Frigyes
Karinthy : Recueil "À ventre
ouvert"
L'escroc*
I
Le 20 mai 19…
Oui.
Non.
Je ne vais pas me laisser torturer
par cette histoire. Plus une minute.
Je n’ai pas envie de la
garder en souvenir, comme une crise psychique, un sentiment difforme, une
palpitation qui plus tard me ferait sourire ou me gênerait – je
sais comment se passent ces choses ! Je nous connais, nous les femmes, je me connais !
Il est en ce moment deux heures
du matin et lui… et moi… et nous deux… oui, nous deux…
nous nous sommes séparés il y a un quart d'heure… je suis
rentrée dans ma chambre sur la pointe des pieds… oui… Mais
maman s'imagine que je suis rentrée à dix heures du soir…
Et maintenant je vais me mettre
sur le champ à écrire, à le décrire noir sur blanc,
car cela doit être immédiatement immortalisé, cet
instant… "l'instant présent" comme il l'a écrit
lui-même quelque part… il n'est pas permis de s'endormir
là-dessus et de laisser ses sentiments se déliter… il
convient d’en être conscient, cela doit être fixé,
l'esprit clair et avec fierté.
Moi, maintenant je veux voir
clairement, être consciente et mettre tout en mots, sinon pour d'autres,
alors pour moi-même, que le jour d'aujourd'hui était un jour de
bonheur, et j'ai été heureuse pour la première fois, et
j'ai dix-sept ans et je suis heureuse, et le monde me donne le vertige, et je
dis n'importe quoi, et je ne l'aurais pas cru et je ne le crois toujours pas,
et je l'aime à la folie, lui, et c'est inouï, et c'est un miracle,
et il m'aime aussi – lui, lui, lui, il m'aime moi ! Mais comment
ça ? Est-ce possible ? Comment cela a-t-il pu se produire en
l'espace de cinq heures ?
Parce que cela s'est produit en
cinq heures.
Parce qu'à midi je n'avais
encore rien vu venir, j'avais bien aperçu une affiche, vers trois
heures, en me rendant à mon école de musique, avenue
Kálvária ; déjà la semaine dernière le
journal local avait annoncé qu'il descendrait de Budapest et qu'il
donnerait une lecture publique chez nous et alors déjà j'avais
demandé à maman de surtout ne pas manquer de réserver quatre
places…
Et moi, dès le matin je
pensais à lui et à sa nouvelle que j'ai lue dernièrement
dans "Vie Théâtrale" dans laquelle cette fille
c'était moi tout craché, comme s'il me connaissait, et en
rentrant de mon école de musique, à cause de
"L'Appassionata" que je travaille en ce moment, j'ai pensé au
pays qu'il a écrit dans un livre et où les gens ne font que
chanter parce que c'est le plus beau, il a raison ; et alors je suis
passée devant la bibliothèque et j'y suis entrée pour
demander s'ils avaient quelque chose de lui, et j'ai emprunté un livre
où il y a plein de nouvelles fantastiques et un paysage sous la mer
où il n'y a que des femmes, et avant d'atteindre le Bois de la Ville
j'ai eu l'idée de ne pas rentrer chez moi mais de m'installer dans la
petite clairière où il y a toujours si peu de monde, sous les
grands marronniers que j'aimais tant quand j'étais petite, et de m'y
installer dans l'herbe pour lire.
