Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
I.
Je parcourais la presse de guerre
à la lumière d’une bougie – la bougie s’est consumée, il n’en est resté qu’un
mince disque translucide au milieu duquel la mèche a encore tenu sa flamme
fière et dressée, quelques minutes – moi seul je savais que bientôt elle allait
s’incliner, s’éteindre – je l’ai prévu tel le médecin qui écoute les
paroles fiévreuses du phtisique qui planifie sa vie et ses projets. L’ombre de
la chaise a couru sur le mur jusqu’au plafond, la mèche a fané, la flamme s’est
ratatinée, a bleui, elle est devenue toute petite – j’ai cru qu’elle allait
expirer et que tout se couvrirait de noir. Mais non – elle a dû trouver quelque
part une goutte supplémentaire dans la bougie mourante, elle a lancé encore une
fois sa flamme fière en grésillant et a
tenu bon pendant un temps ; puis elle s’est flétrie de nouveau, le pétale
jaune a péniblement tenté de s’accrocher dans sa racine desséchée, la
souffrance a duré de longues minutes. Enfin elle a perdu ses forces – la flamme
exsangue s’est rabougrie, elle a fermé son œil : après un dernier élan
difficile, douloureux, il n’en est plus rien resté.
J’ai poussé un lourd soupir – en l’espace
de ces quelques minutes j’ai vécu tout ce que la science nomme ordinairement
"mort naturelle". En observant une bougie qui s’éteint, qui ne pense
jamais à la vie humaine qui s’éteint, à sa propre mort qui devra bien venir un
jour ? – et qui se produira de la même façon, si quelque accident
n’intervient pas. Tôt ou tard – quelle vanité ! – cet instant-là sera
aussi bien réel que celui-ci, quand j’y pense. Et j’ai senti la lourde odeur
des cryptes, l’odeur des chuintantes tentures funèbres, les cierges, les fleurs
– le cimetière et la croix et le fantôme : et tout cela m’a paru à cet
instant aussi inepte, mensonger et antipathique qu’un mauvais tableau ou un
mauvais livre des derniers jours du romantisme.
J’ai toujours pensé que ce culte
triste et hypocrite que l’on appelle "le dernier hommage" ne
s’adresse pas à la mort mais à la peur des vivants devant la mort. Des
corbillards noirs, des couronnes, un défilé funéraire et des chapelles
ardentes, tout cela est destiné à embellir ce qui est le plus haï et le plus
pitoyable de toutes les misères humaines, la disparition muette et inéluctable,
mais en réalité ça ne la rend que plus évidente et plus douloureuse encore.
C’est aux disparus que l’on veut rendre ainsi hommage, mais les étoffes noires
et le drapeau noir honorent plutôt la mort. À quoi ça sert ? Dans la
nature, aucune trace de cérémonie de deuil ; sur les corps tombés dans les
champs poussent des fleurs, là-haut sourit le firmament bleu. Il est certain
qu’un jour nous ne serons plus – mais cela ne doit pas plus nous rendre
tristes, que le fait qu’un jour nous n’étions pas encore. Car ce n’est pas la
mort que nous craignons, nous avons peur de mourir :
ce que nous préférerions éviter, ce n’est pas le repos et la paix, mais la
route qui y mène.
Éviter cette route et les
vivants, avec l’inhumation, la chapelle ardente – on a l’impression que cette
intention humaine fonctionne exactement à rebours. On fait paraître la mort
comme une sorte de nature pitoyable nous aidant de sa main caressante à passer le
cap difficile – alors qu’en réalité c’est une lutte cruelle et âpre que l’on
mène contre nous et non avec nous.
D’autre part, qui a pu déclarer
que périr petit à petit, perdant son sang goutte à goutte sur la croix des
pires souffrances – ce serait une mort "naturelle" ?
II.
Et qu’appelle-t-on "contre
nature" ? La guerre ?
Les écrivains, porte-parole de
l’avis général, voient ce fantôme en des visions épouvantables. Tolstoï, Andreev[1],
Zola décrivent la mort en des horreurs dantesques.
Et toujours bouleversé par leurs
images d’horreurs, je suis brusquement envahi par un souvenir soudain. Nous
nous remémorons des épopées héroïques et des chants de guerre qui glorifient le
combat en une liesse enivrée. Et ces chants-là ont été écrits par des poètes –
ne furent-ils pas poètes, ceux qui ne se laissaient influencer par nulle cause
extérieure, seulement par leurs sentiments et leur foi ?
Évidemment oui. C’était une autre
éducation, une autre idéologie. Eux, ils voyaient en la guerre un grandiose jeu
viril – ils s’y préparaient calmement, à quelque chose qui leur était aussi
naturel que le sont pour nous les maisons et les lois civiles. Ils savaient
toujours trouver des points de vue selon lesquels la guerre n’est plus une
nécessité ni une contrainte, mais l’état le plus normal, l’unique état normal.
Cela nous fait sourire un instant
et d’un saut aisé, expérimenté nous pensons à l’évolution de l’homme – nous
pensons que cette vieille idéologie est simplement imparfaite, et dans une
vision du monde elle ne peut figurer qu’à titre de curiosité. Mais étudions ce
point de plus près, essayons d’établir des coordonnées dans l’espace absolu –
en nous élevant du plan de la société.
