Frigyes
Karinthy : Recueil "À ventre
ouvert"
Le soleil amoureux
"…1927 fut une année de troubles cosmiques.
Ouragans, tempêtes de vents violents, tremblements de terre et orages
magnétiques en octobre et novembre. Un hiver tardif, un printemps
précoce, des irrégularités inconnues depuis cent vingt
années. Au préalable des protubérances (flammes) de tailles
inhabituelles et les taches correspondantes à la surface du soleil. La
relation est évidente."
(D'un
rapport météorologique.)
Il a d'abord bouillonné et
trépigné pendant trois jours. Cela avait commencé dans le
plus profond de son cœur et cela se propageait progressivement vers
l'extérieur en des convulsions pulsatoires…
Il frissonnait, son corps s'est tout entier couvert de chair de poule, la
fièvre le torturait. Si à cette époque-là les
médecins lui avaient pris sa température, ils auraient
été étonnés de constater que sa température
ne dépassait les douze mille degrés normaux que de deux ou trois
mille tout au plus.
Le troisième jour il
parla. Doucement et modestement, comme s'il n'avait voulu prononcer que des
phrases conventionnelles.
- Excusez-moi, dit-il d'un
air détaché tout en affichant une rougeur crépusculaire
parce qu'il sentait qu'il bégayait et que son dire était
ridiculement forcé.
La Lune, quant à elle
tourna lentement sa face vers lui, étonnée, sans mot dire.
Il toussota et se racla la gorge.
- Excusez-moi…
J’ai pensé qu'on pourrait faire un bout de chemin ensemble si cela
ne vous contrarie pas… Monsieur votre époux…
La face de la lune redevint
sérieuse. Ça le rendit encore plus rouge, il poursuivit vite,
comme en s'excusant.
- Oui bien sûr, mon
cher ami Globus… Croyez-moi, ce n'est qu'une
illusion de le croire dépendant, ce n'est vrai qu'en affaires… en
vérité je l'aime et le respecte en ami… je
considère… Qu’il est un excellent corps
céleste… il est très doué… et très
sérieux… mais vous voyez, en ce moment il dort… Et vous
risqueriez de vous ennuyer jusqu'à son réveil…
La lune attendit en silence,
calme et taciturne.
- Je sais bien… qu'il
a des soucis et que… votre devoir le plus saint est… de rayonner
sur ses nuits… après ses soucis journaliers…
La lune se taisait toujours. Il
poursuivit donc gauchement avec une certaine nervosité.
- Je sais tout cela…
je suis ridicule, moi qui… je suis bien plus âgé que
lui… et pourtant je parle de façon… aussi infantile…
je saute de joie… au lieu de devenir enfin sérieux… vieux
bohème… mais, voyez-vous… j'ai souvent la gorge
serrée… et je suis envieux… parce qu'autour de moi ne
tournent que des relations d'affaires… Globus…
et Mars… et les autres… qui
dépendent de moi pour vivre… et moi qui ne peux compter sur
personne… Chacun en a une ou deux… des fois même trois ou
quatre…
La Lune se tut.
- Je sais bien que…
vous avez eu de nombreux prétendants… qui vous ont fait la
cour… et vous ont comblée de belles paroles… je me rappelle,
un écrivain… il vous a intitulée princesse…
La lune se tut.
- Et pourtant… moi qui
ne suis pas homme de discours… quelque chose me
force à… un désir… une contrainte
torturante… me force à vous dire… à essayer… de
parler, moi aussi… Non… je n'attends pas de réponse…
je ne veux pas vous faire du mal. Je ne vous demande qu'une chose… de me
permettre… une fois… une unique fois… de vous dire… ne
daignez même pas m'écouter si vous ne voulez pas… ou
considérez que je parle seul sous l'effet de la fièvre… Et
oubliez tout ensuite !… Mais je serai soulagé de pouvoir le
dire…
La lune se tut.
- Car je n'en peux plus. Car
je dois le dire. Car le feu jaillit de mon for intérieur trouble,
bouillonnant, impur et chaotique et haï, de mes profondeurs inconnues,
pour élever jusqu'à toi ma parole recueillie, à toi qui es
calme et silencieuse et qui te tais. Permets-moi de parler. Permets-moi de
brûler pour toi, permets-moi de lever mon regard frémissant, moi,
moi qui souffre misérablement – tu es la cause de ma souffrance.
Je ne veux rien d'autre. Permets-moi de te dire qui tu es !
La Lune se tut.
Et le soleil s'enflamma et flamba
et grésilla.
- Non… pas qui tu
es… ce que tu es… un mot seulement… attends seulement que je
trouve ce mot… Beauté !… non, ce n'est pas cela…
puisque la beauté signifie aussi désir, elle est sournoise et
vivante… pas suffisamment transcendante… Bonheur… non, ce
n'est pas cela… puisque le bonheur signifie aussi espoir
déplacé… or qui oserait t'espérer ?!… Ivresse !…
oh non ! Ne m'en veux pas, pardonne-moi, île blanche sans rives
où on ne peut accoster… Attends encore, oh… je dois
trouver… le mot… je dois le trouver… pardonne-moi…
Attends encore…
Et il pleura. Et enfin il
s'écria.
- Lumière !…
Lumière en ce monde !… Sens de l'existence, merveilleuse
réalité !… Qui es née pour donner un sens au
monde… au monde et à ma misérable vie… mon tout, mon
amour, unique But, Paix et Silence, Havre, Lumière, Clarté qui es née lorsqu’a résonné le
verbe : fiat lux ! Oh, je meurs… je meurs pour toi… oh,
je n'en peux plus… détourne ta face… Ton rayonnement
m'aveugle…
Et il pleura et flamba et
bégaya farouchement, et la lune taciturne se détourna lentement
en rougissant, tout ce qu'on pouvait lire dans ses yeux était
"pauvre ami : autre chose est la nuit, autre chose le jour, immense est le
firmament, nous deux ne pouvons pas nous rencontrer. Je vous prie de ne pas me
compromettre".
Mais cette nuit elle fut un peu
plus lumineuse.