Et je me suis installée
dans l'herbe et j'ai lu et j'ai compris d'un coup que l'ombre des arbres
s'était allongée, et alors je me suis accoudée et j'ai
rêvassé encore un peu… Sur cet étrange fond
océanique… et sur cet homme étrange qui, à Berlin,
était amoureux d'une femme inaccessible alors qu'il avait simplement
oublié qu'il l'avait épousée depuis longtemps… et
sur ce petit enfant qui est mort… et sur ce pays du futur où des
machines prennent leur indépendance et vrombissent… et sur le
grand vieillard qui cherchait son fils et ne le trouvait pas et alors il a
jeté ses membres et s'est couché et est mort en souriant…
et sur ce très jeune homme qui a rencontré lui-même…
et sur cet homme sanguinaire qui a compris sur l'échafaud qu'il
était assoiffé du lait du sein de sa mère dont il avait
été arraché… et quand tout cela a défilé
devant moi, moi aussi j'ai eu l'impression d'être très
assoiffée de quelque chose… et de quelqu'un qui avait pensé
à tant de choses qui ne me seraient jamais venues à
l'esprit… qui sont pourtant vraies et réelles, et sinon vraies, en
tout cas possibles. Oui, car c'est important, car ici, dans le silence des bois
je l'ai compris. J'ai compris que pour lui tout est possible, tout ce que les
autres croient impossible, c'est sa substance même de croire aux
miracles. Il croit aux miracles parce qu'il connaît le miracle, il l'a
sûrement rencontré. C'est ce qui explique son imagination et son
humour singulier que les critiques stupides appellent grotesque et fantastique
alors que chez lui c'est aussi naturel que le déjeuner et le dîner
chez les autres, parce qu'il est un visionnaire de miracles et je crois…
Et alors vraiment, je vous jure que je ne l'ai pas pensé après
coup mais encore là-bas,
installée seule dans l'herbe, j'ai fermé les yeux et j'ai
pensé que quelqu'un qui connaît
à ce point le miracle… peut-être peut-il le provoquer aussi… et s'il le
voulait, il saurait où qu'il soit (je croyais à ce
moment-là qu'il n'était pas encore arrivé) à quel
point je pensais à lui intensément… et j'ai
décidé… que lorsque j'ouvrirais les yeux… il serait
là debout devant moi… pour me donner raison… pour
justifier… que je l'ai bien compris…
que s'il sait que moi, l'inconnue,
j'existe… c'est parce qu'il est visionnaire…
télépathe… et il savait que je me trouverais ici… et
il est venu… et il est ici… et il continue à haute
voix… les pensées qui étaient les miennes… que mais
si, les miracles existent… Ils se produisent du fait que nous y croyons
très fort…
*
Et alors j'ai ouvert les yeux et
il était là.
*
Au premier instant il
était tellement effroyable que ce soit vrai, que cela ait
été possible… si effrayant que… qu'il était
là… vraiment… que la chose même qu'il a écrite
quelque part se soit produite avec moi… C’est lui en effet qui
écrit quelque part que lorsqu'une chose vivement souhaitée mais
à peine espérée se réalise, au premier instant elle
nous fait un effet plutôt comique, quasiment ridicule.
Oui, ce miracle est à tel
point effrayant qu'il en est presque ridicule. Même là c'est lui
qui a raison.
Parce qu'il était
là, debout, souriant, et ma première idée a
été de pousser un grand cri, comme Moïse quand il a vu
s'embraser le buisson. Mais (je me rappelle cela très clairement) j'ai
pensé littéralement : "Tiens, quel beau gars, il ne
ressemble pas du tout à ses photos, sur ses photos il est
peut-être plus intéressant mais dans la réalité il
est plus beau."
Et il se tenait là, grand,
blond, les yeux bleus, et il se tenait debout et souriait et me regardait dans
l'herbe, il ne disait rien, il dessinait seulement des cercles
mystérieux avec sa canne.
Je me rappelle même que
tout d'abord je me suis assise et j'ai arrangé ma jupe.
C'est tout de même lui qui
a brisé le silence.
- Que lisez-vous,
Mademoiselle ? – a-t-il demandé d'une voix sonore, pure et
jeune.
Cette voix m'a
libérée. Cette fois j'ai pu aussi sourire… Mais parler, pas
encore.
- Je sais ce que vous lisez,
a-t-il poursuivi doucement, tout en me fixant dans les yeux.
- Cela fait un quart d'heure
déjà que je vous observe, je vois que vous aimez ce que vous
lisez. Depuis cinq minutes je vous vois couchée, les paupières
fermées et méditer sur votre lecture…
- Oui… - ai-je
chuchoté, la gorge nouée et j'ai montré la couverture de
mon livre.
Il a approuvé de la
tête.
- ça vous plaît ? – a-t-il ensuite
demandé.
Nous nous sommes tus une minute.
Je n'ai pu répondre qu'au bout d'une minute.
- Vous le savez très
bien…
- Qu'est-ce que je
sais ?
