Chercheur et traducteur
Remarques sur la
poésie de Frigyes Karinthy
Pour expliquer le rire, Karinthy avance une
thèse originale, différente du « mécanique
plaqué sur du réel » de Bergson ou de la suspension
freudienne de la censure psychique.
« Notre
conscience affamée, écrit-il, étale au grand jour tous les
orifices de nos organes sensoriels vers le monde extérieur. Elle
s’efforce avidement de ramasser, connaître, comprendre et lier
logiquement (absorber, digérer) tout ce qu’elle trouve sur son
chemin. Transformer le mal en bien, le laid en beau,
l’insensé en raisonnable.
Alors
intervient une chose qui est fondamentalement inapte à une telle
transformation…(qui) refuse de participer
à un ordre du monde anthropocentrique (qui) ne veut pas se disloquer,
abandonner sa substance.
Et le
rire éclate – la protestation d’origine crispée,
pénible – refus et rejet. Au cours du court supplice de la crampe
du rire, nous nous libérons, nous éjectons de nous l’image
que notre raison a jugée absurde. » (Le rire)
Mouvement convulsif du diaphragme, le rire
est donc une protestation contre l’absurde, corps étranger que
l’organisme cherche à rejeter. Quant à l’humoriste,
il cherche à déceler cet absurde dans l’apparemment normal,
la vie quotidienne étant son terrain d’observation privilégié.
Mais dans la poignante poésie de
Karinthy, l’absurde du quotidien prend un aspect plus inquiétant.
Après avoir décrit le monde
qui l’entoure et ses propres allées et venues au cours d’une
journée sans doute harassante, le poète évoque
l’enfant qui habite en lui :
…Celui que je porte dissimulé dans la
matrice de mon âme,
L’enfant ne s’endort pas.
Sursaute, se débat, bondit –
Ne comprend pas.
Se dresse sur son séant, scrute
l’obscurité,
Se penche sur mon visage, écarquille les
yeux,
Et, lèvres tombantes, me demande
Que veut dire, tout ça ? Es-tu devenu
fou ?
(L’enfant,
ces jours-ci, est inquiet)
« Rhapsodie en récitatif, hors sujet, sur les traces d’une muse piétonne », c’est ainsi qu’un poète hongrois de nos jours définit la poésie de Karinthy. La « muse piétonne », c’est à la fois la banalité de la vie quotidienne et le ton de la conversation familière, si chère à Karinthy. Le récitatif « hors sujet », c’est le style qu’il adopte pour traiter, comme en passant, sans avoir l’air d’y toucher, les sujets les plus graves :
Un
dîner
À trente-trois ans, vers la fin
mars,
J’ai été invité
à dîner chez les Lóránt.
Nous étions treize à table
(touchons du bois).
Je me suis dit que quelqu’un allait
mourir.
On nous a servi de l’agneau
pané avec de la salade de concombre
(Sans parler des hors-d’œuvre)
Et pas mal de vin rouge – moi,
j’appréciais même le pain,
Même le pain, je
l’appréciais
Un peu plus tard est arrivée
une dame aux cheveux roux, une certaine Olga,
On murmurait un tas de choses à son
sujet.
Elle a fait tomber sa serviette sur mes
pieds et l’a ramassée elle-même.
Je lui ai dit : merci.
Quelqu’un nous a rappelé
la mort d’un certain Kovács
D’autres ont prononcé le
mot : vie, d’autres encore, le mot : amour,
Et personne ne s’est évanoui,
personne n’a hurlé
Je me suis efforcé de sourire.
Quelqu’un a étendu la main
par-dessus la table pour prendre la corbeille à pain.
Je lui ai dit : prenez donc mon pain,
j’en aurai un autre.
J’ai versé du vin à plusieurs
convives, Monsieur Kövess a remarqué
Qu’il n’en restait plus pour
moi.
Il m’a dit : Cher
Maître, pourquoi êtes-vous si soucieux ?
C’est lui ai-je répondu,
à cause de cet entretien que j’aurai demain.
Ô, ajouta-t-il, flatteur, si vous
m’entendiez
Parler de vous autour de moi.
