Frigyes Karinthy : "Nouvelles parues dans la presse"

 

afficher le texte en hongrois

DESPÉRANTO

 

Cher Monsieur Zamenhof,

Je ne peux vous écrire ce que je veux que très brièvement, car il y a une sévère pénurie de papier et le rédacteur en chef m’a averti d’écrire désormais de façon brève et concise quand une idée me vient, de présenter la chute dès le début quand il y en a une, et de l’avouer franchement si je n’en ai pas, sans faire semblant d’en avoir une, tout au long d’une colonne et demie. Cette lettre ne peut donc être que juste un peu plus longue que d’ordinaire dans la mesure où j’ai pu vous dire que nous souffrons d’une pénurie de papier et comme si et donc et c’est pourquoi.

J’apprends ces temps-ci la langue espéranto que vous avez construite. Le but noble et merveilleux de cette langue serait de ne pas séparer les peuples les uns des autres par la muraille de Chine de la diversité linguistique ; pour que Hongrois, Allemand, Anglais ou Français se comprennent à l’aide d’une langue artificielle expérimentale, simplifiée par la logique de la raison. Cette langue n’a pas été assemblée par l’instinct populaire ignorant, elle n’est pas pleine de survivances, d’idiotismes, truffée des signes obstinés de partialités nationales, mais par la Raison Absolue qui ne connaît que l’homme et la pensée humaine, et qui ne fait pas de différence entre nous selon les instincts, les inclinations, les sentiments vils. Dans cette langue tous les substantifs se terminent par un « o », tous les adjectifs par un « a », tous les adverbes par un « e » et tous les verbes par un « s » dans toutes les personnes et tous les temps du verbe. Quelques heures peuvent suffire pour apprendre cette langue, et ceux qui l’ont apprise tout autour de notre planète constituent une unique nation : celle de la compréhension, du travail commun et de la pensée commune.

Chera Zamenhofo, moi n’est-ce pas je sais que vouo êtes morta depuis déjàe de nombreusa annéeo, et par conséquent vouo ne pouvès savoir à quela pointo as avancé le culto de votre œuvro. Permettez-moi donc de vous expliquer, jusqu’où a évolué depuis votre temps la question de la langue artificielle internationale, et sur quelle nouvelle évolution nous pouvons compter dans l’avenir.

Avant tout je vous apprends que l’espéranto tel que vous l’avez construit, dans sa forme d’origine est dépassé depuis longtemps et il a été largement perfectionné.

Ces derniers temps, surtout ces dernières années, le contact entre les peuples a pris un énorme élan, et il se complexifie avec une hâte fiévreuse telle que les quelques heures nécessaires pour l’apprentissage d’une langue internationale paraîtraient vraiment un pur gaspillage de temps.

Le nouveau langage international – pour le distinguer appelons-le despéranto – a énormément simplifié les formules à l’aide desquelles nous pouvons communiquer nos pensées à nos semblables de langues différentes. Quel est l’avantage de terminer tous les adjectifs par un « a » si on est obligé d’apprendre les adjectifs un à un ? Dans le nouveau langage international nous avons éliminé simplement tous les adjectifs. De l’espéranto nous avons gardé le principe de terminer les substantifs par un « o » ; or les substantifs ne doivent pas seulement se terminer mais aussi commencer de façon uniforme, par la syllabe boum ! Une partie commence le substantif par le boum et l’autre partie le termine par le « o ». Généralement les phrases contiennent un seul mot. Un contact international commence ordinairement par cette phrase : « Pouf ! », si ce n’est pas compris, alors il convient d’ajouter « boumboum », puis « fiou, fiou », et si la conversation devient plus animée, on ajoute aussi « bouiouiou, hurrah ! » ce à quoi l’interrogé répondra par les mêmes. L’accent se met généralement sur la fin, les interjections sont fréquentes. Si je souhaite formuler un avis sur un prochain d’une autre patrie, je dispose pour le faire du mot « piff », et lui, me fera savoir par le mot « niek » qu’il a pris note de mon opinion.

La grammaire de ce langage est très simple. Le sujet est toujours homo, le prédicat est mortis, l’usage des signaux lumineux est déconseillé car on risquerait, si on vous surprend, d’être pendu, l’objet est fabriqué d’une matière solide, et le déterminant est la personne qui sait bien s’en servir.

Cher Monsieur Zamenhof, j’ai le plaisir de vous faire savoir que grâce à la grande popularité du despéranto, les nations commencent à se comprendre, et votre rêve s’approche de sa réalisation.