- Que ça me
plaît…
Puis j'ai continué, les
yeux fermés :
- Vous croyez
peut-être… que je ne sais pas… que vous êtes
celui…
Mes yeux étaient
fermés, je n'ai pas pu voir ce qui se produisait sur son visage. Quand
j'ai ouvert les yeux, il était assis près de moi dans l'herbe. Il
paraissait excité, les yeux rayonnants. Il s'est penché tout
près de mon visage, sa voix était éraillée quand il
m'a demandé, très étonné :
- Vous voulez dire…
que vous… vous m'avez… reconnu ?
J'ai failli éclater de
rire de la gentillesse naïve, de la jeunesse de cet homme singulier.
- Comprenez bien, lui ai-je
dit, sur un ton supérieur (je n'aurais jamais cru que je lui parlerais
avec une telle supériorité), comprenez que c'est moi qui voulais
que vous soyez là quand j'aurais ouvert les yeux… j'étais
sûre que vous seriez là… Si j'ai tout de même
été effrayée au premier instant… C’est que je
vous imaginais si différent…
Il a fait un geste de
dédain.
- Mes photos sont mauvaises,
a-t-il dit, je réclamerai à mon éditeur de les changer.
Il s'est encore approché.
- Mademoiselle, a-t-il dit
doucement et son haleine était brûlante, je suis ravi que vous
aimiez tant mes livres…
*
Puis…
Puis, je ne sais pas…
Rien…
Terrible… Bizarre…
Horrible… Merveilleux… Incroyable…
Incroyable… de sentir cette
tiédeur de l'air… dans le parc… sous la lune…
Et lui…
Lui qui ne veut… parler de
rien… qui ne veut dire… rien… de lui-même… que de
moi.
Il aurait depuis longtemps…
rêvé de moi… et il aurait toujours imaginé… que
dans ce qu'il écrivait… il s'agissait de moi…
Et les arbres… et la lune
encore entre les arbres… qu'il sait si bien écrire… mais
dont il ne veut pas parler maintenant… que de moi…
Ah… impossible… non,
vraiment… je me sens incapable… d'écrire comme je
voulais… clairement…
Non, je ne peux pas y
repenser… mes yeux s'embrument et se couvrent de larmes… je ne veux
pas… je ne peux pas… c'était trop… une autre
fois… Maintenant je n'ose plus repenser à ce qui s'est
passé…
Il me semble entendre les soupirs
de maman dans la pièce voisine.
Il faut que j'arrête d'écrire.
Juste ça, maintenant, pour
en laisser une trace.
Je ne regrette rien. Je l'aime.
Je meurs pour lui. Ça ne fait rien qu'il soit farfelu, étrange,
quelquefois infantile. Apparemment c'est comme ça qu'il doit être.
Ses yeux sont si doux… quand il dit des sottises… j'ai pensé
à quelques phrases… sorties de ses livres… Et je n'ai rien
regretté…
Lui aussi il m'adore… Il va
tout plaquer pour moi… Et nous partirons à Farémido…
J'irai le trouver demain… dans le hall de l'hôtel… où
il habite… avant sa lecture publique… pour régler les
détails de notre fuite… Car après la lecture…
II
Le 21 mai 19…
- Non, Monsieur le
rédacteur ne peut pas descendre, il est en train de se préparer,
il vous fait demander de quoi il s'agit ?`
- C'est-à-dire…
Alors dites simplement au maître que c'est la dame… du parc…
Après une courte pause.
- Monsieur le
rédacteur demande : quelle dame du parc ?
Je dois sourire.
- Le maître
plaisante… dites-lui que c'est la dame qui…
Mais je ne termine pas. Il
m'interrompt.
- Voici Monsieur le
Rédacteur qui arrive… Voyez avec lui…
Je me retourne. À mon tour
d'être interloquée.
- Qui ça ?
Celui-ci ?
Le secrétaire ouvre de
grands yeux.
- Évidemment…
En personne… Vous ne l'avez jamais vu en photo ?…
Si. Je l'ai vu.