Le directeur, poursuivis-je, a dû
être mal informé,
Par qui ? me demanda-t-on un peu
partout.
Monsieur Jávor
me posa également la question.
Pensif, je l’ai regardé.
Vers minuit, nous sommes allés
faire un tour dans le parc
Je me suis isolé et, assis sur un
banc, j’ai pleuré.
Lorsque je suis revenu, un valet m’a
apporté une lettre
Dans laquelle il était dit que je
devais m’en aller sur-le-champ.
Ensuite, on a raconté que Jávor avait gagné trente millions.
Kövess s’est tourné vers moi et
m’a dit : ça alors !
On lui a demandé ce qu’il
pensait de mon affaire.
Il a haussé les épaules et a
détourné son regard.
Quelqu’un insista, il fit de la
main un geste furieux
Voyons, dit un troisième,
c’est vous-même qui l’avez dit…
Ce n’est pas vrai ! »
- s’écria-t-il, indigné – mais moi, je
n’étais plus là.
Et retentit la sonnerie du premier
tram.
Sinistre poème, le fantôme
de la mort s’introduit subrepticement dans un dîner mondain. Du
coup, les conversations à table, les gestes des convives, prennent une
allure dérisoire. À quoi met-elle fin, la sonnerie du premier
tram ? À la vision fugitive d’une vérité
révélée – entre deux futilités -
« dans la lettre qui m’ordonne de partir
immédiatement ». Le réveil nous ramène au
quotidien (symbolisé par le tram) et nous replonge dans une existence
privée de sens.
« Cet
homme-là qui vient en face de moi, pourquoi ne va-t-il pas en sens
contraire ? N’est-ce pas égal ? Moi, ça
m’est complètement égal. Et pourquoi les maisons
alignées font-elles leur important ? Et les trams aussi, comme ils
se donnent de l’importance à tintinnabuler si fort !... Que
se trame-t-il ici, s’il vous plaît ? Je sais bien qu’il
ne se trame rien, puisque cela fait des années que je vois la même
chose et rien n’en sort. »
(L’ennui)
Rappelons que le dégoût - le
rejet, le refus d’absorber - est aussi à l’origine du rire.
En désignant l’absurde, en le mettant au jour, l‘humoriste
le dénonce et le rejette en même temps. (Albert Camus, lui, se
débat toute sa vie contre l’absurde qu’il finit par
assumer : « il faut imaginer Sisyphe
heureux »).
À
l’image de l’albatros de Baudelaire, le poète est un oiseau
exilé.
Une bouteille à la mer
On demande au
poète pourquoi il n’écrit pas de poèmes
Saint Sylvestre, 1930
(Quelques
lignes brouillées, à moitié effacées, puis…)
……………………………………………………. »
mes doigts
s’engourdissent. J’écris avec la main gauche.
La droite
tient le gouvernail. Qui grince fort.
D’épais glaçons pendent
des ailes. Le
moteur… tiendra-t-il longtemps ? Il
fait un drôle de bruit.
Le froid est terrible.
J’ignore à quelle altitude je
vole
(Ou à quelle profondeur ? ou
à quelle distance ? loin de quoi ?...)
Partout, le vide. Tous mes instruments
ont gelé, la balance de Lessing,
cette mécanique sophistiquée, ce
pendule de Marinetti. Je dois voler assez haut, pourtant,
car, sourds au bruit strident de
l’hélice,
qui fend obliquement la tintinnabulante aurore
boréale,
les pingouins ne lèvent pas la
tête. Ils ne m’entendent pas. Ici,
nul signe. En bas, une contrée
rocheuse. Terre neuve ?
Inconnue ? En a-t-on
déjà parlé ? Et qui ?
Scott ? Strindberg ? Byron ?
Leopardi ?
Je ne le sais pas. Et, je l’avoue,
cela ne m’intéresse pas.
J’ai froid. Et le goût de cet
air raréfié
est affreusement amer –
à moins que ce soit le goût du sang
qui coule de mon nez.
J’ai faim… Plus de biscottes.
