Frigyes Karinthy : "Mon journal"
gentleman
La discussion portait aujourd’hui
sur le duel. Le mot gentleman avait été
prononcé par quelqu’un à propos d’une histoire de
duel. La compagnie s’est scindée aussitôt en deux groupes,
les "intelligents" répétaient sans
hésiter des lieux communs : le duel est une survivance ridicule du
Moyen Âge, un anachronisme. L’autre partie affichait un sourire
ironique, avant de déclarer péremptoirement que les réfractaires
au duel sont tout simplement des lâches et des sous-hommes sans honneur,
car les lois "modernes" protégeant l’honneur sont
incapables de donner satisfaction à des violations sensibles et
raffinées de l’honneur : il ne se lave que dans le sang.
En marchant vers la maison nous sommes restés
deux, le héros du duel et moi, il s’était plutôt tu
pendant la dispute, haussant les épaules. Écoute, m’a-t-il
dit en s’arrêtant brusquement, j’ai l’impression que
tous ces gens ne disaient que des inepties. Que le duel en
général et dans tous les cas soit une survivance barbare –
c’est aussi peu vrai qu’il est faux qu’on combat en duel pour
laver son honneur. Regarde mon duel par exemple. C’était une
réussite, n’est-ce pas, il m’avait insulté
insolemment, alors nous nous sommes battus, je lui ai un peu
écorché la peau, il m’a fait ses excuses, et on s’est
séparés en excellents termes. Or, si je repense à cette
affaire – celle à cause de laquelle tout est arrivé, tu
comprends – nous sommes actuellement en bien meilleurs termes
qu’auparavant. Il n’a jamais été question de mon
honneur. Je vais te dire quelque chose. Que tu le croies ou non, je me suis
battu en duel pour son honneur à lui, pas pour le mien. Ce
Sándor, avec qui je me suis battu, m’était sympathique
depuis longtemps ; si ce n’était pas un de mes proches, je
l’ai toujours considéré comme un homme honnête de
grande valeur, que j’aurais volontiers compté parmi mes amis. Dieu
sait pourquoi c’est lui qui avait du mal à m’accorder sa
confiance – j’ai senti qu’il se faisait une fausse image de
moi, c’est pourquoi il ne m’aimait pas. Ça
m’intriguait, me fâchait et me rendait tendu en sa présence.
C’est moi qui ai provoqué l’insulte. Je voulais me battre en
duel avec lui. Si quelqu’un, un de tes amis modernes, opposé au duel, avait empêché
celui-ci, aucun de nous deux n’aurait jamais pu oublier l’insulte
– nous aurions nourri une haine réciproque jusqu’à la
fin des temps. Heureusement personne n’a réussi à
l’empêcher. Alors là, dans la salle d’escrime, en
étalant notre poitrine nue face à l’autre, nous avons pu
nous regarder au fond des yeux, entre hommes. Après mon premier toucher
je l’ai vu esquisser un sourire – il a aimé me voir en
colère contre lui. Il m’avait imaginé être un homme
affecté, orgueilleux, menteur (tu sais que c’est faux), alors
j’ai vu qu’il avait changé d’avis. Il a levé
sur moi des yeux curieux, il m’a taquiné, lui qui était
meilleur escrimeur – il en est résulté qu’il a
loupé une botte franche, je lui ai balafré la figure. Il en
voulait un peu, mais pas tellement à moi, plutôt à sa propre
maladresse – il m’a de lui-même tendu la main pendant
qu’on le suturait. Nous riions ensemble. Il m’a invité dans
sa propriété, je ne l’ai même pas dit aux autres. Tu
comprends, je suis convaincu que nous sommes lui et moi des hommes bons,
sensibles mais un peu pudiques et réservés, je dirais même
que là-dessus nous nous ressemblons, c’est pourquoi pendant des
années nous ne nous sommes pas compris, pourtant nous combattons pour
des idéaux communs. C’est le duel qui nous a permis de nous
comprendre et de faire la paix. Je crois au demeurant que c’est le but
véritable du duel moderne. Deux gentlemans qui s’en veulent
à la suite d’un quelconque malentendu, se tendent la main par le
biais d’une épée. En se battant l’un contre
l’autre, ils reconnaissent mutuellement être dignes de cet honneur.
