Frigyes Karinthy :  "M’sieur"

 

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mensonges[1] [2]

 

Au commencement étaient les lettres et moi je disais : « Úr ír – Le monsieur écrit ». Le monsieur dont il était question était un homme de grande taille, avec, sur la tête, un chapeau haut de forme huit reflets. – Quant à ce qu’il écrivait, sur quel sujet, ça, je n’en avais pas la moindre idée, et c’est justement la raison pour laquelle cette question m’excitait. Je le demandai à l’un de mes amis, mais il ne me donna qu’une réponse évasive.

Un autre ami me demanda où nous habitions. Je ne fus pas capable de lui donner le nom exact de la rue, mais lui assurai que c’était la rue la plus chic de Pest. Comme il continuait à me poser des questions, je lui répondis, avec la réserve de celui qui ne dévoile pas volontiers sa vie privée, brièvement mais non sans élégance, que nous ne vivions ici que depuis quelques années, que nous possédions auparavant un modeste château dans le Bakony, avec toutes les dépendances, les haras, et deux wigwams. J’étais persuadé que mon ami ne savait pas ce que c’est un wigwam, mais il ne me le demanda pas, en faisant semblant de le savoir, et cela me contraria.

Mon ami ne me le demanda pas, et bien plus, il se mit à parler de ses propres affaires, me dit que chez eux ils avaient acheté une baignoire. Je hochai la tête, désinvolte, et lui fis remarquer que nous avions déjà quatre baignoires à la maison, une dans la salle à manger, une dans le bureau, et deux dans le wigwam, mais que, à ma connaissance, mes gens allaient en acheter encore cinq, dont deux munies d’une lanterne magique vissable et d’une petite machine qui permet à la baignoire de bouger, quand je suis assis dedans – elle se promène, elle tourne et sait même un peu, un tout petit peu, s’élever dans les airs.

Quand il me fit remarquer que les wigwams étaient supposés se trouver dans notre château du Bakony, et non à Pest, je lui expliquai que notre logement actuel n’était que provisoire et que l’on transformait le château dans le style américain. Je l’informai que dans ce but j’étudiais l’Amérique depuis des années, mon père m’ayant chargé de cette affaire de peu d’importance : il avait mis à ma disposition un bateau à vapeur petit mais solide, long comme ce banc, mais, franchement, je n’aurais eu que faire d’un plus grand, l’important c’était que ma brave machine avait toujours bien poussé la voile, et c’est ainsi que j’effectuais la traversée en quelques mois. Je lui avouai en toute franchise, car je déteste le mensonge, que je n’avais plus le petit bateau à vapeur, nous l’avions envoyé à un chantier naval pour le faire agrandir un peu.

J’aurais ensuite certainement mis fin à cette conversation, car je n’avais à l’époque ni le goût du bavardage, ni celui de la vantardise, mais que pouvais-je faire ? Mon ami me harcelait de ses questions curieuses, il désirait savoir quel était mon rang à bord. Je ne pus m’empêcher de sourire devant une telle naïveté et, avec une condescendance modérée, mais non inamicale, je lui expliquai que les rangs n’existaient pas sur ce bateau, ce que d’ailleurs j’approuvais pleinement – du reste, à l’occasion d’une traversée antérieure (dont je n’ai pas l’intention de parler maintenant) on me confia le titre de contre-amiral avec les armoiries, et j’en fus très content.

Mon ami était curieux de savoir si je n’avais pas rencontré de pirates à cette époque. Je lui expliquai aimablement que les pirates n’attaquaient que les voiliers – et que si j’ai pu jouer le moindre rôle dans des aventures de ce genre, cela n’a pu se produire que sur la terre ferme, contre les brigands de grand chemin et assassins que mon père et moi avions pourchassés dans la forêt profonde du Bakony. Emporté par l’évocation de ces souvenirs, je lui racontai une de nos chasses les plus remarquables : chevauchant un destrier gris pommelé, nous avions poursuivi douze brigands et quatre assassins qui, pour nous échapper, grimpèrent à un arbre, alors mon père se mit à secouer l’arbre, jusqu’à ce qu’en tombent quatre brigands et — si je m’en souviens bien – un assassin. Nous en avons ramené trois chez nous, les avons apprivoisés et habitués à accomplir les petites besognes de la maison.

Je vis bien que mon ami était impressionné par tout ce que je lui avais dit à propos de mon père : je le priai donc de ne parler à personne de ces choses, car je n’aime pas être harcelé de questions. Mon père, un jour, arrêta deux locomotives d’une seule main, ce qui nous mit dans une situation critique: il s’avéra en effet que les locomotives appartenaient à l’ennemi, c’est pourquoi mon père eut beaucoup d’ennuis avec l’ennemi. S’il me promettait, lui, mon ami, de ne rien rapporter à personne, dans ce cas, sous le sceau du secret, je lui révélerais que le roi lui-même se vit obligé d’intervenir dans l’affaire. Un matin, il se présenta en personne dans notre château de Bakony – j’avertis encore une fois mon ami de ne pas en répéter un seul mot, car cela pourrait avoir de très graves conséquences politiques si quelqu’un en prenait connaissance. Donc, le roi arriva et pria instamment mon père de ne pas exciter la colère de l’ennemi. Mon père lui répliqua que son honneur était en jeu, mais, finalement, ils convinrent d’un arrangement, lequel, ça, je ne peux le savoir, car je n’avais pas été invité à prendre part à la conférence. D’ailleurs, je devais contrôler les machines à glace, car à ce moment-là nous mangions de la crème glacée tout le jour – je ne le mentionne pas comme si c’était quelque chose d’extraordinaire, non, car sans mentir, nous mangeons habituellement de la glace et du chocolat au petit-déjeuner, mais à cette époque, à midi aussi il y en avait.

