Frigyes Karinthy :  "Mon journal"

 

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propos

 

Sous l’effet de la page sur l’art de Tolstoï que j’ai écrite la semaine dernière, je suis allé voir le film Résurrection[1], qui a été tiré du roman éponyme de Tolstoï, non en Russie, pas même non plus en Allemagne, mais en Amérique, disons-le carrément : à Hollywood. Déjà, de toute façon, toutes ces pensées à point d’interrogation : écriture, mot, image, art, la mort de la parole, le symbolisme qui gagne du terrain, la consécration du cinéma, son avenir, sa relation à sa génitrice, les belles lettres, image et machine, machine et homme, homme et femme, ainsi de suite, ces pensées ne cessent pas de me trotter dans la tête ces temps-ci. Voyons si ce film me rend plus intelligent.

 

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Résurrection est l’étape la plus caractéristique de l’épanouissement de Tolstoï. C’est là que la première fois il a tenté de trouver le point fixe archimédien de la paix intérieure, de l’éthique, par lequel on pourrait soulever "l’art" de ses gonds – le point fixe de la Vérité, à partir duquel on pourrait remettre de l’ordre dans la Réalité. C’est ici que le fantastique immortel de la Rédemption, en tant que possibilité réalisable, envoûte son imagination, de même qu’il a envoûté toutes les grandes âmes depuis Jésus-Christ. Le cadre fatal des destins individuels, la Réalité, est donné – l’Eldorado, jardin d’éden de l’artiste, où celui-ci peut festoyer, heureux, sans fatigue. Et pourtant, ce sont justement les artistes les plus grands, les visionnaires les plus accomplis de la réalité, qui au zénith de leur vie sont rassasiés et dégoûtés de cette bombance dionysiaque et aspirent à en échapper. Ils sont pris d’un doute inquiétant, d’un soupçon terrifiant, que tout n’était qu’erreur – que peut-être la réalité connue ne constitue pas tout l’univers, seulement une partie minuscule de celui-ci. Et si l’homme n’était pas vraiment saisissable, connaissable, comme les autres choses, par la seule expérience, l’observation ? Et si non, alors le Destin, la Destinée et la Prédestination, rêves que nous commencions à accepter, étaient des constructions de notre création artistique. Cela nous glisse sous les pieds, impossible de poursuivre sa construction, pas même au sens artistique.

L’artiste est coincé. Jusque-là tout allait trop bien, confortablement. Je connaissais les héros de mon roman, Monsieur X et mademoiselle Y, comme ma poche – et maintenant, d’un coup, il s’est avéré que Monsieur X et mademoiselle Y ne peuvent pas rentrer dans ma poche, ils ne rentrent pas dedans, étant donné que Monsieur X et mademoiselle Y sont plus grands que ma poche, ils sont au moins aussi grands que moi-même, ils sont semblables à moi-même, leur créateur, moi qui n’ai pas l’occasion de les connaître par expérience ni observation, par exemple pour la simple raison que je ne vois pas ma partie la plus importante, mon visage, sinon dans le miroir. C’est facile pour Monsieur Brehm, ce savant naturaliste, auteur d’un énorme roman sur le paradis terrestre, mais dans lequel l’homme n’est pas encore apparu !

Le chat, le chien et l’éléphant, une fois que je les ai bien décrits et circonscrits, je peux considérer l’œuvre comme achevée – le chat, le chien et l’éléphant ne se moqueront pas de moi ni ne me démentiront – le chat miaulera et le chien aboiera toujours, et même si je n’ai jamais vu un chat ni un chien, je les reconnaîtrai certainement la fois où je les rencontrerai, grâce au livre de Monsieur Brehm – dans des circonstances similaires le chat et le chien auront chaque fois le même comportement. Et c’est facile aussi pour Flaubert et pour Zola – Gervaise et Monsieur Homais et Monsieur Saccard existeront toujours, parce qu’ils sont fixés, ils sont scellés. Ils existeront – mais continueront-ils d’exister ? Est-ce que le scellement ne les a pas tués, pétrifiant en statue, figeant en momie en eux ce qui est le plus important dans un homme vivant : l’avenir, la possibilité de la transformation, de la rédemption ? Tolstoï est préoccupé par le destin de ses héros encore plus, encore plus profondément que Flaubert ou Zola – le héros dessiné et écrit a continué de vivre en lui une fois que le roman a été publié, le héros a survécu au roman et il tourmentait l’artiste – il fallait l’accoucher encore et toujours, sous des formes changées, différentes.

