliefs latéraux du monument. Je me sens un peu honteux –
depuis mes cinq ans j’ai dû passer au moins mille fois devant cette
statue de Andrássy, j’ai sûrement dû lever les yeux
sur les bas-reliefs sans jamais me demander ce qu’ils
représentaient – tiens en effet, c’est Bismarck ! Et
celui-ci, c’est Deák ! Et voici la reine
Erzsébet ! Mon admiration devient un instant sincère,
tellement sincère que je me trahis presque – le guide enregistre
mon enthousiasme d’un air soupçonneux.
On
fait notre entrée dans le bâtiment du Parlement. Courtes
exclamations admiratives derrière moi, à côté de
moi, pendant qu’on monte l’escalier d’honneur. Ça,
c’est vraiment beau. Marvelous, isn’t it ?
M’interpelle dans mon dos une des jeunes Anglaises. Enfin ! Ah oui,
c’est juste, en Amérique ce sont toujours les femmes qui
s’adressent aux hommes, les hommes doivent attendre. Deux minutes plus
tard Miss Reynolds apprend de moi que je suis un commerçant bulgare, je
suis à Budapest pour la première fois. J’apprends à
mon tour qu’elles sont sœurs. De Chicago elles ont fait un petit
saut pour un rapide tour d’Europe. Elles arrivent de Venise, elles sont
arrivées à Budapest avant-hier. Qu’est-ce que j’en
pense de cette ville, hein ? Elle est superbe ! Ai-je
déjà longé les quais du Danube, suis-je déjà
monté sur le Mont Gellért pour avoir un aperçu
panoramique ? Pas encore, je comptais y aller demain. Oui, ne les manquez
pas si vous voulez voir quelque chose de vraiment magnifique, dit
l’autre. Pour ma part, je réponds fraîchement, moi,
j’ai déjà vu Venise et le Lido du haut du Campanile…
Ce n’est rien, dit la troisième. Je lui réponds avec un peu
de réserve, là vous exagérez… Il me semble que vous
vous enthousiasmez trop pour cette Budapest. Vous n’avez encore rien vu,
dit la plus jeune, si vous voulez, demain nous vous ferons découvrir le
quai du Danube. Si vous voulez.
Le
guide nous envoie un sévère regard d’avertissement pour
faire cesser de causer. C’est ici le couloir de l’opposition.
Qu’est-ce que l’opposition, demande de façon inattendue le
monsieur anglais à pince-nez. Le guide se met à lui expliquer que
ce sont ceux qui sont contre le gouvernement.
Nous
entrons dans l’hémicycle. Notre guide passe au milieu, à la
table de la Chambre, alors que nous prenons place dans les rangées (je
demande à Monsieur Gyula Gömbös[3]
de me pardonner, en effet, une fois assis, j’ai remarqué que
j’avais occupé sa place – en revanche je fais dire à
Monsieur Iván Héjjas[4]
par la présente qu’il peut se sentir honoré car
Mademoiselle Reynolds qui a occupé son siège, est bien plus jolie
que par exemple Lendvai-Lehner[5]).
Le guide monte en courant au perchoir puis il redescend, il joue la
scène où le député Kovács a tiré sur
Tisza[6]
et il montre l’impact des balles. L’épisode raconté
ainsi en trois langues me paraît un peu grotesque – comme si trois
attentats avaient été successivement perpétrés contre
le pauvre Tisza par trois Gyula Kovács, un Anglais, un Allemand et un
Italien, dans les mêmes termes, pendant que Tisza restait tranquillement,
avec résignation, dans son fauteuil de président. Mais quand je
regarde l’Anglais assis à côté de moi, je sens
brusquement à travers ses yeux le tragique violent de
l’événement qui surgit dans l’imagination
étrangère, revêtu de son exotisme historique et
géographique. L’Anglais écoute les yeux grands ouverts
– une image trouble et romantique se rassemble à partir de ses
connaissances lacunaires, avec des chevaux galopant dans le sable des pusztas,
avec des cravaches, des pelisses d’apparat, de la musique tsigane. Il
doit imaginer ce Gyula Kovács vêtu d’une chemise à
manches évasées et d’un chapeau orné d’un
bouquet de stipes – une fois dans le couloir il se jette de son cheval
à terre, il brandit sa carabine en criant : « qui est le
plus costaud dans cette auberge ? » il bondit sur la table de
la Chambre, pendant que le juge de paix, le Président de la Chambre, tapote
sa pipe.