Je fais allusion à une
ressemblance frappante, celle que je ressens entre la vie militaire et
l’enfance. Un soldat, durant sa formation, vit la deuxième enfance de sa vie –
on lui apprend à marcher, à jouer avec des armes. On lui ôte son autonomie, de
nouveau ce sont d’autres qui sont responsables pour sa vie, et lui, tel un
enfant, s’abandonne aveuglément à la volonté de ses supérieurs. Comprenons
bien : cela se passe avec un homme qui a déjà subi et achevé une éducation
dans la société civile et il se croyait enfin adulte, or maintenant il consent,
il trouve cela bien et normal.
La formation militaire nous
prépare à une vie nouvelle, inconnue, elle fait de nous des citoyens protégés
de la société, elle nous prépare à une vie absolue
où toute énergie s’exprime sans limite et où nous nous approchons de la
substance originelle de la nature. Face à cette vie crue et plus authentique,
ici, entre les limites des maisons et des rues, nous ne sommes encore que des
enfants, mais eux nous apprennent à être des hommes, de vrais hommes :
parce que la nature l’a voulu ainsi, que l’homme ne soit parfait qu’avec une
arme à la main, et c’est la civilisation qui nous a retiré l’arme de la main,
l’épée que notre ancêtre s’était taillée d’une branche d’arbre, avait sculptée
avant de la coller sur son corps nu et ingrat. Le militarisme nous rend ce que
la civilisation nous a ôté et ce qui jadis était à nous, partie de notre corps
au même titre que les griffes au lion. Nous redevenons donc des enfants, c’est
maintenant que nous devenons des enfants. Nous avons appris à manier notre
troisième bras : l’épée. C’est comme cela que notre éducation devient
parfaite.
III.
Et
alors tout à coup la question apparaît sous un autre jour. Qui y voit encore
des horreurs, la mort, la terreur ? Durant les longues années de la paix
nous nous sommes habitués à prendre le mépris de la mort pour de la passion.
Mais n’y avait-il pas des passionnés parmi nous ? Pensons aux alpinistes
qui vont sans regret jusqu’à se casser le cou parce qu’ils ont décidé de
conquérir un sommet. Pensons au footballeur qui se laisse shooter dans ses
dents et son œil pour mettre un ballon dans une maisonnette couverte d’un filet
alors que cette balle aurait aussi bien pu rester dehors.
Et brusquement s’ouvre une
nouvelle et exaltante perspective :
Je pense au soldat de demain qui
est devenu soldat par conviction, par sport.
La guerre est un sport, son but initial, archaïque ne l’était pas, son
importance s’enrichit de nos jours d’un contenu esthétique – la belle mort devient désormais un sport
pour ceux qui ont depuis longtemps des idées claires sur la valeur de la vie.
Tout le monde se prépare à un concours, tout le monde s’entraîne. L’armée ne
compte que des volontaires : tous des hommes forts, bien nourris. L’uniforme
et l’armement du soldat, bien conçus et bien exécutés, réunissent toutes les
assurances du confort et de la fonctionnalité. De robustes souliers en
caoutchouc que le pied ne sent même pas à l’instar de ceux des gymnastes, des
bras légers et libres, les armes ou les charges se glissent mécaniquement dans
les mains du combattant. Une alimentation abondante et de qualité, des lits
excellents, de belles chambrées, des corps soignés, bien entretenus.
L’éducation intellectuelle s’adapte au programme – elle fait passer le combat
pour des jeux virils et des compétitions. Elle ne punit pas la lâcheté – elle
la méprise seulement et la couvre de ridicule. De toute façon il ne peut pas
être question de lâcheté – sous condition
d’une certaine intensité de la circulation sanguine assurée par une bonne
nourriture et une alimentation correcte, l’homme est courageux et agile par
nature, puisque son courage n’est peut-être rien d’autre que de l’agilité et
des gestes rapides. D’ailleurs l’éducation intellectuelle traite aussi de la
mort qu’elle clame sous cette forme belle et désirable. Et elle traite encore
de la guerre qu’elle conçoit comme un excellent exercice physique. De quoi
s’agit-il en fait ? Il faut occuper un terrain. Quel jeu superbe, quel
assaut ! Hourra ! On y va ! Les poumons se gonflent, les yeux
brillent. Hourra ! Cette terre est à nous, les autres ne peuvent pas nous
tuer parce que c’est nous qui les tuons d’abord, nous sommes les plus forts et
les plus habiles, nous ne nous laissons pas faire. Et si ça arrive quand même –
quelle magnifique chute, quelle pose divine ! Sauter d’un seul coup comme
une bombe – sans agonie, sans peur de la mort, sans tétanie, sans tremblement.
Éclair et foudre – une explosion – peut-il souhaiter plus belle image celui qui
ne connaît pas la peur ? Une belle mort, une mort simple, une mort sans
peur – déjouer l’Inévitable et le Menaçant. Il n’y a plus de cimetière, de
méchant fantôme, de superstition terrifiante, de crypte humide avec des
chandelles et tout le reste qui liait l’idée de la mort au tremblement et à la
terreur. La mort devient un beau rôle élevé et le jouer est chose prestigieuse
digne de fierté. L’éducation militaire prépare donc à la reconnaissance des
beautés de la vie dont la mort n’est qu’une composante et un instant sublime.
Je vois une nouvelle épopée
héroïque et un nouveau romantisme.
Az Újság, le 15
septembre 1914.