Il se sent insulté – moi je suis prêt à risquer mon
intégrité corporelle, voire ma vie, pour l’aider à
effacer de son âme ce sentiment douloureux de l’insulte. Moi je me
sens insulté – il est prêt de même. N’est-ce pas
bizarre ? Il est parfaitement vrai que je ne me suis pas battu pour mon
honneur mais pour le sien. Il est difficile d’imaginer une
considération plus sacrificielle entre deux hommes, signe de
l’estime que nous nous portons. Nous risquons mutuellement notre vie pour
l’honneur de l’autre ! Il est naturel que cela entraîne
une réconciliation – le sang versé du corps a
cicatrisé la blessure de l’âme causée par
l’orgueil outragé. Et inutile de t’expliquer
qu’échanger une blessure de l’âme contre une blessure du
corps est une très bonne affaire – nous savons parfaitement que
celui-ci guérit bien plus vite que celle-là.
J’ignore si cet homme plaisantait
ou non. Mais en quelque sorte il me semble qu’il a mis un soupçon
de lumière sur l’origine de la notion de gentleman. (Jamais encore
on n’a donné autant d’interprétations confuses et
contradictoires à cette notion que de nos jours.) Elle fait remonter
à l’une des sources du comportement de gentleman, la chevalerie, en évoquant un
ancêtre noble et ancien (même si ce n’est pas le plus ancien)
de la généalogie du gentleman : le chevalier. Le noble
chevalier du Moyen-Âge qui se battait toujours pour l’honneur d’autrui, et jamais pour le sien –
dans la défense des veuves, des orphelins ou des pauvres. Et il
désignait par là le premier critère de la notion de
chevalier – ne peut être un gentleman qu’une âme
altruiste et humble – celui qui retrouverait cette notion dans le
brandissement arrogant du mouchoir de fine batiste d’un amour-propre
sensible et vulnérable, ne connaîtrait qu’un descendant
caricatural, avorté et dégénéré du
gentleman. Il prendrait le duelliste "à l’honneur pointilleux" pour le noble chevalier de la Manche
– pourtant en vérité il n’est qu’un sot et vaniteux Sancho Panza
ayant revêtu la cotte de maille de son maître.
Aussi
est-il difficile de les distinguer – il existe des époques
où Don Quichotte l’exalté et son valet au solide sens
pratique échangent leurs vêtements. Don Quichotte est Sancho Panza et Sancho Panza est Don Quichotte : c’est ainsi
qu’ils traversent l’histoire.
Comment
faire pour reconnaître le maître ?
Le
terme hongrois "eau séparatrice", désigne bien
l’eau-forte, la solution dont le métal noble sort intact. Un
maître reste maître même en enfer – testons
les deux personnages dans l’infortune, dans la misère. Sancho Panza se mettra à hurler et à miauler, ou
tout au moins à pousser des jurons dès que les flammes jailliront
autour de lui : Mucius Scævola
dresse les bras les dents serrées. Un maître reste maître
même en enfer – Socrate était un maître, Confucius
l’était aussi tout comme Bouddha et le Nazaréen et tous
ceux dont nous savons qu’ils ont traversé l’enfer des
tortures et en sont sortis indemnes.
Comment
les reconnaître ?
Un
gentilhomme est pétri de deux choses : de noblesse et
d’humanité.
Le
surhomme de Nietzsche ne l’est pas : au sommet de son pouvoir il
n’est que maître, mais il n’est pas homme – les
héros de la renonciation sont des humains, mais ne sont pas des
seigneurs.
Seigneur
et homme. Force et pouvoir : l’une des conditions est de ne pas en
abuser, la seconde c’est en user pour le bien. Un monarque peut
être gentilhomme, un tyran ne peut pas.
Qui
plus est : un gentleman est aussi un homme.
C’est
une épreuve plus difficile.
Sancho
Panza, l’homme
galant – âme servile mendiant l’aumône amoureuse, a
minaudé pendant cent ans en tenue de chevalier : c’est
là l’une des caricatures du gentleman. L’autre est celle de
Nietzsche – si tu vas voir une femme, emporte un fouet. Aucun des deux ne
s’est avéré être un gentleman dans l’enfer de
l’amour. Tout comme ne l’était pas le personnage que nous
avons vu récemment au théâtre, en héros d’une
comédie, qui punit la femme orgueilleuse par la nuit qu’elle devra
passer avec lui – le chevalier de Schiller qui bien que
récupérant le gant de la gueule des lions n’accepte pas
d’être récompensé par celle qui n’avait pas
hésité à l’exiger, est en revanche un
véritable gentleman.
Car
quant à l’amour en tant que critère d’être ou
non un gentleman… - Il y a quelque chose qui cloche.
Ne
peut pas être un gentleman quelqu’un qui n’est pas un homme.
Mais être un homme ne suffit pas pour être un gentleman.
Car :
est-ce que Don Juan par exemple était un gentleman ?
Il
l’était peut-être – mais le problème est
qu’il n’a pas eu affaire à des gentlewomen, sinon on n’aurait jamais appris qu’il
était Don Juan.
11 mars 1928