Frigyes Karinthy :  "Mon journal"

 

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le monde ruminant

 

Viendra-t-il enfin le savant, ou même le métaphysicien qui prendra au sérieux la métaphore selon laquelle tout se renouvelle, tout recommence, atteint un but, puis revient – qui prendra cela au sérieux et se mettra réellement à réfléchir sur le temps, sur ce qu’il représente – aussi réellement et aussi efficacement que l’on a cherché réellement et efficacement la loi de l’Espace de Pythagore à Newton, de Newton à Rutherford ?

Car les dissertations de Bergson et d’Einstein à propos du temps, aussi belles et géniales soient-elles, restent pourtant pure poésie, tant qu’elles ne génèrent pas des thèses aussi claires et éclairantes que d’autres sur la base desquelles de nouvelles expériences et de nouvelles découvertes et inventions deviennent possibles.

Deux corps ne peuvent pas se trouver au même endroit en même temps. C’était une thèse, on pouvait construire dessus. Mais elle ne concernait que l’espace. À propos du temps on n’a même pas osé affirmer jusqu’à présent que, par exemple, au même endroit, au même moment, un seul événement est possible.

Le savant de la cognition affirme obstinément qu’il n’est pas possible d’expérimenter directement le temps, comme nous expérimentons directement l’espace et la matière grâce à nos sens. C’est pourquoi nous ne pouvons pas en formuler une notion réaliste.

Pure excuse. Nous n’expérimentons pas directement l’espace et la matière non plus. Ou alors vraiment si peu. Nos sens sont des instruments très faibles. Le microscope a révélé tout un monde de la réalité dont nos sens n’auraient jamais pris connaissance sans lui. Oui, mais si le microscope est devenu possible, c’est parce que nous croyions en la réalité de la matière, étant donné que grâce à notre héritage grec nous avions une formulation claire et précise de la matière. Sans lui pas de microscope et pas de bombardement d’électrons. (Pourquoi le microscope n’a-t-il pas été inventé en Asie, pourquoi l’a-t-il été en Europe ? Parce que Bouddha et Confucius et Lao-Tseu ont mal et obscurément décrit la notion de matière, tandis que les Grecs l’ont fait bien et avec clarté.)

Nous attendons une définition de la notion de Temps, capable d’engendrer des thèses aussi simples que celles de l’espace physique. Alors nous pourrons espérer trouver les moyens d’expérimenter le temps, ne serait-ce qu’indirectement. Et si nous pouvons l’expérimenter réellement – pourquoi ne pourrions-nous pas en faire des expériences ?

Nous possédons déjà presque un microscope du temps – nous pouvons vaillamment appeler ainsi la cinématographie accélérée.

Il resterait encore à trouver la Machine du temps. Le rêve farfelu de H.G. Wells nous permettant de voyager dans le temps vers l’avant et vers l’arrière.

Car le temps en tant que tel n’est pas stationnaire, il suit une sorte de mouvement, seulement on ne peut pas savoir lequel. Que ce mouvement suive une allure régulière, ce sont les dispositions récurrentes des rythmes naturels, des astres et des soleils, qui nous l’ont fait croire – une connaissance plus approfondie de la psychologie éveille déjà quelques doutes : en effet, le rythme du mouvement dépend de notre capacité de perception et non l’inverse. Nous mesurons le temps en heures, mais l’heure se mesure elle-même avec nos notions temporelles arbitraires : nous ne saurons jamais si deux minutes ont oui ou non la même longueur de temps en valeur absolue aussi.

Il est plus intéressant de remarquer que la flèche du temps est imaginée par tous sans exception comme donnée et immuable : depuis le passé, vers l’avenir en passant par le présent.

Aux poètes, il arrive de dire des choses telles que : le temps a déraillé, il a fait demi-tour, il s’est suspendu comme le Soleil devant Josué – mais qui est-ce qui prend les poètes au sérieux ? D’après Bergson le temps est irréversible. Ce philosophe de la nature se réfère simplement à des images qui défilent à nos yeux les unes derrière les autres, selon un système défini : le bourgeon génère immanquablement une fleur et la fleur toujours un fruit. Il baptise cela évolution, et il considère par là même comme prouvé que le temps va toujours vers l’avant comme les rectangles de l’image au cinéma. Toutefois il nous est déjà arrivé de voir des images de cinéma à l’envers où le fruit devient fleur et la fleur bourgeon, mais c’est considéré tout au plus comme une plaisanterie par les mêmes sages qui perçoivent la vie réelle aussi comme le théâtre d’une sorte de succession de séries d’images.

Or la vérité est que non seulement dans la cinématographie, mais aussi dans la réalité, le temps progresse tantôt vers l’avant, tantôt vers l’arrière. Dans la réalité aussi le fruit devient fleur et devient bourgeon et devient graine de nouveau.