Mon ami m’écouta jusqu’au bout avec une profonde attention, il me montra ensuite un morceau de verre à travers lequel les lettres apparaissaient plus grandes. Je lui fis remarquer en souriant que je connaissais cet instrument, car nous en avions un aussi, long de... euh... trois mètres, à travers lequel une lettre paraît aussi grande qu’une petite maison – nous l’utilisons très souvent pour observer les étoiles. Oui, question très pertinente, la planète Mars aussi. De quelle taille nous la voyons ? Eh bien, pas très grande – comme peut-être… la place Erzsébet – mais, par contre, nous pouvons distinguer très clairement chaque objet.

Oh oui, ce que nous voyons est assez intéressant. Sur Mars, on trouve surtout des fourmis, mais chaque fourmi est aussi grande qu’un homme, ici, sur terre. Il y a des fourmis blindées et des fourmis volantes et, je peux le dire, il règne justement en ce moment un certain climat d’agitation ; il faut, en effet, savoir qu’il y a deux sortes de fourmis sur Mars : les fourmis rouges et les fourmis noires, et toutes ces fourmis sont justement en guerre.

Je n’eus pas l’occasion, ce jour-là, de fournir des détails à mon ami, mais, en retournant à la maison, je rassemblai toutes mes pensées sur les fourmis rouges et noires, pour être capable de donner, le lendemain, des réponses justes à mon ami curieux, au cas où ce sujet serait abordé.

Le lendemain, quand mon ami recommença avec son morceau de verre, je fus tout heureux de lui apprendre que, la nuit précédente, simplement par amitié pour lui, j’avais étudié minutieusement la guerre des fourmis, à l’aide de mon bon télescope. La position des fourmis rouges est assez favorable à cet instant, lui dis-je, elles se sont établies derrière une grande colline et s’apprêtent à passer la rivière, en rangs serrés, sous le commandement du roi des fourmis rouges qui dirige huit cents millions de fourmis rouges. Je lui promis, pour satisfaire sa curiosité, d’étudier de même pour le lendemain la position des fourmis noires et de faire un rapport très précis sur le roi des fourmis noires, pour lequel j’éprouvais déjà une certaine sympathie en raison de la vaillance et du sang froid qu’il avait manifestés : alors qu’il se promenait dans un défilé montagneux, perdu dans ses pensées, il eut à faire face à une fourmi rouge surgie perfidement d’une grotte, qui se jeta sur lui en brandissant une épée.

Sur le chemin de la maison, je m’occupai surtout du roi des fourmis noires. J’avais moi aussi été profondément touché par son comportement à l’égard des fourmis rouges. Je sentis qu’un tel comportement exigeait non seulement une gigantesque force physique ainsi que beaucoup de courage, mais aussi, très sincèrement, cette vertu qui peut tour à tour déchaîner en un roi une sévérité inflexible en face d’agressions fourbes et déloyales, et le disposer à la miséricorde et à la bonté vis-à-vis de son propre peuple, des veuves, des orphelins et autres malheureux sans défense.

J’étais certain que, tôt ou tard, le roi des fourmis noires gagnerait, mais je n’en dis rien à mon ami. Je savais qu’il ne serait totalement impressionné par la victoire écrasante du roi des fourmis noires que s’il pouvait suivre toutes les étapes du chemin de croix — je lui dis que la guerre déclarée entre les fourmis rouges et les fourmis noires constituait la matière d’une œuvre géante ; cette œuvre est écrite dans un livre de la taille d’une maison, les pages de ce livre sont tournées par des machines, et on doit monter sur un pont pour lire les pages : une demi-page suffirait pour recopier tout Robinson. La guerre des fourmis aura quatre mille deux cents pages. Et, ce jour-là, en rentrant chez moi, je développai dans ma tête certains détails, afin d’avoir mon sujet prêt pour le lendemain. Deux fourmis complotent une trahison contre le roi des fourmis noires – elles se rencontrent dans une sombre vallée et attaquent le palais en pleine nuit. Par bonheur, la reine des fourmis est éveillée, elle avertit son mari, aussitôt, on sonne l’alarme et l’armée sous le commandement de deux lieutenants se met en marche vers la mer... C’est de cette noire légion sinueuse que je parlai le lendemain. À l’horizon lointain l’eau de la mer miroite dans la lumière du soleil couchant. Collines romantiques et plaines sans fin se succèdent. Au fond des bois, cachées entre les arbres, à l’ombre des buissons, les fourmis rouges guettent l’ennemi. Il va passer à l’attaque, ce n’est qu’une question d’heures... La légion noire, dans un calme funèbre, présage de malheur, s’abat fourmillante, sur la vallée...

C’est ainsi que je devins écrivain.

 

Suite du recueil

 



[1] Traduction de Françoise Gal

[2] Ce texte apparaît également dans le recueil Deux bateaux sous le titre Art.