Frigyes Karinthy : "Mon journal"
politique
Eh bien, que pensez-vous de la situation
politique, m’a demandé pour finir le journaliste. Sur ma
réponse évasive – (j’ai dû faire un geste
gêné en râpant mon index sur le dessus de mon bureau comme
Lui, quand on l’interrogeait sur la femme adultère) – a
suivi toute une rafale de questions sarcastiques. Comment se fait-il que vous
ne vous soyez jamais intéressé à la politique ?
N’avez-vous aucune conviction politique ? Ou peut-être, hum, n’osez-vous
pas, hum, l’exprimer ? Ou encore auriez-vous du mal à vous
identifier à la conception politique dominante ? Et alors ?!
Dans ce cas ce serait justement votre devoir de parler, de vous
révolter, de lutter. Bernard Shaw que vos critiques évoquent
souvent, n’a pas tant de réserve, lui, cela fait quarante ans
qu’il attaque et fustige le gouvernement anglais, le gouvernement
mondial, tout et tout le monde, non seulement indirectement, par le biais
d’images ironiques, mais aussi directement, en mots très durs,
intervenant sur des questions d’actualité.
Là-dessus j’ai levé
la tête. Comment avez-vous dit, depuis combien
d’années ?
Quarante ans.
Eh bien, vous voyez mon ami, nous y
sommes, cette fois j’ai enfin quelque chose à dire.
D’autant
plus que pas plus tard que la nuit dernière j’ai lu
l’excellente préface de "En remontant à
Mathusalem" dans laquelle le génial Bernard Shaw résume
quasiment ses diverses révoltes et protestations contre les folles lois
sociales et politiques qui pèsent depuis quarante ans sur son âme.
Le
texte est excellent, les protestations et griefs jaillissent de la plus noble
source de la philanthropie et de la bonne volonté, avec feu et
lumière flamboyants – les arguments sont vifs, intelligents et
justes, je signerais volontiers quasiment chacun d’eux.
Et
pourtant – tout l’argumentaire, dans sa globalité, me
dissuade plutôt de faire de la politique même entre amis, plus
qu’il ne m’y incite.
Vous
allez mieux me comprendre si en bon mathématicien je simplifie le cas,
je le présente sous forme de formule.
Admettons
que voilà quarante ans un tel Bernard Shaw trouve un article de loi
pondu par la voie politique dans lequel il reconnaît comme dans la
cellule d’une tumeur maligne la source de nombreux malheurs et
indignités. Bernard Shaw est écrivain, un écrivain
magnifique, un écrivain populaire – rien ne l’empêche
d’entreprendre un combat contre ce dangereux article de loi. Il s’y
attelle – chauffé par la conviction il aligne tout un arsenal
d’arguments et de preuves. Les arguments et les preuves sont excellents,
le monde applaudit, toute personne intelligente et de bonne volonté
approuve… quarante ans plus tard, car c’est à peu
près le laps de temps nécessaire pour qu’un idéal
dans sa pureté se répande, devienne connu.
Et
alors, me dites-vous, qu’est-ce que je veux dire par là ?
Cela est vrai, c’est dans l’ordre des choses, qu’y a-t-il de
si déprimant ?
Ce
qu’il y a de déprimant, cher ami, c’est que tout homme
intelligent donne raison à Bernard Shaw, ses livres s’arrachent,
ses pièces sont ovationnées – mais l’article de loi
en question existe toujours, comme il y a quarante ans, plus fort et plus
musclé que jamais comme nourri par sa propre incohérence et sa
bêtise, ou justement par la rafale des arguments et des objections. Cette
loi à la gueule bête telle un avaleur de sabres dans le Bois de la
Ville engloutit en rigolant les bombes lancées contre elle, elle les
mâche et les avale savoureusement comme des boules de profiteroles au
chocolat, puis se caresse allègrement la panse bien repue.
Bien
sûr, dites-vous de concert avec Bernard Shaw, cela signifie seulement que
les lois sont fabriquées et maintenues par des gens stupides et
égoïstes (les deux vont de pair) – et elles sont justement
nécessaires pour donner matière à protestation aux personnes
braves et intelligentes.