Et le passé devient quelquefois le présent.

Ces temps-ci j’ai souvent l’impression de voyager sur la machine du temps de H.G. Wells. Mon état d’âme, mon humeur, est souvent déterminé par le fameux sentiment du "déjà-vu", du "comme si cela m’était déjà arrivé" - s’agit-il dans chaque cas d’une illusion des sens ?

Ce matin par exemple.

Je lis : attentat à la bombe à Milan. Machine infernale dans un lampadaire, dix-huit morts, on n’a pas réussi à arrêter les anarchistes pour l’instant.

Je consulte le calendrier, je regarde l’année, le mois et l’heure – en vain, tout reste invraisemblable comme dans un rêve.

Anarchistes, attentat à la bombe, machine infernale, dictature, diplomatie, déclaration de guerre – comme tout est étrange ! Le monde des années quatre-vingt-dix, le même style – comme si rien ne s’était passé depuis.

Si je ne lisais pas sur l’autre page que le SS Bremen[1] fait route vers l’Amérique, et si cette communication ne me parvenait pas par la radio, je ne me rendrais pas compte que je suis éveillé.

Sur ce plan-là donc, le temps a tout de même progressé. Mais ailleurs ?

Apparemment le temps a tout de même plusieurs directions. Les utopistes, quand ils écrivent "le roman du prochain siècle", ne tiennent pas compte de cet aspect. Chez eux tout est en évolution, tout court vers l’avant – c’est peut-être pour cela que ces utopies sont tellement anti-artistiques, artificielles.

Les vrais artistes, à toute époque, au-delà des dogmes intraitables de la science, même s’ils n’osaient pas l’avouer, ont toujours senti cet étrange balancement du temps – c’est peut-être la raison pour laquelle le grand artiste était considéré par les poètes comme "immortel", "intemporel". Le style de l’art, on a l’habitude de le déduire de l’esprit de l’époque. Comment est-il possible alors que la fluctuation des styles se fiche pas mal de l’ordre arithmétique des Siècles, que l’art, la mentalité du trecento, se soit transposé en rêve dans une sorte d’époque archaïque primitive, que le quinzième siècle n’ait pas continué là où le quatorzième avait arrêté, mais de façon inattendue et sans raison explicable, simplement parce que ce n’était pas possible autrement, tout à coup il a commencé à voir et à penser et à sentir comme si Hellas n’était que d’hier et comme si rien ne s’était passé depuis, ni migration des peuples, ni christianisme, ni péché originel, ni rédemption.

C’est parce que c’est l’artiste qui sent et qui voit l’esprit de l’époque et non pas l’historien ni l’utopiste. Or l’esprit de l’époque ne connaît pas de siècles, ni ne connaît la prétendue loi du Temps et du Progrès allant du passé vers l’avenir à travers le présent. Le futuriste enthousiaste et militant a beau construire dans son esprit que Demain nous verrons et nous sentirons et nous désirerons nécessairement ceci ou cela – tout à coup intervient quelque chose, on ne sait pas ce que c’est, et malgré toute logique et tout progrès et toute prévision le lendemain deviendra un hier bizarre, bâtard. Tout ce qu’on a soigneusement préparé et conservé sous vide, toutes les images et statues et utopies et théories sociales et conceptions politiques et stratégies militaires et nouvelles religions futuristes et militantes deviennent soudain des torses comiques, et les gens se remettent à lire Gartenlaube[2] et les Fliegende Blätter[3], et les peintres et les écrivains reprennent là où Daumier et Dickens avaient levé leur plume, et les anarchistes se remettent à fabriquer une machine infernale avec de la dynamite, et tout reste comme s’il n’y avait pas eu aujourd’hui, et Dieu lui-même n’y comprend plus rien.

Car aujourd’hui par exemple il n’y a pas d’aujourd’hui mais il n’y a pas de demain non plus, en revanche tout à l’air de se passer avant-hier.

Avant-hier et pas hier parce que, je m’en souviens, hier il était encore chose courante d’écrire par exemple des drames historiques dans lesquels on présentait Jules César, le Christ et Napoléon comme s’ils étaient des hommes d’aujourd’hui. La mode au théâtre a changé à présent. Dans les pièces actuelles, c’est moi et toi et lui qui enfilons des costumes historiques et jouons notre tragédie au goût historique de jadis et des comédies.

Le monde rumine.

15 avril 1928

 

Suite du recueil

 



[1] Paquebot allemand détenteur du ruban bleu dans le trajet vers l’ouest pendant un an.

[2] Almanach allemand des années 1850-1870.

[3] Périodique allemand humoristique et anticlérical qui a paru de 1844 à 1944.