Frigyes Karinthy :  "Mon journal"

 

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Il fait chaud

 

Il fait chaud. Une chaleur accablante, assommante, elle me fait paresseusement papilloter, la machine à pensées cahote toute endormie, puis les courroies, appareils de connexion de tout le système de commande, se relâchent. Je me laisse aller à mes rêveries et à mes aspirations. Comme ce serait bien de s’ébrouer entre les rochers de la Mer du Nord, ou escalader le haut des Dolomites. Je me caresse languissamment la tête, par-derrière sur la nuque. Tiens, tiens, je viens de m’apercevoir que dans les moments de réflexion intense j’ai l’habitude de me tâter la tête devant, dans la région frontale – alors que le geste du désir et de l’imagination sans objet (voilà pourquoi c’est un geste féminin, les femmes font cela) c’est les mains jointes sur le cou. Je ne suis pas expert en anatomie régionale du cerveau, mais je suis certain, je le sens dans sa réalité physique, que l’activité de la pensée consciente, dirigée, causante et causée se déroule dans la partie frontale du crâne – alors que derrière, au-dessus du cervelet niche le centre psychique plus archaïque, plus animal, plus infantile, une bouillie de rêves semi-conscients, les aspirations.

Il fait chaud, qui peut bien se casser la tête quand il fait chaud ? Je m’expose au soleil, étalé dans le sable de la plage de l’île Marguerite, je ferme les yeux, à travers la fine membrane de mes paupières l’indéfini fusionne en une unique tache floue jaune foncé. C’est le Soleil, le Soleil, la connaissance la plus ancienne de tout ce qui est vivant. Jadis toute la voûte céleste devait être telle que je la vois maintenant à travers mes yeux fermés : un flamboiement jaune, gigantesque incendie. C’est plus tard qu’elle a rétréci en foyer d’un unique corps céleste.

Soleil, Soleil ! Clarté ardente, l’unique clarté en ce monde. Comme  tout est pâle, tout est tremblotant par rapport à lui. Moi aussi, mon imagination, mes pensées, mes projets, mes souvenirs là-dedans, dans la chambre obscure, dont je suis si fier. – Moi, la Grande Certitude, l’unique et la première Certitude sur laquelle jadis Descartes a mis le doigt. Maintenant que, brisant le faible blindage de mes paupières, elle me transperce de ses deux terribles dards, je suis pris de doutes – est-il vrai que je suis ici parce que je pense ? Pas plutôt ainsi : je m’expose au soleil, donc je suis !? Je foisonne, donc je suis !? Je sens le soleil, donc je suis !? Ou, soyons encore plus carrés : le Soleil existe, donc j’existe aussi. Où, au fond de quelle cave ai-je donc pu repêcher cette idée fixe que nous deux, parties de rang égal, nous nous faisons face ? – Lui et Moi ? C’est ainsi je me trouve ici étalé sous toi, ainsi que tu m’aspires ici et tu me tires vers toi, tu me tâtes des pieds à la tête avec tes antennes brûlantes, ô Soleil, Soleil, poulpe géant, chaque miette de mon corps dénudé raille cette ridicule petite idole naine que l’homme s’est créée à sa propre image, l’ayant nommée dieu dans sa fatuité. Alors que je ne peux ressembler qu’à toi, personne d’autre. Soleil, mon Créateur direct, je suis l’étincelle semée sur ta route, avec le système solaire des électrons dans les atomes de mon corps.

 

Dieu Soleil, hurlante Réalité

Un nouvel Adam titube vers toi

À l’instar d’un domestique repenti,

Jadis il s’est arraché de ton sein…[1]

 

Il fait chaud. Autour de moi du sable, au-delà du sable, de l’herbe verte et des fleurs. Une abeille bruisse dans l’air, un oiseau file, une mouche me taquine l’oreille. En face, dans les collines de Pilis[2], un pivert martèle, un écureuil  fait le beau sur une branche. Tout cela existe et vit, aucun d’eux n’a l’idée de se créer un autre dieu, de célébrer une autre idole, d’organiser une autre cérémonie, de piailler, de bourdonner, de chuchoter, de zézayer, de grandir, d’ouvrir à quiconque sinon toi, l’Unique, invisible car trop brillant – comment pourrions-nous ne pas comprendre la prière simple du tournesol ? Jadis nous nous comprenions, herbe, arbre, fleur, hirondelle, insecte – mais ensuite nous avons appris à parler : c’est depuis que nous ne nous comprenons plus.

