Frigyes Karinthy :     "Rencontre avec un jeune homme"

 

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l'Ennui[1]

 

Nous nous rencontrerons dimanche après-midi.

Le poison a peut-être été mêlé à mon café ou caché dans ma cigarette. Je fume ma cigarette, je descends dans la rue. C'est alors que je sens qu'il grimpe à mon cerveau. Qui d'entre vous connaît cela ?

Ça commence par un grand étonnement. Je repense que le matin j'ai chanté à haute voix, puis une émotion, une lettre, m'a fait pleurer, j'ai pensé à ma maîtresse, je voulais me tirer une balle dans la tête avec un grand pistolet, mais pas n'importe comment, je voulais que ça éclate, que ça tonne, que ça fulgure. Nirvâna, froufroutement d'ailes noires, cimetière silencieux, clair de lune, vengeance, mort. En travers, un ange noir. Mysticisme, Ding an sich[2], résurrection. Éternité.

Que s'est-il passé le matin ? Je n'y comprends pas un traître mot. Il n'y a pas un mot de vrai là-dedans. Il y a du monde, les gens vont, viennent. Le dimanche matin les asticots malodorants du travail sortent de leurs terriers et font comme si eux aussi avaient le droit de vivre, et même eux seuls. Ils font de la balançoire au Bois de la Ville. Ils parlent fort : hé, nous sommes là, disent-ils, nous sommes même les seuls. Je ne comprends pas, je n'y comprends rien. Je ne comprends pas ce qu'ils font. J'aimerais demander à quelqu'un à quoi sert cette bousculade. Et cet homme-là qui vient en face de moi, pourquoi ne va-t-il pas en sens contraire, n'est-ce pas égal ? Moi, ça m'est complètement égal. Et pourquoi les maisons alignées font-elles leur important ? Et les trams aussi, comme ils se donnent de l'importance à tintinnabuler si fort ! Tout le monde court, va et vient avec tant d'assurance – comme s'il tramait quelque chose. Que se trame-t-il ici, s'il vous plaît ? Je sais très bien qu'il ne se trame rien puisque cela fait des années que je vois la même chose et rien n'en sort. Mais alors qu'y a-t-il de si important ?

L'important pour l'homme ce sont ses mains, ses jambes et sa tête. Il est vrai que j'ai appris dès l'école qu'on a besoin de mains pour travailler avec, il faut des yeux pour voir avec, et une bouche pour manger avec. Chaque détail a donc un but. Mais quel est le but de l'homme tout entier ? L'homme entier n'a aucun but. Mais si, nous dit-on, parce que l'homme entier fait partie de la société, et c’est vrai. Mais quel est le but de la société tout entière ? Ah bon.

C'est tout de même curieux que ce matin j'avais encore compris. Oui, je me rappelle. Le matin je me disais : l'Infini. Le néant. Je sais, je sais, très loin, encore plus loin. Bon, je veux bien le croire, je le conçois aussi, mais est-ce qu’il représente quelque chose pour moi ? Ce matin il devait bien car cela m'intriguait et m'intéressait. Si ça ne m'avait pas intéressé je me serais endormi. Tout comme ces gens s'endormiraient s'ils comprenaient que leurs fourmillantes allées et venues ne servent à rien. Mais eux, ils répondent : nous ne dormons pas, nous allons au Bois de la Ville pour nous amuser, nous balancer, tirer à la carabine, nous ne nous ennuyons pas.

Hum. Et moi, que fais-je alors dans les moments où je ne m'ennuie pas ? Ça me revient confusément comme dans un brouillard. Oui, oui, des livres, des idéaux, je pleure, je ris, je m'émeus, je me passionne, je pense à ma maîtresse, je veux mourir mais m'écrouler à travers des nuages tonnant dans les profondeurs – et je dis : Infini. Bien sûr. Voilà comment j'ai l'habitude de me distraire, voilà pourquoi je ne me suis jamais ennuyé..

Pour moi c'est donc la même chose que pour eux la balançoire ou le tir à la carabine. Mais alors comment le monde tourne-t-il donc ? Voyons un peu.

Au commencement était l'Ennui. Et le Seigneur dit : que la Distraction soit, sinon je m'endors. Et il inventa de petites billes pour lui, et il les fit rouler par-ci par-là. Et il en fit sa distraction durant six jours. Le sixième jour dans l'après-midi il poussa un grand bâillement, il avait failli s'endormir. Et vite il inventa l'homme.

L'homme poussa un grand bâillement, il avait failli s'endormir. Il s'inventa Dieu et il se balança dessus, durant six mille ans il tira à la carabine avec, au Bois de la Ville. J'étais parmi eux et je m'ennuyais. J'ai inventé pour moi Vérité, Vie et Mort juste pour ne pas m'endormir. Je me suis inventé une maîtresse et des larmes et des douleurs lancinantes pour ne pas m'endormir. Ne te rappelles-tu pas ? Le matin je pleurais et je me cognais la tête contre le plancher.

Mais tout cela n'était qu'un jeu puisque ça ne pouvait pas être sérieux, c’est passé. L'unique état absolu et véritable c’est l'Ennui. Terrible.