Le héros de Résurrection, sous un autre nom, est le même homme que celui que nous connaissions dans Guerre et Paix et Anna Karénine (il s’appelait tantôt Pierre, tantôt Andreï, tantôt Lévine) – dans ces deux derniers romans il a vécu sa vie, il est mort ou il a accepté son sort. Dans celui-ci, le surlendemain il sort de sa tombe – il se redresse et dit : ce n’est pas valable. Mes traits de caractère sur la base desquels mon sort fut décidé, voici, je les ai dévêtus et pourtant, voici, c’est toujours moi, preuve que l’ensemble de mes traits de caractère ne composaient pas moi, ils me dissimulaient seulement. Me voici, je suis ici, je vis, je demande l’annulation du procès et un nouveau jugement – un nouveau destin, meilleur et plus juste. Un autre destin, père, ô Artiste qui m’a créé – un autre, plus juste, le destin que tu souhaiterais pour toi-même, pour toi qui veux vivre pour pouvoir créer, or tu ne peux vivre que si on t’acquitte du péché originel de ton destin signifiant la mort.

Tolstoï n’a pas fabriqué des statues, des momies ou des portraits ; il voulait pérenniser l’homme vivant – sa tentative est sans espoir, mais c’est cela qui fait de lui plus qu’un artiste. Pour un artiste le monde vivant n’est en réalité qu’une opportunité d’en faire une statue morte et un tableau mort. L’artiste ne croit pas en l’immortalité de la vie, il croit seulement en l’immortalité de l’existence. Son instinct obscur amène l’artiste à élever un monument à l’homme, à l’attention de quelque dieu inconnu qui ne ressemble pas à l’homme, qui viendra rendre visite sur Terre un jour, quand il n’y aura plus d’homme vivant. Dans la foi de Tolstoï la statue est le portrait de l’homme vivant, est l’homme vivant lui-même, un autre, le suivant, le descendant, qui existera toujours, même le jour où ledit dieu inconnu paraîtra, pour qu’ils se reconnaissent et pour qu’ils reconnaissent leur semblable dans l’autre. C’est pourquoi il ne se contente pas du "portrait parfait" qu’il avait créé de son héros, mais il réincorpore chaque fois sa statue dans la masse de plâtre, il recommence, chaque fois il le refaçonne autrement, comme le fait la nature aussi avec son héros, son objet, l’homme.

 

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Alors, que fait Hollywood de tout cela ?

Quelques montagnes de glace en carton-pâte, piètres même techniquement, une Russie découpée dans les prospectus, diluée avec ce qui reste de décors parisiens, quelques oripeaux à la 1878 – et voilà pour les extérieurs. Et l’intérieur ?

Il pleut des cordes, le train militaire s’ébranle. Katioucha court derrière le train dans la pluie battante, comme si elle croyait vraiment qu’elle pourrait arrêter ce train. Puis une fois de plus ils tendent leurs bras l’un vers l’autre, ils se séparent en cahotant comme à l’opéra, puis sur le visage de la femme se joue une profonde lutte intérieure, et elle s’éloigne, les genoux flageolants dans la direction opposée, pendant que se déroule un autre profond combat de conscience sur le visage du héros qui tend les bras.

Par-dessus le marché tout cela n’est que de la "mise en scène". Les deux acteurs, Rod la Roque et Dolorès del Rio, sont de bons acteurs talentueux, au sens européen du terme, ils ne manquent pas d’inventivité, de compréhension, de goût, de sens du style. Mais que peuvent-ils faire contre la "mise en scène" hollywoodienne qui de nos jours, de tout ce que l’Europe a arrosé durant deux cents ans avec son sang et son cerveau, de tout ce qui a germé dans sa terre consacrée et qui a mûri en fleur tendre et en fruit savoureux, en distille une honteuse eau-de-vie frelatée, pressée et lessivée dans une chaudière à vapeur, elle le sucre, avant de reverser tout cela en vrac sur le public européen affamé de beau. Ça leur est égal à eux, qu’il s’agisse de Tolstoï, d’Eugène Sue, de Bernard Shaw, de Pirandello, de Südermann ou de Rinaldo Rinaldini – ils les filment, sacré nom ! La philosophie de Kant ou les pensées de Pascal, tout comme Courths-Mahler[2] et les Mille et une Nuit. Horreur !

4 mars 1928

Suite du recueil

 



[1] Film d’Edwin Carewe avec Dolores del Rio (1927).

[2] Hedwig Courths-Mahler (1867-1950). Romancière allemande, auteure de livres à l’eau de rose.