Frigyes Karinthy : "Mon journal"
KalÉidoscope
L’expression et la communication, avec
leurs formalismes ne m’ont
jamais trop inquiété. En quelque sorte j’ai depuis toujours
senti un lien plus direct entre réflexion, discours et écriture
que de laisser enfler en moi cette question des règles de grammaire en
un problème si important que ça, quand je parlais ou
j’écrivais. J’avoue même que ces efforts
désespérés, mortellement sérieux m’ont
toujours fait un effet un peu comique (mes premiers écrits, les
caricatures, en témoignent), les efforts qui tourmentent la plupart des
écrivains, obligés qu’ils sont, pour exprimer leurs
sentiments ou leurs humeurs, leurs pensées ou leurs observations, de sélectionner
les meilleures possibilités qu’offrent les styles et modes
d’écriture connus jusqu’alors ou à imaginer par la
suite. Je pensais naïvement, moi, qu’il suffisait de respecter les
règles grammaticales en vigueur à chaque moment, ces conventions
pratiques de la communication (autrement dit du but de susciter et
d’évoquer dans l’âme et dans la raison de
l’autre personne le même processus qui m’a incité
à communiquer), pour satisfaire à toutes mes obligations
formelles. Le reste, ce que
j’ai exprimé, l’importance de la vague que j’ai
soulevée dans l’autre âme, dépend de toute
façon de l’importance de la passion ou de la vague de la
pensée en moi – rien ni personne ne peuvent y remédier,
aucune boîte ornée : c’est perdre son temps que
d’emprunter le cor de Lehel[1] ou le violon de Paganini si je
n’ai pas de mélodie intéressante à jouer dessus. Si
en revanche j’ai cette mélodie, le sifflet arrondi de mes deux
lèvres fera un instrument très convenable. Je hausse les
épaules quand j’entends affirmer par exemple : tel
écrivain parle le langage classique des savants grecs – tel autre
s’exprime avec charme et légèreté comme un chant
populaire – tel troisième claironne avec la force d’un
Shakespeare – tel quatrième "est revenu au pathos des
apôtres", "a pris un ton biblique". Je ne crois pas
qu’il existe en soi un ton biblique et un ton non biblique. Je ne crois
pas bien sûr que Jésus Christ parlait sur le ton naturel de son
temps, dans le style que le commun des mortels pratiquait – mais il avait
des choses à dire. Je ne pense pas que, par exemple, le bureau des
brevets sauterait de joie s’il recevait la description d’une
invention totalement neuve, merveilleuse et révolutionnaire dans un
style, disons, expressionniste ou rédigé dans "le pathos des
apôtres". Plus j’analyse un sujet difficile et obscur –
plus je dois en parler avec clarté, puisque le but de mon discours est
précisément de dissiper cette obscurité – on
n’éclaire pas les esprits avec du brouillard.
Pourtant, ce matin en parcourant le
journal, j’ai ressenti la légitimité d’une
façon d’écrire devenue récemment très
à la mode : le simultanéisme,
ce mode de représentation qui place côte à côte une
masse de phénomènes de l’espace sans sélection et
sans relations entre eux. J’ai bien compris qu’il ne
s’agissait pas d’un formalisme fantaisiste – quelqu’un
qui après la lecture d’un journal essaye de
réfléchir, s’embrouille et perd les pédales, tout
simplement. Un enfant du peuple au système nerveux construit pour une
existence fruste est bombardé par une telle masse d’impressions
à digérer et à élaborer en des assauts
renouvelés chaque heure et chaque minute, qu’il doit
forcément renoncer à assimiler les tenants et aboutissants de
toutes ces choses – encore heureux s’il est capable d’absorber
les faits purs et simples.
À
six heures du matin le capitaine Byrd[2]
quitte New-York. Dix minutes plus tard il fait savoir par radio qu’il
vole au-dessus de l’océan, le temps est favorable. Un quart
d’heure plus tard il fait savoir qu’ils vont pomper le
kérosène d’un des réservoirs. Une demi-heure plus
tard ce rapport est transmis à tous les journaux du monde – on
prend acte aussi bien à Tokyo et à Melbourne qu’à
Washington et à Budapest que maintenant il va falloir attendre une
demi-heure car Byrd doit pomper son quatrième réservoir. La radio
continue de bourdonner : on fait savoir à Byrd, assis au sommet
d’un nuage à sept mille mètres d’altitude,
qu’entre-temps son confrère pilote est bien arrivé à
Honolulu. Cinq minutes plus tard on fait savoir au confrère pilote en
question à Honolulu que Byrd qui est en train de déjeuner
au-dessus de Terre-Neuve lui souhaite un agréable voyage, celui-ci
envoie ses remerciements chaleureux vers les côtes irlandaises où
Byrd est arrivé entre-temps.