Une étoile inconnue scintille
quelque part,
J’y jette un vague coup
d’œil. La tranche de phoque
a pourri. Quelle est cette
étoile ?
Serais-je déjà… dans
l’au-delà ? Brrr ! ... Quel jour sommes-nous ?
Mercredi ? Jeudi ? Ou est-ce la
Saint Sylvestre ? Qui se chauffe
près de la cheminée, mes petits
frères,
oiseaux chanteurs ?
Près de la cheminée,
jalousement gardée, des petits sentiments intimes
tapis au fond de cette forêt vierge,
le cœur humain ?.. Allô !
Allô ! Personne
n’entend donc la corneille exilée que je
suis ? Tout à l’heure,
j’ai cru entendre grésiller les nerfs
rouillés de ma radio.
Il paraît que D., mon
confrère, a trouvé une belle épithète dans le port
de la Banalité
Et C., entre deux rimes,
aurait, dans le détroit de l’Amour,
découvert une nouvelle métaphore,
m’annonce la Société.
Félicitations !
Je raconterai … une fois que
j’aurai atterri… chez moi…
ce que j’ai éprouvé
ici… pour en parler,
le voyageur doit d’abord rentrer…
mais rentrerai-je seulement un jour ?
En attendant, j’enferme ces quelques
lignes confuses
dans une bouteille à vin vide
que je laisse
tomber dans la mer. Un coup de dé !
Si quelque pêcheur de perles
pouilleux trouve ce coquillage à l’arc brisé,
qu’il le jette aux ordures,
Mais s’il tombe entre les mains
d’un marin lettré
Qu’il diffuse donc le message que
voici :
Je me trouve à la trentième
latitude de la Détresse,
à la centième longitude de la Honte
et à l’extrême
degré du Défi qui fait serrer les dents,
quelque part dans une contrée lointaine
et je me demande si je peux aller plus
loin.
*
Contemporain et ami
de Karinthy, Dezső Kosztolányi livre le même diagnostic de la
vie quotidienne :
Mots en société
Les gens
bavardent
Cet
été, dans les montagnes, ils ont mangé des fraises
et le soir, dans
les chambres obscures, ils ont peur ;
un
comédien les a fait tant rire
il y a dix ans,
leur mère, depuis longtemps enterrée
était
si pâle et si affamée un
certain jour
et comment leurs
cerfs-volants volaient dans le ciel
et il y avait une
vieille ruche dans leur jardin.
Tels les fous
dans la cour de l’asile
Ils voient
l’évanescent, devenu néant,
La
mémoire hébétée, la vie fugitive sonnent dans leurs
têtes.
Moi seul, je
veille, les yeux hagards
M’étonnant
de la bigarrure de ce marché aux puces
Et, me frottant
le front, je sursaute :
Quel est donc
ce rêve ?
C‘est que Kosztolányi désavoue
le Tout (une folie !) au bénéfice du détail :
Vaste
monde confus
jusqu’à l’insupportable,
Je t’ai
brisé.
Il vaut mieux,
il est préférable,
De ne pas
regarder le Tout, mais un éclat,
De saisir le
détail, mutilé, délicat,
D’être
là, dans la glace,
Figé,
planté,
Car le Tout est
étrangeté, folie !
Mais fort
aimable et familière est la Partie.
Quelques années auparavant, Hugo von Hofmannsthal oppose encore à
l’absurde et désespérante variété de la
« vie extérieure » le sentiment de plénitude que peut éprouver
l’homme au soir de son existence
:
Ballade de la vie extérieure
Et des enfants deviennent grands, les yeux profonds,
Et ignorants de
tout, deviennent grands et meurent,
Et tous les
hommes suivent leurs chemins.
Et des fruits
sucrés naissent des fruits âpres
Et la nuit
tombent au sol comme des oiseaux morts
Et restent peu
de jours à terre puis pourrissent.
Et toujours le
vent souffle et toujours nous
Entendons et
disons des paroles nombreuses
Et sentons et
désir et fatigue des membres.
Et des routes
s’en vont à
travers l’herbe et il y a Ici et là des lieux pleins de flambeaux,
d’arbres, d’étangs
Et
d’autres qui menacent, et mortellement secs...
