Frigyes Karinthy : "Mon journal"
ce qui me vient à l’esprit
Ce qui me vient à
l’esprit…
Ah
oui, ce serait vraiment beau.
Penser,
parler, écrire un jour, sans avoir décidé à
l’avance de quoi – sans peser si ça vaut la peine, si
c’est utile, si c’est correct, si c’est bien du point de vue de la personne à qui je parle ou
j’écris, même si la personne en question c’est
moi-même (pour la pensée) – sans veiller à me modeler
et à me limiter à ce qu’il ou elle puisse comprendre,
qu’il ou elle ne le comprenne pas trop ni de travers. Sans
réfléchir à l’avance comment insérer la
pensée naissante, l’enfant naissant de mon esprit entre les autres
pensées déjà nées, comme je le fais d’habitude.
Mille pensées, mille enfants, beaucoup sont de moi, d’autres que
"je me suis appropriées", que j’ai adoptées.
Chaque fois qu’une nouvelle pensée veut naître, je balaie
les autres d’un regard soucieux – pourvu que ça ne devienne
pas un œuf de coucou capable de chasser les autres du nid (c’est
pressenti par l’âme exercée).
Ce
qui me vient à l’esprit…
Comme
il paraît simple et naturel de le penser et de le dire. Pourtant,
s’il arrive une fois tous les cent ans que quelqu’un le fasse, et même si celui-là ne le
fait pas parce qu’il le veut, mais c’est l’esprit de
l’époque qui l’y contraint. En cent ans
l’enchaînement de pensées si bien commencé devient
totalement confus.
…vous
les tallez, aiguisez, raffinez
Et
tortillez si bien que, pour finir,
Vous
en tirez esclavage ou folie…[1]
N’importe
quel cerveau sensible et sain renonce, il est saisi de scrupules, et,
constatant que l’Idée court à une impasse, qu’elle
s’est détachée de la réalité, il
préfère en assumer la responsabilité, individuellement, pour
les frais du voyage déjà effectué – il retourne
à la ligne de départ, d’où tout était parti.
C’est
pourtant ainsi que naît par exemple le Discours de la méthode de Descartes : cet instant
intrépide et révolutionnaire quand quelqu’un stoppe le
régime effréné, cliquetant à toute vapeur, de la
fabrique de pensées qui livre des idées, des slogans à
l’usage de ceux qui agissent. Il le stoppe, et il décide : ce
que j’avais toujours pensé et cru jusqu’à il y a un
instant, toute ma vie durant, doit être invalidé – je brise
le maillon, le cordon ombilical par lequel l’un de mes sentiments,
pensées, éveils se reliait jusqu’à présent
à l’autre ; voyons, que se passera-t-il ? L’une des
pensées générait l’autre, à l’instar de
la cellule qui naît de la dissociation de l’autre – voyons,
"une âme" à l’existence originelle de laquelle je
pouvais jusqu’ici au moins croire, peut-elle générer une
pensée ou au moins un sentiment, une idée, n’importe
quoi ? Parce que si non, alors l’âme n’existe pas, alors
ce que jusqu’ici j’appelais ainsi n’est qu’un
système compliqué composé d’excitations nerveuses,
que résultat de diverses interactions d’origines corporelles.
Descartes
ferme donc les yeux aux sollicitations et il attend de voir si quelque chose va
bouger. Et depuis le vide et depuis le noir qui ressemblent à ce
Néant et à ce Chaos précédant la création,
résonne un sourd silence. C’est le Néant, en effet –
mais au-delà, comme si pointait une petite lueur de Souvenir : ce
silence est passablement profond, comme s’il voulait taire quelque chose. Ce n’est pas une authentique Absence – c’est plutôt
l’absence d’une Présence :
il y avait ici quelque chose qui n’est plus. Il manque quelque chose
– mais à quoi ? Il ne peut manquer quelque chose
qu’à quelque chose qui existe – on ne peut rien ôter
du néant, on ne peut qu’y ajouter. Voici les deux premières
Formes pâles auxquelles il est possible de s’ajuster, les deux
premiers axes du nouveau monde naissant. Il y a quelque chose – et à
ce quelque chose il manque quelque chose.
Il
convient donc de leur donner des noms, de baptiser les premiers jumeaux,
conçus sans Expérimentation et sans Déduction. Le nom peut
être choisi au hasard, une lettre ou un mot, comme nous désignons
les termes en algèbre. Cette Chose qui Existe, Descartes la nomme
arbitrairement Moi, et l’autre,
celle qui y manque, le contenu qui jusqu’alors remplissait le Moi en tant que partie de celui-ci, mais
qu’il vient de rejeter, il le nomme Existence ou Monde. (Il aurait pu
tout inverser comme les panthéistes, les Ptolémée du
système solaire du Monde-Moi – peu importe la désignation,
puisque du point de vue des mathématiques pures il est effectivement
indifférent de savoir si c’est le Soleil qui tourne autour de la
Terre ou l’inverse.) De la chose ici en question il sait uniquement
qu’elle manque – elle manque parce qu’il l’a
découpée de lui-même, il l’a refusée, il ne
l’a pas acceptée.