Terrible. Je n’arrive pas à m’élancer. ça sonne très beau et très noble : toute une vie de lutte contre l'Ennui. Bon d'accord c'est très beau. Mais comment je ferais pour le leur expliquer ? On pourrait écrire un traité philosophique ou on pourrait écrire un poème. Je fais demi-tour sur le Boulevard József et je me souviens que mon ami a un poème où il se qualifie de trompette.

Mais voyons, c'est faux. L'homme n'est pas une trompette. Et moi j'aurais aimé un tel poème ? Bien sûr ça m'a amusé, l'idée que l'homme soit une trompette.

Non, non, c'est insupportable. Pourquoi tout le monde parle si fort ? Je vais traverser la rue. ça ne m'intéresse pas, ça ne m'intéresse pas. Que faire ? Je suis certain que ce sont tous des ânes car seul un cerveau dans lequel rien n'est gravé peut être clair. Mais alors pourquoi ce monsieur me regarde-t-il de l'autre côté ? Tiens, le voilà qui traverse, une connaissance.

Comment je me porte ? Bien, merci. Hier j'ai perdu ma fortune. Très bien, merci. Bien, bien, bien. Patati, patata.  Souhaitez-vous que je le répète ? Je peux. Je suis un peu nerveux ? Je ne suis pas du tout nerveux. Vous m'avez demandé comment je me portais, j'en conclus que cela vous intéresse. Voulez-vous regarder cet immeuble-là ? Voyez-vous, là-bas, au quatrième étage, un monsieur au tempérament passionné est en train d'avaler l'oreille gauche de ma maîtresse dans son aveuglement amoureux. Merci, je vais très bien ; je crois que ma jambe va se putréfier, il y a dessus une grosse tumeur. Pardon, mais vous m'avez demandé comment j'allais. Écoutez-moi jusqu'au bout puisque ça vous intéresse. Moi ça ne m'intéressait pas beaucoup, voyez-vous, mais apparemment ça vous importe. Alors sachez que j'ai aussi mal au ventre, je viens de m'en apercevoir. Souhaitez-vous savoir autre chose à mon sujet ? Ou avez-vous déjà trouvé une autre distraction ? Adieu.

C'est insupportable. Cet homme, pourquoi a-t-il souri ? Puisqu'il est tout à fait certain que son visage n'avait rien à me dire.

Une lettre de ma maîtresse. Je vous prie de réfléchir, me dit-elle. Réfléchir à quoi ? D'accord, je veux bien réfléchir à ce que vous voudrez. Dites-moi à quoi.

Cet homme-là, cet homme-là, que peut-il bien me vouloir ? Encore un qui se dirige vers moi et qui sourit. On doit se connaître. Je vais traverser, sinon il risque de m'adresser la parole.

Rien à faire, il vient vers moi. Avec les pas de quelqu'un qui a des choses très importantes à faire. Il me regarde, me salue, se retourne, sourit, s'arrête. Je m'arrête aussi. On se regarde.

Qu'est-ce qui vous plaît tant ? Ce que je fais ? C'est pour ça que vous m'avez abordé ? S'il vous plaît, dites-moi ce qui vous plaît tant. Mais vraiment, vous m'avez abordé, je suis ici, alors dites-moi ce que vous avez à me dire. Qu'avez-vous à ouvrir de grands yeux ? Vous m'avez abordé, parlez, pourquoi m'avez-vous abordé ?

Je hurle.

- Que voulez-vous ? Pourquoi vous m'avez abordé ?

Il me regarde et ricane. Juste comme ça, dit-il. Vous n'avez donc rien à dire, juste comme ça ? Vous m'avez abordé sans savoir pourquoi ?

Je le gifle, il tombe. Je le piétine, je l'éviscère, je l'écrase sur le bitume comme un abricot pourri, il n'en restera qu’une tache.

Je poursuis ma route.

Qu'adviendra-t-il encore ? Y aura-t-il encore quelque chose pour m'intéresser ? Oui, ça me revient. Je dis : la Mort – et alors je suis pris d’un frisson. L'Infini, j'ai coutume de me dire. Mais ce n'est pas vrai, la Mort n'est pas vraie non plus. Une chose de plus que je me suis inventée contre l'Ennui : un jouet, un hochet auquel j'ai suspendu toutes sortes de rubans, d'écriteaux tels que : Anéantissement, Paix, Infini, Éternité. Il n'y a que deux mots que j'ai évités, c'était : Rien et Ennui. À propos, que signifie Banque Hongroise d'Escompte et de Change ? C’est la même chose que l'Infini.

Un fourgon mortuaire vient en face, un gros bateau noir difforme. Hé cocher, arrêtez ! Je suis fatigué ; mon joujou, l'Idée, m'est tombé des mains. J'ouvre la portière arrière, l'air frais me saisit. Je grimpe dans la cabine arrière. Je fais dégringoler deux cadavres, je me fais de la place, Je pousse un long et énorme bâillement, je ferme les yeux et je m'étire enfin un bon coup, à m'en faire craquer les os. En route !

 

 

Suite du recueil

 



[1] Cette nouvelle est presque identique à la nouvelle intitulée "Dimanche après-midi" dans le recueil "Livre de contes"

[2] La chose en soi