Frigyes Karinthy : Recueil "À ventre
ouvert"
Éclairage
Ce
cas est un de ceux que l'on rapporte soit le jour même, ou alors on le
garde une vingtaine d'années avant de le revoir aussi frais que le jour
où il s'est produit si on a manqué de le faire.
I
J'avais
vingt ans, poète débutant, de grandes espérances, dans ce
coin de quelque café littéraire dont alors je croyais
sérieusement qu'il incarnait le point d'appui d'Archimède du
monde de l'esprit et de l'imagination : il ne dépendait donc que de
nous de le sortir de ses gonds. Le monde est devenu depuis,
considérablement plus petit, et curieusement plus il est petit, plus il
est rigide : quand il n'aura plus que la taille de ce coin de café,
nous pourrons probablement renoncer définitivement à y changer
quelque chose.
En
revanche il s'est peut-être rapproché un peu dans le temps et
l'espace. Le souvenir de la nuit que je vais raconter
ici se dessine maintenant avec une telle vivacité et autant de couleurs
sur la feuille blanche posée devant moi que sur le verre dépoli
d'un Kodak : il n'y a qu'à l'y fixer.
Et
je vois enfin que si la chose fantastique qui m'a alors tant fait honte a pu se
produire, cela tenait aussi à l'éclairage.
C'était
un éclairage singulier. Dans l'après-midi le soleil du printemps
précoce brillait encore ; le soir le ciel s'est couvert, une averse
s'est déclenchée, avec des éclairs. Ensuite la pluie est
tombée à seaux, une image diluvienne s'offrait à moi par
la fenêtre, les fiacres bâchés, pris de frayeur,
zigzaguaient en tous sens, les gens sautillaient à travers les flaques
soudainement formées, la lueur des réverbères divaguait et
scintillait comme dans un kaléidoscope tournant. Et l'eau tombait avec
une croissante colère, des faisceaux en cataractes, autant de fouets,
frappaient l'asphalte - ça ne devait jamais finir. Les lampadaires du
café éclairaient plus pâlement, la voix des garçons
s'évanouissait dans le vacarme extérieur.
Le
jeune préposé au téléphone a
répété par deux fois en criant, tout près,
penché contre mon oreille, que Monsieur Károly Hajós me demandait. J'ai levé la tête.
- Károly
Hajós ?… Ah oui, je vois.
Et
je croyais déjà revoir son visage rond basané, il est
assis auprès de moi sur le banc de l'école, il écoute les
explications du professeur de physique avec une expression sérieuse et
appliquée, pendant que sous le banc il me passe un bout de papier sur
lequel est écrit quelque chose comme : "regarde bien les
supports chaussette du prof, ils pendouillent, ils ne vont pas tarder à
pointer sous son pantalon", ce qui m'oblige à m'enfoncer sous le
banc pour rigoler, pendant que la figure de Karcsi
reste impassible, il me regarde même avec une certaine indignation
réprobatrice, comme pour dire : « qu'est-ce qu'il a
à rigoler celui-là ? Pourquoi trouble-t-il ce cours
intéressant et instructif ? »
À
l'école Karcsi Hajós
passait pour le grand maître des pince-sans-rire. Moi, enfant
étourdi et sensible, je l'ai pour ma part adoré dès le
début, reconnaissant de me faire tant rire de bon cœur ; il
acceptait cela volontiers, avec pourtant une certaine réserve. Cette
réserve, et aussi une certaine culture du secret, le caractérisait
bien, comme s'il dissimulait un plan ou un dessein singulier qu'il serait trop
tôt pour dévoiler, qui pourrait être un jour
révélé avec son accord quand il aurait achevé son
œuvre. Cela, je l'ai toujours senti : le destin, l'œuvre, le secret ; et maintenant que son nom
ressurgissait, je ne sais pas pourquoi j'avais fermement le sentiment que
dévoiler son secret devait être le seul motif pour lequel il
cherchait à me parler. Nous ne nous étions pas revus depuis le
bac. Il devait avoir des raisons d'attendre jusqu'à présent, et
encore plus de juger que le moment était arrivé de venir me
trouver.
Je
me suis dirigé, surexcité, vers le téléphone.
- Allô,
c'est toi ?
- C'est
moi. Je t'en prie, mon cher Karcsi, de quoi
s'agit-il ?
Une
voix au parler rapide, trépidant.
- Il
faut que je te parle immédiatement. Peut-on s'isoler dans ton
café ?
- C'est
possible, sur la galerie… Où te
trouves-tu ? Parce qu'il fait un temps de chien…
Un
rire bref, enroué, qui m'a effaré parce que je n'avais jamais
entendu personne rire comme ça.