Et
moi je dis holà ! Restons-en à la comparaison
précédente. On trouve d’un côté la Loi comme
machine à gifler, de l’autre l’Écrivain enthousiaste
en armure de combattant – et sur le côté, vous qui observez
le grand match. Au début vous saluez les coups au but avec des bravos et
des hourras chaque fois que les bombes éclatent dans la bouche de la
machine à gifler. Mais ensuite, quand vous êtes lassé, les
bravos s’étiolent, et vous entrez en méditation. Durant
quarante ans l’Écrivain a bombardé la Mauvaise Loi avec les
boulets de la vérité et de la supériorité. La
Mauvaise Loi giflée et bombardée est toujours là debout
à sa place, et l’Écrivain de plus en plus ardent continue
toujours de bombarder, crépiter et trépigner. N’êtes-vous
pas taquiné par le soupçon, même inconsciemment, que pour
l’Écrivain ce petit jeu d’artillerie est plus important que
le but apparent d’abattre l’idole ? Que la virile et brillante
attaque qui lui permet de faire valoir sa force et son talent lui est aussi nécessaire qu’est la bombe pour la
Mauvaise Loi. Ils ne peuvent pas se passer l’un de l’autre, ils ont
besoin l’un de l’autre. Si ce n’était pas le cas, en
autant de temps l’Écrivain aurait déjà compris que
toute attaque venue de
l’extérieur ne fait que nourrir et renforcer la Mauvaise Loi.
Ce
que je veux dire par là ? C’est clair ce que je veux. Je veux
dire que celui qui n’aime pas du tout une loi créée par la
voie politique et souhaite sincèrement la supprimer ou la modifier
– s’il veut participer à ce travail, entrera certainement en politique. Il
s’efforcera de se procurer du pouvoir politique, le plus grand possible,
assez grand pour qu’il lui permette de supprimer ou de modifier cette
loi. Si donc à l’époque, en découvrant la Mauvaise
Loi, Bernard Shaw était au fond de lui-même sincèrement
révolté contre elle, il aurait dû cesser
d’écrire, il aurait dû se faire élire
député, il aurait dû acquérir du pouvoir, fonder un
parti, renverser le gouvernement, occuper sa place et parler alors de la Mauvaise Loi. Cela peut
sonner bizarrement mais il est plus facile de parcourir une telle
carrière que celle d’écrivain – ou si ce n’est
pas plus facile, elle est au moins plus certaine et mieux appropriée
pour mener au but. Shaw a attaqué pendant quarante ans sa Mauvaise Loi
– depuis lors une douzaine de Mussolinis ont
supprimé tout un tas de Bonnes Lois qu’ils considéraient
comme mauvaises, et même en cinq ans, et même en trois ans, et
même en un an.
Mais
Bernard Shaw méprise les hommes politiques et les puissants
législateurs. En même temps il considère les lois
qu’ils promulguent comme dangereuses, donc il ne les méprise pas,
au contraire il les étudie sérieusement et à fond, il les
analyse et les examine pour mieux démontrer leur nature nuisible. Il
règle d’un geste de la main l’affaire de l’homme
politique qui fait la loi, il le traite d’imbécile – mais il
consacre beaucoup de sérieux au travail de cet imbécile. Cela
fait penser à un savant qui tout au long de sa vie rechercherait la
nature de la tumeur causée par un microbe, sans se préoccuper de
la nature du microbe. Un savant peut à la rigueur agir ainsi sous
prétexte que l’étude du microbe ressortit à la
zoologie, or lui, il est histologiste et non entomologiste – mais le médecin, s’il veut
guérir, doit prendre les deux au sérieux.
(Et
prendre le microbe plus au sérieux encore que la tumeur, car il y a
d’abord le microbe et seulement ensuite une tumeur.)
Écoutez,
je vais dire une grosse bêtise.
Comment
se fait-il que les lois anglaises déplaisent à Bernard Shaw
depuis quarante ans, et pas une seule fois il n’a pensé changer
ces lois, ou quitter ce pays si mal gouverné ? La raison en est
probablement que, même s’il ne se l’avoue pas, il pense en
secret des bêtises et des bassesses politiciennes tout comme
Goethe :
Qu’on
ne se plaigne
De
l’abjection,
Quoi
qu’on fasse ou dise
C’est
la réalité du pouvoir.[1]
N’oublions
pas – vous m’avez posé deux questions. Si la politique m’intéressait et si j’avais
une opinion politique.
À
la première question je réponds sans hésitation par un oui
claironnant. Et comment elle m’intéresse ! Puisque le destin
de chacun de nous en dépend davantage que de notre propre
caractère par lequel la science et l’art nous déterminent.
Sur ce point Napoléon et Goethe étaient de mèche. Mais je
dois vous avouer quelque chose qui vous étonnera. En politique je ne lis
jamais que les discours politiques qui pourtant sont généralement
ineptes car dits pas des politiciens. Je ne lis jamais les éditoriaux ou
les exégèses, pourtant généralement intelligents
puisque écrits par des écrivains. Parce que je souhaite savoir ce qui est – ce qui pourrait être, je suis capable de
me l’imaginer tout seul, merci beaucoup.
À
la seconde question, si j’ai une opinion politique, vous aurez ma
réponse le jour où je me ferai élire
député : mais vous en apprendrez tout au plus que oui,
j’en ai une. Quant à savoir laquelle
– je vous le dirai seulement quand je serai au moins premier ministre.
D’ici
là…
Disposez
de moi pour une interview sur Roméo et Juliette.
25 mars 1928