Les
deux cellules jumelles de la première génération
spontanée directe, Force et Existence, il pouvait désormais les
accoupler pour que puisse naître la première Pensée : dubito ergo sum, je
doute donc je suis – et par la suite tout le monde de la méthode
qui transforme et recrée la réalité, de l’Analyse,
qui depuis le dix-huitième siècle jusqu’à nos jours
est source de toute connaissance et de tout savoir.
De
toute connaissance et de tout savoir – et aussi de toute folie et de
toute superstition : les éléments démontés,
mélangés à des morceaux d’anciens systèmes
disloqués, se sont agrégés en grumeaux d’avortons
fantastiques – ils ont pris la forme de la Religion pure et la forme de
la Science pure : Science des religions, Sacro Egoismo[2],
Patriotisme International, Biologie des Races, Bottier et gaz hilarant ou
grand-mère mort-née. Le résultat final de tout cela peut
être, une fois de plus, reconduit en ligne directe là où
les encyclopédistes du dix-huitième siècle
s’apprêtaient à dire ce qui leur venait à
l’esprit dans les moments où rien ne leur venait à l’esprit.
Nous
n’avons pas perdu le fil d’Ariane de la pensée qui nous
conduira pour sortir du Labyrinthe – simplement le fil s’est un peu
embrouillé. Il s’est embrouillé et il s’est
coincé – et il faut retourner au point de départ.
Ou
plus loin encore.
Car
il est tout à fait naturel que celui qui aujourd’hui souhaiterait
refaire l’expérience de Descartes, devrait oublier tout ce
qu’il sait de Descartes et de ce qui s’est ensuivi. C’est la
vieille histoire de la fabrication de l’or qui recommencerait, la
quadrature du cercle bouclerait sa boucle – chercher le point de
départ avec la méthode de Descartes, mais sans penser à
cette méthode.
Mais
que les penseurs de nos jours soient frileux devant cette méthode a
aussi d’autres raisons.
Nous
n’avons que trop souffert des conséquences de cette Analyse mal
comprise, altérée, incohérente, délirante. Guerre
mondiale et révolutions, faillite de civilisations, armes de la culture
retournées contre soi, nous ont fait savoir trop manifestement et trop
ostensiblement que quelque part nous avons raté le calcul, que
l’incantation faiseuse d’or de l’Analyse s’est quelque
part trompée dans la composition chimique. Le chaudron de la
décoction en ébullition au-dessus duquel nous nous penchions les
yeux avides, a brusquement explosé – et nous, nouveaux Berthold
Schwarz[3]
de ce monde, sommes pour le moment un peu trop sonnés pour
démonter tout le chaudron et chercher la source de l’erreur. Il
est déjà assez remarquable que nous ayons reconnu notre erreur
– il convient hélas de se contenter de cela, il faut même s’en
réjouir, puisque nombre d’entre nous, à l’instant de
l’explosion, à la place d’une bonne petite peur saine, de
panique ont simplement perdu l’esprit et se sont mis à tourner en
hurlant la danse des derviches autour du chaudron, affirmant haut et fort, sous
serment, que nous n’avons toujours cherché qu’à inventer
la poudre, nous, géniaux Berthold Schwarz, héros exemplaires de
l’avenir – la poudre et non pas l’or, car c’est la
poudre à canon qui conduit à la vérité et à
la vie !
Ce qui me vient à
l’esprit…
Non,
pour le moment je n’aimerais pas le risquer, même si la situation
est passablement pressante.
Il
convient d’abord de laisser passer l’hébétude.
L’explosion nous a lancés loin. J’entends les mots
d’Adam au moment où il retombe quand l’esprit de la Terre
tiraille sa laisse.
La
chose qu’il faut oublier, sur la réalité, sur la
légitimité, sur la justesse de laquelle il faudrait
émettre des doutes, pour que je retrouve d’emblée la simple
vérité – la Douleur (Nietzsche a beau prétendre qu’il
veut lui aussi son propre dépérissement) est encore trop proche.
Je
crains que ma première pensée ne soit pas une pensée
– elle ne serait qu’un sentiment sourd et atroce comme celui du
malade qui a été opéré sous chloroforme et à
son réveil il n’est pas encore hors de danger.
Et
la Chose que je trouverais, je n’oserais pas d’un mot nouveau
l’appeler Moi – j’ai trop peur que la première phrase
d’un nouveau Descartes de notre temps serait : je souffre donc je suis – et on ne
peut tout de même pas commencer ce plus nouveau testament par une
contradiction évidente.
20 mars 1928