- Le
temps… Tant pis, je suis en voiture… Attends-moi, j'arrive dans
cinq minutes…
À
l'instant même j'ai été envahi par une angoisse
étrange, inconnue (j'avais vingt et un ans !) qui cette
nuit-là s’est commuée en une peur atroce. Je suis
monté sur la galerie, j'ai essayé de lire, ça ne marchait
pas, j'ai regardé les joueurs de billard et les épaisses
traînées de pluie sur la porte-fenêtre. Il pleuvait à
verse et il tonnait.
Exactement
cinq minutes plus tard il est arrivé. L'eau dégoulinait de son
chapeau. Dans le sage éclairage j'ai d'abord aperçu ses yeux
sombres. Le blanc de ses yeux était rayé de zébrures
ensanglantées, son regard s'égarait étrangement. Je l'ai
embrassé avec une amitié enthousiaste, mais la passivité
avec laquelle il a accueilli ma vivacité a coupé mon élan.
Il s'est assis, il a regardé autour de lui.
- C'est
ta table habituelle ?
- J'y
viens quelquefois… Mais on se met plutôt dans la salle…
- Bon…
Ça ira… Il n'y a pas de garçon ?
- Qu'est-ce
que tu prends ?
- Quelque
chose de fort…
Il
a descendu trois petits verres l'un derrière l'autre tout en fixant le
mur comme s'il ne me voyait pas. Je me taisais, j'attendais et j'essayais de
refréner, de tourner en ridicule l'angoisse qui montait en moi.
Puis
il a attaqué avec une soudaine brusquerie.
- Je
dois te résumer l'histoire de trois années avant de… Pour
que tu comprennes… Tu dois savoir quelque chose que tout le monde
ignore… Que la chose a déjà commencé avant le
bac… Je n'en ai parlé à personne…
Tout
à coup il a sursauté.
- Impossible
ici… Pourrais-tu venir avec moi… Juste à côté
il y a un petit café, avec un petit coin séparé où
personne n'entre… S'il te plaît.
À
ce moment je ne maîtrisais plus ma volonté, je l'ai suivi comme
ensorcelé. Nous avons couru sans mot dire sous la pluie battante et
là, derrière le comptoir, pendant qu'il descendait nerveusement
d'autres petits marcs, Károly Hajós m'a
confié sa tragédie en phrases emphatiques, dramatiques.
Tout
ce que je me rappelle de ce que j’ai ressenti est que derrière
tout cela perçait l'horreur d'un romantisme à la Victor Hugo.
Aujourd'hui je sais ce qui rendait quand même cela si horriblement
réaliste et admissible : c'est qu'en ce temps-là sur le plan
théorique comme pratique j'étais fébrilement occupé
par l'importance primordiale de la lutte entre l’homme et la femme. Le
soupçon que cette lutte-là détermine en fin de compte
toutes les luttes et toutes les destinées, m'aveuglait. N'oublions pas
que c'était l'époque de la psychologie naissante du début
du siècle.
Károly
Hajós tout jeune, encore avant le bac,
était donc tombé sous l'empire d'une femme. Ce devait être
une âme démoniaque, un de ces esprits révolutionnaires de
l'amour qui, jouissant des privilèges de la société
bourgeoise, luttent précisément contre la morale bourgeoise au
nom de l'Individu omnipotent. Au bout de trois ans, cette liaison
étrange et secrète était devenue une véritable
conspiration contre tout ce qui aurait pu l'entraver : des plans complets étaient
ourdis, le programme d'une nouvelle forme d'une vie sans
précédent qu'ils voulaient mettre en pratique quelque part
à l'étranger. C'est à cause de ces plans que Károly
Hajós, combattant romantique, héros
byronien d'une passion libre et débridée, était si
taciturne et réservé. Image trépidante, captivante.
Mais
elle a brusquement été interrompue dans une effrayante
clarté, quelques jours plus tôt.
Il
avait découvert qu'elle l'avait trahi dans leur conspiration.
Ils
se sont rencontrés cet après-midi dans la
garçonnière du jeune homme. Jusqu'au soir ils sont restés
ensemble. Le soir, la guerre latente a éclaté, ils ont abattu
leurs cartes. Elle, sûre de son pouvoir et de sa victoire, lui a
ouvertement jeté à la figure qu'elle n'avait plus besoin de lui ;
il lui a lancé qu'il avait découvert sa trahison. Alors…
Je
me rappelle, il était environ deux heures du matin quand j'ai
réalisé en regardant ma montre que nous étions assis
l’un en face de l’autre depuis quatre heures, or cela m'avait paru
des minutes, tellement j'étais pris par l'histoire. Le regard
insensé de Károly Hajós
divaguait dans la pièce obscure, de plus en plus révulsé,
il ne débitait plus que des mots, des phrases disloquées. Mon
cœur battait lentement, j'avais la gorge serrée. J'ai
chuchoté :
- Que
s'est-il passé pour l'amour du ciel ?