J’ai
pour voisin de l’autre côté un monsieur allemand qui analyse
le cas plutôt du point de vue pratique et de l’honneur.
« Na, Gott sei dank, wenn ihm
nur nichts passiert ist[7] »,
note-t-il soulagé, quand il apprend que Tisza a échappé
aux balles ce jour-là. Puis il note soigneusement quel jour de quelle
année la scène a eu lieu pour bien la retenir. Na, wenn ihm nichts passiert ist, répète-t-il encore.
Nous
sortons sur la terrasse. Que dites-vous de ça ? Dit victorieusement
Mademoiselle Reynolds de Chicago, quand les deux arcs du Danube se
découvrent à nos yeux – avez-vous déjà vu
quelque chose d’aussi beau ? Vous avez raison, Mademoiselle, je dois
reconnaître que c’est grandiose. Ah oui ? Attendez un peu, on
va traverser jusqu’à l’île Marguerite, vous serez
étonné – nous trois y avons déjà
été hier, vous savez, il y a là-bas une source d’eau
chaude… De l’eau si sulfureuse, que si vous jetez quelque chose
dedans l’objet se pétrifie. Vraiment ?! (tiens, ça, je
l’ignorais, pourtant j’ai passé trois fois des vacances sur
l’île Marguerite !).
Sur
l’île les trois demoiselles de Chicago prennent mon
éducation en charge. Constatant que je ne comprends pas parfaitement les
explications trop rapides du guide, elles me les retraduisent gentiment en
anglais plus simple. Vous l’avez entendu ? Vous ne l’avez pas
bien compris ? C’était une princesse fille de roi, cette
Marguerite, une sainte – regardez bien cette pierre, c’est
très particulier, elle a été retrouvée ici sous des
ruines, elle comporte une très ancienne écriture secrète,
comme des hiéroglyphes. À cette époque les saints
étaient à la mode. Gentlemen
preferred Saints, noté-je
avec esprit. Elles rient. Ah, vous avez lu ce livre ? Naturellement. Mais
je vois que vous vous enthousiasmez beaucoup pour la Hongrie. Que saviez-vous
d’elle avant, de là-bas ? Ben – euh. Très beau
pays, Papa est passé par là pendant la guerre. Ils ont vu une
pièce d’un écrivain nommé Francis Molnár. He is a very clever
man. Vraiment ? Je tâcherai de la voir. Après la guerre le pays
a été passablement découpé en morceaux. Dommage
pour lui. Vraiment ? Vous avez peut-être raison, Miss Reynolds, je
n’y ai jamais pensé.
Vous
entendez ? Ça, c’est la Andrássy street.
Une belle street. Mais non, vous avez mal compris le
guide, remarque une des demoiselles, ce n’est pas l’avenue de
l’empereur Vilmos mais Filmos,
Filmos, c’est comme ça qu’il faut
prononcer. On se croirait à Paris. Elle est belle cette grande
église – elle s’appelle Bazilika,
qu’en dites-vous ? C’est beau, mais pourquoi tournez-vous le
dos au Boulevard ?
Moi,
je préfère celle-ci ici… Comment dites-vous ?
Écoutez un peu le guide… C’est l’église
protestante de la Place Deák… Que dit-il, de quoi est-elle
célèbre ? Allons… Pourquoi n’ajoute-t-il pas que
c’est dans cette église que j’ai été
baptisé il y a une quarantaine d’années ?
Crac !
Je
me suis trahi. Je file vite, sans prendre congé.
Mais
c’est vrai quoi ! Quel guide nul ! Il fait visiter Budapest
– et sa plus grande célébrité assise juste
derrière son dos, il ne la reconnaît pas.
Je
suis vexé. Il n’est intéressant que d’être une
statue dans ce pays.
7 août 1927
[1] Pavillon comportant
à l’époque un restaurant fameux, en face de
[2] Mesdames et Messieurs : c’est Gerbeaud, le plus élégant salon de thé de Budapest.
[3] ¨Homme politique hongrois, premier ministre dans les années 30.
[4] Militaire et député d’extrême droite.
[5] Journaliste et député d’extrême droite.
[6] István Tisza, premier ministre, a échappé à un attentat en 1905.
[7] Dieu merci, il ne lui est rien arrivé.