Frigyes Karinthy :  "Mon journal"

 

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Qu’as-tu produit aujourd’hui ? Toujours rien ? Bref, tu t’es adonné à l’oisiveté, pourtant tu ne l’ignores pas : nulla dies sine linea.

Si je n’ai pas écrit, c’est peut-être justement parce que j’avais trop de choses à écrire. J’étais trop plein, mon feu intérieur me faisait cracher de lourdes  masses d’une lave brûlante et souillée – j’ai dû dépenser toute mon énergie pour la retenir, qu’elle ne fasse pas éclater son récipient, pour que ce qui n’est pour le moment qu’une pensée ne devienne pas une action trop précipitée.

Mon activité aujourd’hui a consisté à ne pas travailler. Ça m’a fatigué davantage que si j’avais travaillé.

 

À Copenhague les défenseurs des animaux ont déposé une requête en vue de la libération des fauves du zoo. Souhait légitime. Priver des êtres vivants de leur liberté est illégitime – mais pourquoi appellent-ils cela défense des animaux ? Il s’agit à mon sens d’un peu plus que cela : c’est plutôt le parti des animaux, et cela mériterait une requête pour la défense des humains : qu’il soit permis aux hommes, le temps que les fauves gambaderont en toute liberté dans la ville, de se réfugier dans les cages abandonnées.

Au demeurant un grand débat, au cours duquel il y a eu de nombreuses interventions, s’est instauré au zoo dans cette affaire. Le lion n’a exigé pour lui qu’une petite part insignifiante de ce monde extérieur qu’ils devront se partager – juste la part qui légitimement lui revient, puisqu’il ne voudra pas toucher à ce qui appartient à autrui, il se contentera de la part du lion. La girafe s’est levée et s’est contentée de dire : Messieurs, je serai brève. Le chien a renoncé à tout, il se contenterait d’une base piétiste : savoir qu’en haut, au paradis, il sera écouté lui suffira. En avant, mon cher, s’est écriée l’écrevisse avec enthousiasme, pendant que l’hyène s’est lancée dans une rhétorique contre le conservatisme. Le perroquet a exprimé des réserves concernant le rôle du clergé et a proposé l’espéranto comme langue officielle de la communication entre les hommes et les animaux. Le crocodile a ri jaune et l’ours s’est fermement élevé contre le charleston.

 

Bien sûr, quelques désordres, quelques signes de dislocation – pas étonnant que les penseurs se mettent à penser et les critiques à sentir notre siècle comme critique. Spengler[1] propose une nouvelle Atlantide, et annonce les derniers soubresauts d’agonie de la civilisation chrétienne. Un livre hongrois très intéressant, l’histoire des civilisations intitulé "Vers un nouveau Panthéon" de Pál Ligeti[2], va encore plus loin. Son système d’ondes, en alternant les phases des périodes d’architecture, de sculpture et de peinture, fait ressortir sa loi d’association et de dislocation et parvient à la conclusion étonnante qu’en réalité nous n’approchons pas de la fin d’une certaine civilisation, mais des derniers jours de toute l’histoire des civilisations connues, de l’achèvement d’un grand drame historique dont le premier acte était l’Égypte, le second acte Rome et Athènes – et que l’acte présent, le dernier, est Londres et New-York. Ensuite commencera un nouveau drame complètement inconnu qui nous sera complètement étranger.

Il manque encore un métaphysicien qui reconnaîtrait la triple loi dans l’unité des vagues plus grandes que les vagues sans cesse grandissantes. Dans ce système il appliquerait à très grande échelle, à l’histoire de l’univers cosmique connu aujourd’hui, l’analogie reconnue à petite échelle. À l’époque de l’architecture correspondrait une période créatrice, la création du cosmos connu par nous les hommes, avec ses bouillonnantes taches nébuleuses, ses galaxies et ses systèmes solaires en gestation. À l’époque de la sculpture correspondrait le temps de la mise en forme, lorsque la matière s’endurcit, devient astres, planètes et soleils, se couvre d’une croûte et prend forme. Enfin à la troisième époque, celle de la peinture, correspondrait l’apparition d’une vie organique à la surface de la croûte, avec ses couleurs bariolées et sa diversité spécifique, et enfin l’homme, dernière œuvre "impressionniste" de la force créatrice déclinante de Dieu, l’homme qu’il a créé "à sa propre image", pour son propre amusement, en souvenir à laisser à un autre dieu qui créera un nouveau cosmos à la place de l’ancien.

Un jour, dans mon désespoir, j’ai qualifié l’homme de tumeur de la terre et la vie de maladie de l’existence. Je le répète, j’étais d’humeur amère ce jour-là. En tout cas il est étrange que cette philosophie et cette métaphysique qui cherchent la loi quelque part dans le monde extérieur, en dehors de l’homme, parviennent nécessairement au même résultat.