Il
a répondu avec une certaine brusquerie.
- Écoute,
si toi aussi tu te mets à paniquer, je me lève et je pars. Si je
suis venu te voir c'est parce qu'à mes yeux tu es quelqu'un de
sensé, et j'avais besoin de discuter avec quelqu'un sur ce qu'il y a
à faire. Je suis parfaitement calme et serein. J'ai fermé la
porte, j'ai retiré la clé, je l'ai sur moi. Il faut faire
disparaître la femme.
- La
femme…
Il
a haussé les épaules.
- Je crois que tu m’as compris… Je
l'ai étranglée de mes deux mains. Elle est allongée
là-bas, dans ma chambre. Heu…
Garçon, combien je vous dois ?… Il vaudrait peut-être
mieux sortir, faire quelques pas…
II
Nous
avons dû parcourir la moitié de la ville, ses petites rues
latérales dégoulinantes de pluies et encombrées de flaques
d'eau, jusqu'à quatre heures du matin. Parfois de longues minutes
passaient sans qu'on se parle ; c'était le signe d'une tension
très pénible dans une profonde réflexion. Il était
brutal et cru, et tyrannique. Il a essayé de me faire comprendre que je
devais l'aider à tout prix, qu'il ne voulait pas mourir, qu'il allait
fuir à l'étranger, qu'il était de mon devoir de le
soutenir. Toutes les cinq minutes il s'arrêtait et revenait
obstinément, tel un maniaque, à son projet initial de monter
aussitôt avec moi chez lui, de la couper en morceaux ou de la
brûler pour faire disparaître le corps. Je tentais
péniblement de le convaincre que cela n'avait pas de sens. Je voulais
gagner du temps tout en veillant à ce qu'il n'aperçoive pas que
j'essuyais de la sueur froide sur mon front. Alors j'étais
déjà persuadé qu'il était fou, qu'à
l'instant de l'assassinat sa personnalité antérieure
s'était disloquée et que l'instinct vital à l'œuvre
en lui me saisissait désormais violemment et désespérément,
moi, sa planche de salut, pour m'entraîner avec lui dans les profondeurs.
Un moment il a même dit ouvertement et narquoisement, les yeux pleins
d'une flamme insensée, que j'avais beau me rebiffer, s'il ne
réussissait pas à me prendre pour alibi, on me
considérerait comme complice et lui, il serait contraint de me charger
pour se défendre ; je ferais donc mieux de l'aider. Il a ri
sauvagement.
- Je
sais bien que tu penses que je devrais m'envoyer une balle dans la tête.
C'est ce que tu penses, c'est ce que tu veux. N'est-ce pas également un
meurtre de vouloir m'y forcer ? J'ai le droit de me défendre ;
même contre toi, c'est défendre ma vie.
Curieusement,
ou bien nous n'avons pas pensé, ou bien nous n'avons pas
évoqué l'hypothèse la plus naturelle : que je le
dénonce purement et simplement. Apparemment cette solution m'a
semblé inimaginable. Même ainsi, assassin et fou, je le sentais
plus proche de moi que n'importe quel représentant de l'ordre et des
lois du monde établi. Puisqu'il avait vingt et un ans comme moi, un
camarade à l'école et dans la vie, dans le péché et
dans le désir et dans l'imagination, dans la fièvre de la
jeunesse aspirant à saisir l'Impossible.
C'est
ainsi que nous nous sommes tourmentés durant deux heures, sans projet,
agités par mille projets, torturés par la recherche de solutions,
en rajoutant sur nos peurs, pendant que dans l'arrière-plan c'est le
cadavre blanc d'une femme qui nous fixait muette et obstinée, quelque
part dans une pièce sombre et froide des rues du quartier du Bois de la
Ville. Il nous fixait et nous pressait de décider.