Il fait chaud. Là-bas, en Afrique, le Noir se repose oisivement sous un cocotier – depuis des millénaires il ne fait rien d’autre : il existe. Il n’a pas d’histoire, il n’a pas "d’évolution" – mais tous ces vivants qui nous ont appris à évoluer ont-ils une évolution ? Je lis déjà le troisième livre de Francé[3] sur la vie des plantes – c’est avec un étonnement croissant que je commence à comprendre que ces compagnes immobiles et muettes de notre vie trouvent des solutions non pas plus primitives, mais au contraire infiniment plus complexes, rusées, je dirais même inventives et géniales à leurs propres problèmes que nous aux nôtres. Les plantes ne sont pas nos ancêtres, elles sont nos sœurs, et nullement nos sœurs chétives. De même le nouveau livre de Maeterlinck sur les termites dévoile un monde achevé de la solution des problèmes sociaux – quand en serons-nous là où en sont les termites dans l’harmonie de l’organisation de la société ? Tout cela est très beau, mais la loi de l’évolution, où s’exerce-t-elle ? Les fleurs, les insectes et les termites n’ont pas changé depuis dix mille ans que nous les connaissons – ils ont toujours été comme ça, non pas aussi imparfaits, mais aussi parfaits.

Il fait chaud. Il n’empêche que je ne voudrais quand même être ni termite ni tournesol ni sarment de ronce. Bien qu’on ne sache jamais. Me baignant dans l’ardente lumière du soleil j’ai presque le sentiment que c’est pareil : vivre est bon, vivre est beau, vivre est merveilleux, sous n’importe quelle forme. Tout ne s’est embrouillé, le mal et la souffrance n’ont commencé que le jour où je me suis tellement séparé d’avec les autres vivants, explicitant dans ma tête le mot : moi. Tout à l’heure j’ai dit que je ne voudrais quand même pas être une termite. Mais pourquoi ? Il est clair que la vie "individuelle" d’une termite n’est pas trop glorieuse. Aucun autre vivant que l’homme ne connaît le sentiment de "moi" – le connaître n’en vaut pas la peine pour eux,  ce sentiment ne les distinguerait pas, et on peut très bien jouir de la vie sans cela, apparemment. Mais…

Oh là, là, il fait vraiment très chaud. Et tous ces corps nus autour de moi, plus ou moins semblables au mien. L’un est un peu plus gros, l’autre est un peu plus maigre – ce jeune homme-là a une surface pareille à la mienne, les jambes un peu plus longues, le nez un peu plus étroit. Si je le rectifiais légèrement, je le redessinais, on nous prendrait pour des jumeaux. Eh oui, lui, c’est Lui, et moi c’est Moi. Mais où je vais chercher cette terriblement énorme certitude ? Si je ne prends pas mon existence pour aussi funeste, le concours des choses qui m’ont mis au monde aussi tragique, tout à coup ce "moi central bascule – et dites-moi pourquoi je devrais prendre justement mon moi pour tragique, seulement le mien, et celui de personne d’autre ? Pourquoi me serait-il si confortable d’imaginer que ce jeune homme-ci pourrait être remplacé par un autre être vivant – mais sûrement pas moi ?

Il fait chaud. Voyons un peu – de quoi on parlait ? Qui est ce moi ? J’y réponds promptement : le fils de mon père et de ma mère. Eux, en revanche… Eux, c’est autre chose. Dans mon esprit, eux, ils ne sont pas aussi fatals que moi – j’ai pu très bien comprendre leur mort, ils étaient dehors, dans le monde des éventualités. Eh oui, mais… Tout commence là…

Admettons que le hasard emporte mon père dans une autre région, une autre vie s’ouvre devant lui, il épouse une autre jeune fille – ma mère se choisit un autre mari pour elle. Admettons que tous deux engendrent un autre enfant mâle, séparément – lequel serait moi, lequel sentirait la même chose, lequel tripoterait son bras comme je le fais maintenant, avec le sentiment de certitude que c’est moi – le fils de mon père ou celui de ma mère ? Lequel serais-je entre les deux ?

Mais ce n’est pas la peine d’aller si loin. À l’âge de quatorze ans j’ai été inscrit à l’école des marins – un minuscule empêchement a fait que je suis resté à la maison. Si ce contretemps insignifiant ne s’était pas produit – où serais-je maintenant, et ce qui est encore plus bizarre : qui serais-je maintenant ? Car il est évident que ce fringant capitaine de vaisseau bronzé, d’une demi-tête plus grand que moi, gai et heureux, ou cet amiral, ou que sais-je, qui sous mon nom se dore en ce moment quelque part dans le golfe du Bengale à bord de son yacht, après avoir découvert le pôle Nord et avoir volé tout autour de la Terre – il est évident que je ne peux identifier ce monsieur à celui qui ici, dans le sable de la plage de l’île Marguerite se casse la tête, sur quoi diable il va écrire son article de ce soir pour ne pas être en retard pour le numéro dominical.

Hé – il fait très chaud ! Cruel, cruel Soleil, tu me fais fondre et tomber dans les pommes – rentrons vite dans la fraîche obscurité, rendez-moi mes joujoux, l’Idéal et la Pensée – rendez-les-moi pour que je recouvre foi en moi.

 

 

Suite du recueil

 



[1] Extrait de « Vezeklés, emelt fővel » (Expiation la tête haute), poème de Frigyes Karinthy.

[2] Collines de la grande banlieue de Buda.

[3] Raoul Francé (Vienne 1874-Budapest 1943). Botaniste, auteur de Leben des Pflanzen (La vie des plante,s en 8 volumes).