 

Ou voyons par exemple ma barbe.

J’ai compris hier que la barbe d’un homme qui se rase quotidiennement est un moyen naturel pour mesurer le temps. J’ai un toucher raffiné, le matin, en me tripotant le menton j’arrive à peu près à déterminer s’il est encore tôt ou si j’ai dormi longtemps. Si par exemple je faisais une randonnée et je tombais dans un ravin en perdant conscience (supposons que j’aie aussi cassé ma montre), en reprenant connaissance c’est de ma barbe que je pourrais constater si mon état d’inconscience a duré des jours ou seulement des heures.

Mais oui c’est comme ça.

Il est aussi possible de reconnaître le caractère du visiteur sur sa façon de presser le bouton de la sonnette. Le mendiant effleure à peine le bouton – en cas de nécessité il lui serait possible de nier qu’il a sonné, la sonnerie se serait enclenchée soudain d’elle-même. Je reconnais chacun de mes trois fils à leur sonnerie, elle reflète mieux leur caractère et leur destin futur qu’une analyse graphologique ou les lignes de la main. L’aîné est calme et courtois, le cadet impatient et agressif, le troisième joyeux et drôle. Il existe des sonneries vaniteuses, des sonneries insolentes, d’autres menaçantes ou encourageantes. Le facteur sonne autrement quand il apporte un mandat ou quand il remet un avis de paiement. Il existe des sonneries désespérées qui sont comme un grand cri provoquant un silence à couper le souffle et l’on n’ose pas aller ouvrir – derrière la porte surgit le Drame et tonne le canon d’un revolver si on ouvre – est-ce la Mort qui attend dehors ou pire encore : personne  n’attend ? Ça a sonné tout seul.

 

Ce matin en montant à ma rédaction, dans la cage d’escalier, entre deux étages j’ai ressenti un petit frisson dans le dos. Mon regard grimpait les marches avec moi et j’ai remarqué que le tapis était passablement usé. Pendant un moment je ne savais pas ce qui me mettait de mauvaise humeur – puis j’ai compris que cela faisait exactement vingt ans que j’avais monté cet escalier pour la première fois – c’était alors un tapis rouge flambant neuf, à peine monté. Mais c’est impossible… Ce n’était qu’hier… Je me rappelle très bien le motif de ma venue… Les mêmes projets, désirs, ambitions, problèmes, espoirs et humeurs qui font aujourd’hui aussi que je suis ici, au nom desquels je dois ici et maintenant, très vite, en moins d’une heure ou en quelques jours régler ceci ou cela… Pour ensuite entreprendre enfin le Grand Programme… À cause duquel j’accepte de solder ces petites démarches transitoires, pour en finir vite, pour en finir très vite… Encore un ou deux petits trucs… Et ce troisième, mais vite, vite Docteur, vite Monsieur le Rédacteur, vite mon petit, finissons-en, vite ce café, Garçon, vite Alfred pas tant de savon… Mais vite, vite, pourvu que cette nuit se termine, pourvu qu’il fasse jour, pourvu que la nuit tombe, pourvu que cette corvée soit derrière moi, pourvu que le procès prenne fin, pourvu que le train arrive… Si je pouvais enfin la voir, si elle arrivait enfin, si je pouvais enfin l’embrasser…

Pourvu qu’elle parte enfin, que je ne la voie plus…

Quelle folie ! En réalité, quand tout cela est arrivé, quand Monsieur le rédacteur a tout arrangé, quand la chose est derrière toi, quand on a apporté le café, quand on a fini de te savonner, quand le matin est venu, et le soir est venu, quand ton désir s’est accompli, quand la corvée est derrière toi – ce n’est pas la vie, mais c’est un mal plus grand que tous les maux, la mort dont tu es plus près d’un pas.

Entre-temps, dans le tram, j’ai repensé à ce poème de Heine, du Livre de Lazare. Il l’a écrit dans la dernière année de sa vie.

De mémoire :

 

Laisse là les paraboles sacrées,

Laisse là les pieuses hypothèses

Et cherche à résoudre sans détours

Les infernales questions.

 

Pourquoi le juste se traîne-t-il sanglant,

Misérable, sous le fardeau de la croix,

Alors que le méchant, heureux, triomphateur,

Chevauche fièrement ?

 

Où en est la faute ?

Notre Seigneur n’est-il pas tout puissant,

Ou bien est-il lui-même l’auteur de ce désordre ?

Ah ! Ce serait trop vil.

 

Et sans cesse nous nous répétons ces questions

Jusqu’à ce qu’avec une poignée de terre

On nous ferme la bouche ;

Mais est-ce là une réponse ?

25 septembre 1927

 

Suite du recueil

 



[1] Oswald Spengler (1880 – 1936) philosophe allemand, auteur du « Déclin de l’Occident ».

[2] Pál Ligeti (1885-1941), architecte et théoricien de l’art.