La
population entière du globe terrestre, un milliard et demi de personnes,
se plaît à parler et communiquer en tous sens – tout le
monde l’entend, le monde s’est transformé en une oreille
gigantesque ; un ou deux ans encore, et tout le monde pourra se voir. Un
enchantement s’est produit : l’immense globe terrestre a
rétréci en une unique et joviale taverne où les hommes
vivants se sont réunis pour une petite parlotte. Chacun entend
l’autre, chacun rapporte ses soucis et ses joies, chacun
s’intéresse aux autres.
La
Terre a rétréci - l’apôtre enthousiaste du
Progrès hocherait la tête : ô, ces âmes
poétiques ! Veut-il peut-être dire que c’est
l’Homme qui est devenu un géant ?
L’homme ?
Tourne
la page de ton journal – le voyage du capitaine Byrd n’occupe que
les deux premières pages. Sur la page trois on lit :
L’homme
gorille a reconnu jusqu’ici dix-huit meurtres – son passe-temps est
d’étrangler les femmes.
Sous
l’effet de l’acquittement de Madame Grosavescu[3],
voilà un deuxième assassinat conjugal.
Suicide
dans une chambre d’hôtel. Suicide dans un bureau directorial.
Suicide en prison. Suicide dans une salle de bal. Suicide dans un observatoire
astronomique. Suicide au sommet de la Tour Eiffel.
Comment ?
Tous ceux-là ont-ils alors commis leur suicide en ce jour magnifique du
Progrès et de l’Espérance et de
l’Épanouissement – mettant fin non seulement à leur
vie, mais aussi détruisant en eux une lignée millénaire de
générations – leurs enfants et leurs petits enfants pour
lesquels le monde s’apprête justement
à se transformer en un paradis ? Ont-ils pu se suicider avant
d’être informés de l’heure d’arrivée de
Byrd à Paris – n’étaient-ils pas anxieux de savoir
s’il allait bien arriver ? N’étaient-ils pas friands
des bulletins radio que le petit crieur hurlait chaque minute à leurs
oreilles, affirmant que si ce n’est pas ce soir, il arriverait
sûrement à l’aube – ne voulaient-ils pas attendre
l’aurore, l’aurore rédemptrice de l’Homme
Surhumain ? Ne pensez-vous pas, vous, suicidaires, que le capitaine Byrd
se sentira légitimement offensé que vous ne vous pressiez pas
à sa rencontre – que vous soyez capables d’être
écœurés et de mépriser le monde, d’avoir pu
abandonner la vie qui a la chance de le célébrer dans la
liesse ?
Vous
vous taisez, suicidaires ?
Vous
vous taisez, suicidaires – que pourriez-vous dire ? Pourquoi diable
aurais-je dû m’intéresser à l’arrivée ou
non du capitaine Byrd ? Est-ce à moi qu’il allait apporter
réconfort, bonne nouvelle ? – allait-il me tendre la
dernière planche de salut dont j’avais besoin pour continuer de
vivre dans cet enfer d’égoïsme, de cruauté,
d’assassinat, de peur, de haine et d’incompréhension que je
suis heureux d’épargner à mes enfants qui ne naîtront
pas ? Est-ce que le capitaine Byrd s’intéresse à
moi ? Il ne s’intéresse qu’à son avion. Je ne
l’intéresse pas – il ne m’intéresse pas non
plus.
Voilà
ce que répond le suicidaire – tais-toi donc apôtre
enthousiaste du progrès qui prêche constamment l’Homme,
l’Homme glorieux, l’Homme victorieux, alors que l’Homme
n’existe pas, il n’y a que des gens parmi lesquels un ou deux
volent en altitude, très haut, alors que les autres aimeraient les
rabattre à terre pour prendre leur place. Laisse la philosophie, les
tenants et aboutissants, de toute façon tu n’y comprends pas
grand-chose – le combat continue sur le globe terrestre
rétréci en une unique et joviale taverne. Les avions arrivent et
arrivent encore, ils arrivent par l’ouest, ils apportent les soldats
prêts au combat, héros heureux de la victoire sur la
matière – quand en viendra-t-il un de l’est avec à
son bord le médecin des âmes malheureuses ?
D’ici
là ce n’est pas la peine de chercher des tenants et aboutissants
dans ce panorama d’images chamarrées. Si Madách vivait
aujourd’hui, il n’écrirait pas La Tragédie de l’Homme dans le temps mais dans l’espace – un immense
drame simultanéiste dont les scènes représenteraient une
seule journée dans la vie du globe terrestre – et on y apprendrait
que ce jour-là, le premier juillet mille neuf cent vingt-sept, en différents
points de la Terre, Adam et Ève sous leurs divers avatars jouent aussi
bien leur destin depuis l’homme gorille jusqu’aux esquimaux
qu’ils l’ont joué entre les différentes strates
superposées des siècles successifs – le Temps n’y
aide pas plus que ne le fait l’Espace – tout est vain, seul Dieu
pourrait aider l’homme s’il le voulait.
3 juillet 1927