Pourquoi
ceux-là sont-ils construits ?
Et pourquoi ne
Se
ressemblent-ils jamais ? et sont-ils
innombrables ?
Et pourquoi
rire alterne-t-il avec pleurer et puis blêmir ?
Que nous sert
tout cela et ces amusements
Pour nous qui
sommes grands et seuls à tout jamais,
Voyageur que
nous sommes ne cherchant plus de buts ?
Que nous sert
d’avoir vu grand nombre de ces choses ?
Celui pourtant
qui dit le "soir" en dit beaucoup,
C’est un
mot d’où s’écoule tristesse et profondeur.
Comme un miel
lourd gouttant des alvéoles creuses.
(Traduction de Jean-Pierre
Lefèvre)
« Pour
Hofmannsthal, commente Charles Du Bos, « le monde
visible » fait bien plus
qu’ « exister » : il ne le laisse pas en
repos, toujours fasciné par lui, soit qu’il se penche sur sa
fixité, soit au contraire qu’il ressente jusqu’à
l’angoisse le déroulement ininterrompu de ses formes… Cet
état – celui du spectateur qui s’éprouve pris et
entraîné dans une ronde sans commencement ni fin, et dont le sens
lui échappe – nous a valu un des chefs-d’œuvre de la
poésie distillée, l’intraduisible Ballade des
äußeren Lebens.
Ce monde (celui de
Karinthy, de Kosztolányi, de Hofmannsthal) est absurde, parce
qu’on n’y a plus prise sur le réel.
« Le touriste
à Venise ne dévore pas Venise, mais des discours sur Venise :
ceux des guides (écrits) ou des conférenciers (oraux),
magnétophones et disques… La denrée à lui fournie
moyennant paiement, la marchandise, la valeur d’échange,
c’est le commentaire verbal sur la place Saint-Marc, sur le Palais des
Doges, sur le Tintoret. La valeur d’usage, la chose elle-même
(l’œuvre) échappe à la consommation dévorante,
limitée au discours. » (Henri Lefèbvre : La vie
quotidienne dans le
monde moderne, p. 251)
C’est que les
« référentiels » y ont disparu.
« Il y a cent ans,
écrit encore Lefèbvre, autour de la parole et du discours, dans
le contexte social, régnaient des référentiels
solides… L’unité des référentiels se manifeste
alors dans le bon sens ou sens commun, dans la perception
sensible (espace euclidien à trois dimensions, temps des horloges), dans
la conception de la nature, dans la mémoire historique… Cette
société possédait (ou croyait posséder, ce qui revient au même) un Code général, prédominant, celui de
l’honnêteté et de l’honneur, ou de la
dignité » Avec l’arrivée du Capital de Marx
(1867) « l’homme et l’humain se définissent comme
actions et activités… Malgré les conflits, ou,
peut-être en raison de ces conflits, la praxis de cette
société (le capitalisme concurrentiel) avait une unité.
Or voici qu’aux environs
des années 1905-1910, sous des pressions variées (sciences,
techniques, transformations sociales), les référentiels sautent
les uns après les autres. L’unité du « bon
sens » et de la « raison » vacille et
s’effondre »
(La vie quotidienne dans le monde moderne, p. 212-213)
« Aux alentours de 1910, les
références disparaissent. Le temps et l’espace absolus font
place au temps et à l’espace de la relativité… La psychanalyse met en question la
famille, l’image du Père, le rôle de la Mère.
L’harmonie de Schönberg ébranle la tonalité et la
perception admise du champ musical La logique (Carnap) met en doute le bon sens
qui croit au monde extérieur et aux mots comme
« reflets » des objets…. Le sensible et
l’abstrait s’interpénètrent non seulement dans
l’art mais dans la vie quotidienne : lumière
électrique, objets techniques, etc. La fixation de la conscience dans
une représentation figée, assez lourde, du réel, se
dissout » (Langage et société, p.167).
C’est la
fameuse « perte des repères »
Ou, pour reprendre la formule
karinthyenne, « tout est autrement ».
Georges Kassaï