Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Souvenir de Budapest
LE GÉNIE TUTÉLAIRE
Moi je l’ai déjà rencontré il y a vingt
mille ans dans un paysage septentrional étincelant, quand aucun homme ne vivait
encore sur la terre. Le sommet des montagnes était encore rouge du feu du
ventre de la terre, en bas les vallées verdissaient de fougères, des lézards
heureux zigzaguaient dans l’herbe et le dragon tranchait le ciel azur de ses
claquements.
Elle portait une robe bleu délavé sur son
corps maigre, de grosses chaussures aux pieds, des lunettes sur le nez. Dans
son ensemble une apparition relativement peu attirante, mais tout de même une
femme, bien qu’un peu vieille. Qu’elle fût célibataire, je dus le supposer,
puisque aucun homme n’existait encore au monde. J’ai regardé ma montre :
c’était le sixième jour, à trois heures de l’après-midi, la création de l’homme
ne devait plus beaucoup tarder. Mais alors… était-ce déjà Ève, peut-être ?
C’était incroyable, je dus pourtant le supposer.
Je me suis adressé à elle en plusieurs
langues, elle n’a pas répondu. Elle a fini par me comprendre en anglais, c’est
ainsi que nous avons poursuivi la conversation.
- N’est-ce pas à Ève que j’ai
l’honneur ? – ai-je avancé poliment. – Je demande cela parce que selon la
Bible c’est maintenant que votre ère devrait échoir.
Elle a produit une grimace de son nez
osseux et a continué son ouvrage au crochet.
- Non – a-t-elle dit avec mépris – je
suis sa sœur aînée. Ève, ma petite sœur, n’est pas encore née… On dit qu’elle
ne devrait pas tarder.
- Apparemment cela ne vous réjouit
pas.
- Moins je la verrai, mieux je me
porterai. I don’t want her…
- Vous lui en voulez ?
- Ce sera une créature superficielle,
stupide, égoïste. Elle ne se cassera la tête que pour des futilités, des robes,
des fanfreluches. Elle voudra plaire, elle voudra être belle. Elle voudra vivre
bien. Elle voudra être heureuse. Elle voudra semer le bonheur. Fi donc !
- Mais quand même, chère Miss,
réfléchissez, c’est elle qui mettra au monde l’Homme.
Elle fit une moue dédaigneuse.
- Oui, inconsciemment, sans le
vouloir, et non par sacrifice altruiste, mais parce qu’elle croira qu’elle y
trouverait du plaisir, là-dedans comme en tout, puisqu'elle cherchera partout
seulement son propre plaisir, la garce.
- Vous avez des principes sévères,
Miss, mais vous voyez que le mystère de la maternité existe dans toutes les
femmes. Au demeurant, à qui destinez-vous le fichu que vous êtes en train de
crocheter, si ce n’est pas pour un minuscule petit être dont vous n’êtes pas
encore informée, que vous devinez, et que vous voulez aimer ?
Elle m’a toisé de la tête aux pieds.
- Pour qui me prenez-vous ? –
a-t-elle dit dans son indignation virginale. – Je suis une honnête femme. Ce
fichu n’est pas destiné à un nourrisson.
- Ce n’est pas à l’homme à naître que
vous pensez en le préparant ?
- Si, mais ce n’est pas un vêtement.
Ce sera un pansement pour son bras et pour sa jambe.
- Ciel ! Pourquoi ?
- Les dents d’un lion lui couperont le
bras. Un ours lui cassera la jambe. Qui devra le panser si ce n’est moi,
l’altruisme pur et virginal, la main bienfaitrice, le baume tiède, le génie
tutélaire de ceux qui souffrent.
Je l’ai prise en horreur.
- Ciel ! – ai-je dit. – Ne dites
pas des monstruosités. L’Homme n’est même pas né, comment savez-vous qu’il lui
arrivera de telles horreurs ?
- Comment je le sais ? –
s’est-elle indignée dans un grand cri. – Je le sais parce que moi je ne me
tourmente pas pour des futilités, des loisirs, comme vous autres, mais je pense
à ceux qui souffrent, je pense aux larmes qu’il faut essuyer, au sang qu’il
faut étancher, aux membres cassés qu’il faut rajuster, aux oreilles arrachées
qu’il faut recoller, aux ventres ouverts qu’il faut recoudre, aux cervelles
fracassées qu’il faut nettoyer, aux paupières des morts qu’il faut refermer.
Qui doit les essuyer, étancher, rajuster, recoller, recoudre, nettoyer,
refermer, si ce n’est pas moi, l’ange blanc de la bonté et de ceux qui
souffrent, ce que je suis, nom d’un Kyrie Eleison ? Que savez-vous,
vous qui ne pensez qu’à des imbécilités, telles que créer l’homme, faire son
bonheur, que savez-vous ? Savez-vous ce qu’il y aura ici ?
Devinez-vous ce qu’il y aura ? Devinez-vous comment le crocodile mangera votre
tête, le requin vous arrachera les jambes ? Devinez-vous que viendront les
maladies, le sang, ma malédiction, la misère, la peste ? Moi je prévois
tout, je sais tout. Je m’y prépare. Je sais que la Roumanie ne restera pas
neutre, je prépare déjà la charpie pour les soldats roumains, car eux aussi ils
auront besoin de moi. C’est moi qui étancherai leur sang… sang… sang…
- Ciel, - ai-je chuchoté, terrorisé –
ne criez pas si fort, on risquerait de vous entendre.
Effectivement, un lion s’approchait en
paissant de l’herbe. Les cris l’ont arrêté, et il a ouvert de grands yeux
curieux.
- Qu’on m’entende – le génie tutélaire
a continué de crier et elle s’est tournée vers le lion.
- N’ai-je pas raison ? – lui
a-t-elle demandé.
- En quoi, s’il vous plaît ? –
demanda poliment le lion.
- De faire de la charpie pour le fils
de l’homme auquel tu arracheras le bras ?
- Son bras ? – s’est étonné le
lion. – Un bras, peut-on l’arracher ? Écoutez, c’est vraiment intéressant.
Je n’y avais jamais pensé, vous m’avez donné là une bonne idée. Je l’arracherai
volontiers.
Az Újság,
26 octobre 1915.