Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Conversation avec un âne

Lecture faite à une matinée enfantine du journal Az Újság
par Frigyes Karinthy

 

(L’âne se tient debout et réfléchit.)

 

Le journaliste (l’aborde) : Bonjour, Maître.

- Hi – han…

- Vous seriez très aimable de bien vouloir répondre à quelques questions. Je suis un collaborateur du journal Les Nouvelles, nous souhaitons étancher la curiosité avide du grand public, c’est pourquoi nous prions votre grande Ânerie de se déclarer sur quelques questions importantes sociales et politiques… Si vous le permettez, je prendrai des notes.

- Hi – han…

- (flatteur) : Oh, oui, naturellement… le public sera aux anges quand il pourra lire dans le journal l’opinion du Grand Âne sur…

- Hi – han…

Oh pardon… du Docteur Âne… j’ai failli oublier…

- Hi – han…

- C’est vraiment très aimable à vous… Je vois que vous étiez plongé dans vos réflexions.

- Hi – han…

- Naturellement… très brièvement. Alors par exemple… j’aurais voulu connaître quelques détails dans l’affaire Lion…

- Hi – han…

- Oui, en effet, c’est ce journaliste nommé La Fontaine qui était à l’origine de la fuite[1]… En l’occurrence que son excellence Lion… quand il était mourant… alors… comment dire… hum… votre Ânerie se serait alors approché… et… comment dire cela… aurait exprimé un avis… un avis dense et efficace… avec son pied (Il imite un coup de pied.)… C’est là-dessus que porte mon intérêt… de connaître les motivations qui ont poussé votre Ânerie à agir de la sorte.

- Hi – han…

- Oui… oui… je comprends… ce que vous voulez dire… Bien entendu… (Il note dans son carnet.) Donc… votre Ânerie n’a pas jugé la politique Lion suffisamment patriotique… ça y est, j’y suis… vous vouliez seulement l’avertir de ne pas mourir… d’où le grand coup de pied… vous vouliez ranimer son enthousiasme… oui, c’est ça… ce coup de pied était censé donner du courage à Lion… oui, j’y suis… Si je pose cette question, c’est parce que toutes sortes de journaux malveillants ont écrit que votre Ânerie a d’abord administré son coup de pied car vous le craigniez. Mais j’écrirai, moi, que c’était exactement le contraire, c’est Lion qui avait peur de votre Ânerie, voilà la vérité. Vous voyez que c’est toujours utile d’écouter aussi l’avis de l’autre partie.

- Hi – han…

- Oui… oui… bien sûr… c’est Lion qui avait peur, je l’écrirai. Et comment que je l’écrirai, le public attend avec impatience votre opinion.

- Hi – han…

- (heureux.) Oh… très aimable… merci. D’ailleurs, comment va votre Ânerie ?

- Hi – han…

- (avec compassion.) Vraiment ? Vous avez pris froid ? Cela me peine. Vous toussez aussi ?

- Hi – han…

- (étonné.) Ah oui… on n’administre cela qu’aux petits ânons… pardonnez-moi, ne m’en veuillez pas… quand ils toussent comme les coqs... je comprends…

- Hi – han…

- Mais vous commencez à aller mieux, n’est-ce pas ? J’ai entendu dire que votre Ânerie travaille sur une œuvre au souffle grandiose.

- Hi – han…

- Oui, je l’ai entendu dire… Que votre Ânerie écrit un grand drame en vers… sous le titre de "Chardon"… oui… oui… dans laquelle vous analysez les passions et les tragédies que génère le chardon dans la vie.

- Hi – han…

- (il note.) Oui… dans cette grande œuvre moralisatrice votre Ânerie veut avertir la littérature universelle de ne pas gâcher tout notre avenir, notre fortune, notre vie à la consommation de chardon, même s’il est un plat magnifique et succulent… à l’instant décisif on doit être viril, on doit être fort et on doit y renoncer… parce que le chardon est bon quand on le mange… mais plus tard il nous déprave… il nous avilit… et nous n’aurons plus la force de résister à la tentation… euh… ce sera une œuvre de grande envergure, de grand intérêt… j’en suis tout ému…

- Hi – han…

- (enthousiaste.) Cela me plaît ! Ce sujet merveilleux ne cesse de m’animer ! Il m’a transfiguré, il m’a convaincu. (Solennellement.) Tellement que d’ores et déjà je déclare que je ne mangerai plus jamais de chardon !...

