Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
I.
Télégramme, le 30 septembre…
…est tombé au champ d’honneur. Je
vous prie de le faire savoir à Margit avec ménagement. Dérangement dans le
courrier du front, les lettres arrivent dans l’ordre avec du retard. Gábor.
II.
Arrivée
début octobre, écrite le 20 septembre.
Margit, douce, belle, lointaine,
Tout est si extraordinaire et si
nouveau ici et le plus fantastique est que d’une certaine façon je me rappelle
quand même tout à travers un doux voile, tout ce qu’il y avait – et me voici
assis en lisière de la forêt et je peux vous parler. Je ne sais pas si je suis
plus lâche que ceux qui sont en train de se délasser autour de moi tout en
parlant de bataille, si je suis plus lâche parce que je rêve et je pense à
d’autres chambres, à une chaise molletonnée où j’étais assis en face de vous et
nous parlions de la solitude de l’homme – nous disions que l’âme n’a ni voix ni
oreille. Les mots que nous comprenons et les mots que nous disons – nous ne les
avons pas inventés, nous les avons appris de l’extérieur et nous les utilisons
comme le couteau et la fourchette – comme des gens cultivés ! La musique
peut-être – avez-vous dit alors ; elle est peut-être le langage que
parlait l’âme archaïque… Une langue dont nous avons oublié les mots et nous en
cherchons quelquefois le sens en frissonnant… Mais non, parce qu’il n’y a
jamais eu de musique à laquelle mon âme n’aurait répondu par un silence.
N’est-il pas bizarre que je pense
à ces choses pendant que nous marchons longuement, en rangs infinis, nous
marchons vers l’avant… Demain nous nous battrons peut-être. Maintenant nous
voyons des charrettes abandonnées et des chevaux tombés. Ma Margit, vous savez
que j’ai toujours été à la recherche de l’harmonie. Ce matin nous avons entendu
des canonnades lointaines et j’ai tout à coup remarqué que j’essayais
involontairement d’arranger les rythmes des canons en une mélodie.
Peut-être un jour, quand je rentrerai
à la maison, je composerai la symphonie de
Margit, écrivez-moi : je
veux voir votre voix. C’est tout ce que je peux espérer de vous – quelques minces
baisers d’encre sur la feuille blanche, et dans l’imagination je dois les
compléter de votre main qui tient la plume. Écrivez-moi, ma chérie, mon amour.
Écrivez pour que je sache et que je croie qu’il existe des villes et des
hommes, qu’il y aura encore quelque chose et que ce n’est pas encore le début
du silence. Écrivez-moi – j’attends et j’écoute, seul entre des centaines de
milliers d’hommes.
Dans
la marge, au crayon :
« Tu entends ce que je
dis ? Tu entends ? Je t’écris. J’ouvre la bouche et je crie fort vers
le ciel : tu es mort, on t’a tué, tu n’existes plus, le
comprends-tu ? À quoi bon que je parle – tu ne l’entends pas, tu es mort,
tu n’es plus – que dois-je répondre à ta lettre ? Mille et mille mots se
bousculent dans mon cœur, que je saurais te répondre – et maintenant tout s’est
étranglé en moi, cela me fait éclater la tête, je n’en peux plus. Sourd que tu
es – cruel, d’où me parles-tu ? »
III.
Arrivée
le 3 Octobre, écrite le 22 septembre.
Margit,
Il fait nuit, la lune éclaire, je
suis assis près du feu de camp et je veille. Les soldats dorment. Seuls les
arbres sont éveillés et m’écoutent en retenant leur respiration. Ce sont de
braves arbres, fidèles, je les aime, ils écoutent ce que je dis et, muets, ils
l’engrangent dans leur cœur, ils ne disputent pas, ne dénient pas. Ils
réfléchissent sur moi et sur mes pensées. Ce sont eux que j’aime, et vous, ma
chère et douce amie.
Pensez-vous encore à moi ?
Eh oui, Mademoiselle, le cœur du vaillant soldat est bien lourd. Pas le jour –
le jour la réalité m’occupe : je suis parfois gai, allègre, enthousiaste.
S’il y a danse, qu’il y ait danse, je me dis. Nous passons par des champs
infinis, nous traversons des rivières. Tous mes nerfs sont occupés par une
attente tendue. Tout n’est qu’une unique obsession : que va-t-il se passer
et comment ? Aujourd’hui nous avons eu un accrochage mineur, nous avons
mis en déroute un détachement de cavalerie, tout s’est fait si vite que je n’ai
guère pu me rendre compte de ce qui s’est passé et de ce qui compte le plus
pour moi, quel effet a sur moi une bataille pour que je sache ce qu’un homme ne
peut expérimenter que dans le feu : suis-je lâche ou courageux ?
Croyez-moi, j’en ai aussi peu l’idée que n’importe quel autre, il faudra du
temps pour y voir clair. Nous vivons de nouveaux temps merveilleux – tout ce
qui jusqu’ici était important pour nous, a été anéanti ; nous devons nous
connaître, de façon plus simple et plus authentique. Je crois que je me
sentirai plus léger ; pour exécuter des choses importantes, je crois qu’il
faut oublier la mort. Que pensez-vous, Margit ? Serai-je courageux ?