Le terrible… dans cette
affaire… est que… cet inconnu… que je n'ai jamais vu de ma
vie… cet escroc… c'est qu'il… ressemble effectivement
à ses photos… tandis que le vrai…
Je n'ai pas le temps de remettre
de l'ordre dans mon esprit secoué. Il se dirige vers moi. Taille
moyenne, plutôt trapu, lourdaud. Yeux purs mais petits. Menton fort, nez
charnu, bouche expressive. Pas beau. Mais il y a sur son visage une sorte
d'amabilité directe, ouverte, naturelle, l'optimisme distrait de l'homme
qui se fiche de son aspect comme de l'an quarante, qui s'intéresse en
revanche à tout ce qui existe dans le monde à part sa propre
personne. Il me dévisage gentiment, avec curiosité.
- C'est pour moi, mon
petit ? En quoi puis-je vous être utile ?
Je crois que je change de couleur,
tout au moins des anneaux bleus et verts dansent devant mes yeux. Sans doute je
bégaie aussi.
- Excusez-moi…
je… je cherche… Monsieur Frigyes Karinthy…
Un sourire étonné,
sain.
- Et vous ne voulez pas
croire que c'est bien moi ?
Je réalise.
- Jésus, Marie…
Seigneur Dieu…
Je vois encore qu'il m'attrape
paternellement. Ensuite je reviens à moi dans la chambre, je suis
allongée sur un sofa, quelqu'un me pose des compresses sur le front.
*
Comme il a un rire savoureux,
éclatant… cet homme inconnu… qui ressemble tant à ses
photos !…
- En somme il s'est
présenté à vous en se faisant passer pour
moi ?!… Et puis… après ?… Combien de temps
vous êtes restés ensemble ?… Qu'est-ce qu'il vous a
dit ?… Et que s'est-il passé ?…
Je sursaute. La figure me
brûle comme du feu.
- Laissez-moi…
laissez-moi partir… Sinon je saute par la fenêtre…
Il cesse de rire, il me prend la
main avec curiosité, amitié, compassion, il me rassoit.
- Allons, allons…
Calmez-vous… Pardonnez-moi pour ce rire indécent…
Évidemment pour moi la chose est moins tragique… Et elle n'est pas
nouvelle… C'est au moins le cinquième cas où quelqu'un,
comme on dit, "abuse de mon nom" et se joue de mes lectrices
crédules… L'un d'entre eux, un brigand au grand humour, a
trouvé bon de m'écrire le lendemain matin pour me remercier de
ses agréments nocturnes…
Assez ! Assez !
*
Je fais semblant de me laisser
calmer. J'essaye même de rire. Il me caresse les joues. Il fait gentiment
le clown. Il m'arrache la promesse d'assister à sa lecture publique. Il
me demande si je crois enfin que lui est lui. Il me demande : l'avais-je
imaginé tel qu'il est ?… Comment était cet
escroc ? Pourrais-je le lui décrire ? Il s'enquiert des
nouvelles de mon lycée, à quel métier je me destine. Il
fait une allusion moqueuse au fiancé que je devais sûrement avoir
déjà.
Je lui ai tout accordé
pourvu que je me retrouve vite enfin dans la rue.
*
Dehors, dans la rue…
seule !
Pouvoir enfin pousser un cri, le
cri de la colère, de la révolte enflammée, de la
liberté !
Escroc ! Escroc !
Hé – les gens !
Ce n'est pas Karinthy –
c'est un escroc – qui profite du hasard de la ressemblance… et qui
en son nom… est venu ici… pour vous séduire… en vous
faisant la lecture !
Surtout n'y allez pas !
Je ne suis pas si folle,
moi !
J'en n'ai rien à fiche, je
connais le vrai, moi !
Le poète svelte, blond,
aux yeux bleus… qui depuis la nuit dernière… ne pense
qu'à moi… à moi seule… à rien d'autre…
et qui m'attend… dans le parc… Pendant que vous assistez à
la vaniteuse lecture du faux Karinthy… il m'attend, lui, masqué de
noir, drapé de noir… à bord d'une noire fusée, pour
que je saute près de lui sur son siège, et pour prendre notre
élan en chuintant telle une comète vers le ciel étoilé…
vers Mars et vers la Lune et vers le fond de l'océan et vers l'avenir
lointain et vers le passé éloigné… avec moi…
avec moi seule…
*
Une revue a lancé un concours de nouvelles ; l'auteur doit y
figurer lui-même à la troisième personne (note de
l'auteur).