- Hi – han…

- (convaincant.) Mais si… mais si… j’aurai la force… je tiendrai mon serment… Quand je fais une promesse, je la tiens… Quand je promets de l’argent, je le retiens…

- Hi – han…

- (flatteur.) Ha, ha… merci… je suis drôle, n’est-ce pas… Comment va votre cher cousin ?

- Hi – han…

- Je pensais au zèbre…

- Hi – han…

- (étonné.) En maillot de bain ?

- Hi – han…

- Ah bon… donc ce tricot rayé, ce n’est que son maillot de bain… Je comprends, bien sûr.

- Hi – han…

- Vous dites ?... Je n’ai pas bien compris…

- Hi – han…

- Que moi ?... À moi ?... Mon cousin à moi ?... Je ne comprends pas !... Je n’ai pas de cousin.

- Hi – han…

- Où ?... Dans cette cage ?... Mais c’est un singe.

- Hi – han…

- (gêné et fâché.) Ah bon… un type nommé Darwin aurait déclaré que l’homme aussi descendrait de cette famille-là… mais non… ou oui, possible… un cousin pauvre… un cousin éloigné… nous n’avons guère de contacts… c’est sans importance. Nous n’avons aucune affaire avec cette famille… parbleu… ce ne sont pas des gens bien[2] Parlons d’autre chose… Comment va la girafe ?

- Hi – han…

- (avec compassion.) Vraiment ? Elle a mal à la gorge ? Ça doit être très long.

- Hi – han…

- (respectueux.) Oui… oui… c’est très intéressant… votre Ânerie s’exprime très bien… (Il prend des notes.) Donc, selon l’opinion de votre Ânerie, la girafe devrait traiter son mal de gorge avec des gargarismes… l’éléphant doit enfoncer sa trompe dans la gorge de la girafe… (Il approuve.) Quelle bonne idée, c’est excellent…

- Hi – han…

- Comment dites-vous ? Vous dites que le gouvernement devrait faire quelque chose dans l’intérêt des chameaux handicapés ? (Il note.) Je l’écrirai… Les pauvres, malheureux chameaux handicapés… Pourquoi existe-t-il tant d’animaux handicapés, tant de chameaux bossus… Très intéressant…

- Hi – han…

- Comment dites-vous ? Vous demandez pourquoi on protège les tigres au zoo ? Comment entendez-vous cela ? Vous dites qu’à la cage des tigres il y a un écriteau qui interdit de tourmenter les animaux, et qu’ici il n’y a rien de tel ? Votre Ânerie a raison de remarquer qu’un tel avertissement est parfaitement superflu pour moi par exemple, parce que moi je suis un gentleman raffiné, je connais les bonnes manières et je ne tourmente pas les tigres. Je n’y touche même pas. Montrez-moi quelqu’un qui m’aurait vu tourmenter un tigre. Je ne suis pas un homme comme ça. Je connais la bienséance.

- Hi – han…

- (indigné.) Mais oui… ridicule… je sais…votre Ânerie ne tourmente pas non plus les tigres. À quoi servent alors ces avertissements ?

- Hi – han…

- N’est-ce pas ? Pourquoi on me craint à propos de l’hippopotame ? Je ne vais pas le mordre !

- Hi – han…

- (se prosternant, heureux.) Oh !... Vous me comblez !... Je ne mérite pas de telles louanges… vous me troublez…

- Hi – han…

- (modeste.) Mes mérites sont modestes… votre reconnaissance me trouble…

- Hi – han…

- J’ai toujours respecté votre Ânerie… J’ai toujours été un de vos admirateurs… ne soyez pas si modeste.

- Hi – han…

- (interloqué.) Vous dites que moi… que moi…

- Hi – han…

- Que je suis un aussi grand… grand âne... que vous ? Eh bien merci !... Bien le bonjour ! (Il part.)

 

Az Újság, 14juin 1912.



[1] Le Lion devenu vieux. Livre III, fable 14.

[2] En français dans le texte.