Que pensez-vous, caresserez-vous encore mon front de votre main douce et
consolatrice ? Oh, vie, vie, vie !
Dans
la marge, au crayon :
« Tu as été brave et
héroïque et je ne pourrai plus jamais caresser ton front. »
IV.
Arrivée
le 10 Octobre, écrite le 29 septembre.
Margit,
Me croirez-vous… J’ai à peine de
choses à vous raconter. Aujourd’hui j’ai découvert une chose très simple et
pourtant merveilleuse et ça m’a beaucoup soulagé. J’ai découvert que jusqu’ici
j’ai pensé en mots – ma tête était chargée de mots et tout ce qui arrivait à
moi ou autour de moi, je l’observais seulement jusqu’à pouvoir le traduire et
constituer en mots. Mais demain nous allons être confrontés à l’ennemi, Margit.
Je me suis longuement tourmenté sur ce que je veux – est-ce que je veux cela,
qu’est-ce que cela signifie pour moi, que dois-je faire – mais en réponse ne
venaient que des mots : ils s’alignaient, ils tourbillonnaient, ils changeaient
de forme, comme les morceaux de verre brisés d’un kaléidoscope – ils se
heurtaient les uns aux autres comme les pièces d’un jeu d’échecs, ils se
battaient selon la loi des mots, ils s’entre-dévoraient, aucun ne vainquait
l’autre. Puis ça m’a fatigué et alors un grand calme s’en est suivi. Maintenant
je suis frais et fort – je ne peux et je ne veux dire pourquoi. Tout ce que
jusqu’ici j’ai estimé nécessaire et essentiel perd paisiblement son importance.
Je n’ai pas d’autre idée que la Vie – je ne sais pas comment et pourquoi, je
sais seulement qu’elle existe ; dans l’herbe, dans l’arbre et en moi. Je
vois l’éternel animal, on n’a pas besoin d’explication et il n’a pas à
justifier qu’il existe – la réalité et les faits le prouvent. Il réside et
résidera en moi pour toujours – je peux me transformer, je peux perdre ce qui
est parole ou pensée en moi, je resterai toujours entre ses mains. Je sens sa
loi qui est au-dessus de la logique, au-dessus de la justice et au-dessus de la
loi aussi – je sens sa sentence. C’est lui qui a créé l’agneau pour qu’il vive
et se nourrisse d’herbe et d’eau – et c’est lui qui a créé le loup pour qu’il
se nourrisse d’agneau. À travers
eau, herbe, agneau et loup, c’est lui qui conduit l’âme quelque part – je lui prête
ma main, je me laisse conduire. Je suis allongé ici dans l’herbe et de
merveilleux souvenirs de bonheur émergent des profondeurs – des temps
lointains, lointains ; comme si d’une distance incroyable je me remémorais
pour la première fois quelque chose que j’ai oublié – je ne m’en souvenais
plus, à cause des mots et des pensées qui les avaient dissimulés.
Je suis allongé ici dans l’herbe
– et le passé rejaillit brusquement dans le brouillard, un bonheur enivrant –
mais je suis déjà passé par ici ! Mais j’étais déjà couché ici sur cette
bonne terre propre ! Alors je n’avais pas deux bras mais cent, j’en avais
plongé une cinquantaine dans la terre, bien profondément, je m’étais accroché
dans la terre, et j’en avais dressé les autres cinquante vers le ciel, une
frondaison les avait recouverts. J’étais frère de cet arbre, celui-ci qui se
trouve à quelques pas de moi. Comme j’étais bon et pur et heureux alors. Puis
vinrent des temps troublés : j’ai essayé d’être différent, m’arracher de
la terre, marcher, vouloir. J’ai été loup et j’ai été agneau : j’ai percé
des puits dans l’antre de la terre, j’ai tournoyé dans l’eau, j’ai fait pousser
des ailes et je me suis hissé par-dessus la surface de la mer. Mais maintenant
j’en ai assez, la terre m’appelle, la vie m’appelle, elle veut me conduire
quelque part, elle connaît mieux le chemin que moi. Je vais lui céder tout ce
que j’ai. Demain je partirai dans ce champ, et elle, la vie éternelle me
montrera où je dois mettre les pieds. Je déploie mes bras – s’il faut, qu’elle
les utilise comme éclairs, pour briser et broyer. S’il faut, je me recoucherai
sur la terre et je ferai la paix avec elle ; j’ouvre ma poitrine, je
plonge dedans et je parsème le champ de fleurs rouges. Mes pieds poussent des
racines et font des branches – mes deux bras se pétrifient et de nouveau je
m’arrête. La vie est éternelle…
Boum ! Qu’est-ce que
c’était ? ça commence !
Apparemment c’était un obus ! Comme c’est bizarre ! L’arbre qui
n’était qu’à quelques mètres n’est plus – ça a explosé juste à côté. L’arbre a
sauté avec… La danse commence…
… Tiens, c’est bizarre !
L’arbre n’existe plus… Et pendant que je reste assis ici pour achever vite ces
quelques lignes… Des feuilles tombent sur moi… Des feuilles vertes toutes
fraîches… Les feuilles de l’arbre qui n’est plus… Adieu l’arbre…
Dans
la marge, au crayon :
« Adieu ! »
Az Újság, le 2
octobre 1914.