C'est au coin de cette rue que nous nous sommes
séparés à l'aube quand, épuisé, mort de
fatigue, il n'a plus eu la force de me traîner sur le lieu du crime, ni
moi de le persuader de quoi que ce soit. Nous nous sommes quittés
soudainement, un agent de police est passé près de nous à
pas mesurés comme pour nous avertir que ce long conciliabule risquait de
devenir suspect. Ses derniers mots étaient de toute façon
déjà passablement confus. Ses yeux devenaient vitreux, ses gestes
rappelaient le lutteur peu avant de jeter l'éponge. Il n'a rien fait
pour me retenir, à mes paroles d'encouragement et de consolation il n'a
répondu que d'un geste de dédain. À ce moment
j'étais convaincu qu'il se livrerait à la police le matin.
III
Je
ne comprends toujours pas comment, vers le petit matin, quand les
premières lueurs commençaient à filtrer entre les volets,
j'ai pu m'endormir. Ce devait être un état d’étoourdissement plutôt que le sommeil. Les
visions qui tournoyaient autour de mon lit agité ont mis au supplice
jusqu'au dernier instant mon esprit éveillé, j'ai cru qu'il
était exclu de passer désormais une nuit de sommeil calme
après ce qui s'était passé. Je me rappelle que j'ai
entendu frapper à la porte, je me suis assis prêt à partir
si la police me cherchait. J'étais certain d'être
mêlé à ce drame sanglant que je le veuille ou non. Pour moi
c'en était fini de la vie, de la jeunesse, des fières
espérances, et le plus intolérable c'était
qu'au-delà de ma cruelle stupeur, avec une compassion insupportable, je
devais penser à mon malheureux ami qui depuis peut-être…
La
tache dorée et nette du soleil au milieu de mon édredon m'a
réveillé. Une douce brise de printemps entrait par la
fenêtre ouverte pendant que, apparemment, l'ironique sont d'airain de la
cloche de l'église sonnait midi.
Je
me suis assis, hébété. Comment ? Comment ai-je pu
dormir toute la matinée ? Où donc étais-je cette
nuit ? Le soir dans un café, ensuite…
Karcsi Hajós !
C'est
ça, Karcsi Hajós…
Ce fou de Karcsi Hajós,
déjà farceur à l’école… Celui qui
ét4ait capable de préparer une bonne blague pendant des
jours… Je me rappelle, une fois il a tenu en haleine pendant deux
semaines un copain commun en lui faisant croire qu'il était le fils naturel
de François Joseph, il avait fabriqué très soigneusement
des faux documents et des lettres et…
Puis,
cette nuit…
Oh,
nom de Dieu ! J'ai été pris d'un bon fou rire
éclatant, savoureux.
Oh,
le salaud !
L'instant
d'après j'ai sauté de mon lit. Dix minutes plus tard je galopais
déjà vers le Bois de la Ville, dans la rue ensoleillée.
Lui,
il dormait, l'édredon tiré sur la tête. Je l'ai
arraché. J'ai rigolé :
- Hé,
vous, Monsieur l'assassin ! Le corbillard attend en bas ! Je suis
venu chercher le corps, j'ai apporté les couteaux à
débiter !
Il
s'est frotté les yeux en pleurnichant.
- Va
au diable, je dormais si bien !
Puis
lui aussi s'est mis à rigoler.
- J'ai
bien joué mon rôle, hein ?
- Tu
étais génial ! Et moi ?
Il
a rigolé.
- Bravo
pour toi aussi. Tu sais, il y avait des moments où j'étais
sûr que tu y croyais…
Ça
m'a un peu gêné mais je n'ai pas trahi que j'y avais cru de bout
en bout… J'ai recueilli fièrement ses congratulations comme quoi
j'étais aussi bon comédien que lui. Pendant notre
petit-déjeuner éclatant d'allégresse il a fini par me
raconter qu'il avait inventé toute l'histoire le temps que j'arrive au
téléphone. Le matin il avait lu une de mes nouvelles dans le
journal sur un affreux meurtre passionnel pour un motif psychologique
moderne : c'est mon produit littéraire excessif qu'il voulait
tourner en ridicule dans le même style. Et au fur et à mesure que
j'entrais dans son jeu il n'arrivait plus à s'en défaire.
Il
étouffait de rire, il toussait, il se mouchait.
- Quelle
chance que mon rhume me faisait les yeux rougis, hein ?
*
Je
l'ai regardé dans les yeux et un court instant j'ai cessé de rire
sans qu'il le remarque. En effet, ses yeux étaient tout à fait
clairs à ce moment, et jusqu'à ce jour je n'arrive pas à
me débarrasser du soupçon qu'en cette nuit singulière,
à la lumière de l'imagination médiévale et de la
tempête orageuse de nos vingt et un ans je n'étais pas le
seul à croire que cette femme avait existé et que ce meurtre
avait bien eu lieu… Mon lecteur de même.